Mattei, suivi de trois inspecteurs, fit irruption
dans la discothèque, à peu près vide à cette heure. Il traversa la
grande salle, alla directement au bar et exhiba carte de police et
commission rogatoire, pendant que l'un des adjoints passait
derrière et venait se placer à hauteur du barman.
« On garde son calme. On se montre coopératif. Et
tout ira bien », conseilla Mattei.
Dans le visage bouffi, les petits yeux du barman
étincelèrent de fureur.
« C'est vous qui étiez ici hier soir, fumier de
flic ! »
Mattei resta impavide.
« Un bon point pour vous : vous êtes
physionomiste. Dans les activités qui paraissent être les vôtres,
c'est très certainement un don précieux. En revanche, je déplore que vous soyez si grossier, ce qui peut
compromettre la bonne qualité de nos relations. Alors, pour ne plus
me faire de la peine, vous allez gentiment, sans un mot et sans
geste intempestif, nous conduire à l'appartement situé à l'étage et
que nous brûlons du désir de visiter.
— Il n'y a personne.
— Nous nous passerons de comité d'accueil. Votre
gracieuse présence nous suffira. Et il faudra que vous nous ouvriez
les portes. Toutes les portes.
— Je n'ai pas les clés.
— Comme c'est fâcheux ! Nous allons être obligés
de faire sauter les serrures... Mais mon petit doigt me dit qu'en
cherchant bien vous allez trouver un double quelque part. »
Le regard du barman se fit de plus en plus
meurtrier. Il tendit la main vers un tiroir sous le bar, un geste
que l'inspecteur placé à côté de lui ne lui laissa pas le loisir
d'achever. Il ouvrit lui-même le tiroir, en examina le contenu et
sortit un trousseau de clés qu'il agita devant le nez du barman.
D'un geste violent, celui-ci le lui arracha des mains, puis gronda
:
— Vous devez être présent lors de la perquisition.
C'est la loi. Mais la loi me laisse aussi la possibilité de vous
substituer deux témoins. Il me suffira de les réquisitionner parmi
les soiffards qui se les roulent à votre bar. Croyez-moi, je
n'aurai pas de mal à trouver des amateurs ! Si vous préférez cette
solution, vous pourrez redescendre immédiatement après nous avoir
ouvert les portes, et reprendre votre travail, comme si de rien
n'était, mais sous la surveillance d'un de mes inspecteurs.
Choisissez.
— Je viens avec vous. Mais vous perdez votre
temps. Il n'y a rien qui vous intéresse là-dedans.
— C'est ce que nous allons vérifier. Passez
devant. Nous vous suivons. »
L'appartement était composé de trois pièces. Dans
la première, la plus vaste, ils trouvèrent une batterie complète
d'instruments informatiques, plusieurs ordinateurs, poste de
télécopie, photocopieuses, et deux téléphones posés sur un vaste
bureau comportant de nombreux tiroirs.
La deuxième contenait trois bureaux, chacun pourvu
d'un ordinateur et d'un téléphone.
« Qui couche ici ?
— Moi... C'est ma chambre.
— Vous occupez tout l'appartement ? »
Le Chinois haussa les épaules.
« Bien sûr que non ! Les deux autres pièces sont
les bureaux de la société.
— La société ?
—La société propriétaire de la discothèque.
— Et pour faire marcher une discothèque cette
société a besoin de six ordinateurs, de cinq téléphones, d'une
télécopie, et de trois photocopieuses ?
— Elle fait d'autres affaires.
— Quelle genre d'affaires ?
— Des affaires... Je ne sais pas lesquelles. Je ne
suis que le barman ici. »
« Tu parles, pensa Mattei, le chien de garde,
oui... » Il demanda tout haut :
« Et en dehors de ces trois pièces, rien d'autre
?
—Une petite salle de douche et une kitchenette.
»
Ils revinrent dans la pièce principale, Mattei
ouvrit les tiroirs du bureau. Ils étaient vides. Il fit le tour de
la pièce.
Il désignait une porte fermée. Il ne l'avait pas
repérée tout de suite, parce qu'elle était dissimulée par un repli
de la tapisserie.
