Nguyen Duc sortit sur le pas de la porte et examina le ciel. Le temps était vraiment superbe, et il se dit qu'une petite promenade dans le quartier ne manquerait pas d'agrément. Bien sûr, on était aux alentours de dix-neuf heures, et il s'était donné pour règle de fermer son magasin à vingt heures. Mais aucun client ne s'était montré de la journée, et il était peu probable que celà dût changer au cours de la dernière heure. Pourquoi alors ne pas profiter du beau temps pour aller, sans se presser, faire ce petit tour du côté de Saint-Hippolyte qu'il projetait depuis deux jours ?
Il hésita encore quelques secondes (toujours la peur de rater une vente intéressante), mais le démon de la curiosité l'emporta. Il ferma la boutique, baissa le rideau de fer et, d'un pas tranquille, s'engagea dans la rue Baudricourt. Il passa devant l'immeuble où avait été retrouvé le cadavre aux joyaux. Seule la présence d'un agent de police, faisant les cent pas sur le trottoir, rappelait qu'un drame sanglant s'était déroulé là peu de temps auparavant.
Il poursuivit son chemin jusqu'à l'avenue de Choisy, qu'il redescendit sur trois cents mètres, et grimpa les marches de l'église Saint-Hippolyte. Il remonta lentement en direction du choeur, par l'allée centrale, et s'installa sur l'une des chaises, à peu près à mi-chemin de l'autel.
L'église ne contenait qu'une vingtaine de fidèles, en majorité des femmes asiatiques âgées. Des hommes aussi, peu nombreux.
Il ne leur prêta pas attention. Curieusement, il ne s'expliquait plus très bien quel mouvement l'avait poussé vers cette église qui lui était familière. Pourquoi avait-il éprouvé le besoin d'y venir aujourd'hui? Pour y chercher quoi? Un rapport avec l'« affaire»? Il s'était peut-être passé quelque chose dans cette église, puisque Mattei y avait fait allusion. Et que les marches spécialement raides qui y conduisaient apparaissaient clairement sur la photo prise par Godard. Mais c'était des indices bien légers... Cela ne faisait pas une certitude. Et même si, malgré tout, c'était le cas, quelle sorte de confirmation pouvait-il espérer trouver aujourd'hui dans ce lieu ? C'était absurde.
Et d'ailleurs, en quoi cela le concernait-il ? Était-ce pour la satisfaction puérile de découvrir par lui-même ce que Mattei n'avait pas jugé utile de lui confier qu'il se mettait ainsi à jouer les détectives amateurs? Il se gourmanda : « Nguyen Duc, mon ami, ta curiosité te perdra... Oublie l'énigme Godard et le mystère des pierres précieuses. Laisse donc au professionnel Mattei le soin de se colleter avec cette ténébreuse affaire. »
Il se dit qu'il ferait mieux de rentrer chez lui et de se replonger dans les heurs et malheurs de l'empire soviétique. Il se leva et, avant de se résoudre à partir, fit des yeux le tour de l'église, observant les choses et les gens, comme pour bien se persuader qu'elle n'avait décidément rien à lui apprendre.
Et brusquement il se laissa retomber sur son siège.
Ses yeux venaient d'accrocher l'homme seul, assis à l'extrémité d'une rangée de chaises, à gauche, à trois rangs devant lui. Un homme dont le physique tranchait avec celui des autres fidèles du lieu. Corps plus râblé. Teint plus sombre. L'homme de la photo prise par Godard.
Duc éprouva une sorte de contentement vaniteux. Ses intuitions ne l'avaient pas trompé. L'église Saint-Hippolyte représentait bien une pièce du puzzle. Il constata du même coup que l'histoire de l'URSS perdait provisoirement tout attrait pour lui.
Il décida de rester là où il était et d'attendre la suite des événements.