« Un débarras.
— Vous avez la clé ? »
Le Chinois prit un air excédé et ouvrit lentement
la porte.
Mattei entrevit des caisses vides et beaucoup de
poussière.
« Vous pourriez allumer ?
— Il n'y a pas l'électricité. »
Mattei prit une lampe de poche et en promena le
faisceau tout autour du réduit. Il l'arrêta sur un objet sombre
derrière une des caisses. Il le ramassa. C'était un couvre-objectif
d'appareil photo.
« C'est à vous ?
— Non, je ne l'ai jamais vu. C'est peut-être à
l'un des employés. »
Mattei hocha la tête, le regard soudain
durci.
« Peu soigneux, ces employés, pour laisser traîner
un truc comme ça dans un débarras. Vous ne croyez pas ? »
Il tendit l'objet à l'un des inspecteurs.
« Garde-le et inscris-le sur ton
procès-verbal de saisie. C'est tout ce qui
m'intéresse pour le moment. »
Ils redescendirent au rez-de-chaussée. Mattei
envoya l'un des inspecteurs visiter le sous-sol. Le policier revint
au bout de quelques minutes.
« Rien que des toilettes, un téléphone à carte et
un placard à balais. »
L'inspecteur établit rapidement le procès-verbal
et le fit signer par le barman. Celui-ci reprit sa place derrière
son comptoir, suant la rage par tous les pores de son visage
empâté.
« Vous voyez, dit Mattei, qu'on finit toujours par
s'entendre entre gens de bonne volonté. J'ai pris beaucoup de
plaisir à votre compagnie, monsieur le barman, un plaisir si grand
que je sens que je vais revenir vous voir très, très, très
bientôt... »
« Alors ? demanda Morturier.
— Pas de Godard. Mais j'ai trouvé ça, et je veux
bien être pendu si ça ne fait pas partie de sa panoplie de
photographe.
— Bon... Envoie-ce machin au labo, et qu'ils
voient si ça dit quelque chose. »
« Le nombre des appareils informatiques suppose
une grande activité. Or il n'y avait personne...
— Le ratage de l'affaire Khmers rouges a dû les
inciter à la prudence. Ils doivent avoir préféré se mettre en
sommeil jusqu'à ce que les choses se tassent. Il est clair qu'on a
affaire à une officine de trafics louches et probablement de
blanchiment d'argent sale. Il va falloir que les financiers
s'occupent d'eux, et sérieusement. Mais auparavant il faudra qu'ils
me rendent des comptes pour Godard.
— J'ai demandé aux fichiers de nous préparer tout
ce qu'ils ont sur eux. Et surtout sur le boss qui pilote
l'ensemble. »
Morturier éteignit sa cigarette et se leva.
« Maintenant, il est temps d'aller voir du côté de
ces messieurs de Vitry-sur-Seine.
— Je viens avec vous, patron ?
— Non, mon petit, tu ne viens pas avec moi ! J'ai
un autre boulot pour toi. »
Mattei tomba des nues.
« Un autre boulot ?
— Oui, et particulièrement délicat. »
Il regarda sa montre.
« Et il va même falloir que
tu t'y mettes tout de suite. Voilà ce que tu vas faire. Tu vas
prendre deux gars avec toi et aller te poster discrètement
boulevard Saint-Jacques, à proximité de l'entreprise de composants
électroniques où travaille Stéphanie, la mignonne de belle allure.
Tu la files sans la lâcher,, où qu'elle aille, jusqu'à ce qu'elle
se décide à rentrer chez elle. Alors tu l'alpagues devant sa porte,
tu montes avec elle et tu passes son appartement au peigne fin...
Et n'aie pas peur de retourner les tiroirs et de regarder sous les
lits... Fonce là-bas. On se retrouvera ici après accomplissement de
nos missions respectives. » .
Mattei resta bouche-bée.
Morturier avait déjà mis la main sur son
téléphone, et demandait au juge Devaucelles de délivrer une
commission rogatoire au nom de Stéphanie Girardin.