Samedi
« Une belle prise, monsieur le commissaire, mais plutôt inattendue. Lorsque vous m'avez dit hier, au téléphone, que vous aviez de sérieuses raisons de penser que cette jeune femme était liée à l'affaire, je vous avoue avoir été légèrement surpris. Vous m'aviez certes tenu régulièrement informé de l'état d'avancement de l'enquête, et hier en particulier, où les choses s'étaient accélérées, avec les révélations de monsieur Youkphan sur l'affaire des Khmers rouges. Mais cette femme n'apparaissait qu'à peine dans vos comptes rendus et j'étais à cent lieues d'imaginer que les choses prendraient brusquement pareille tournure... »

Derrière son bureau, le juge Devaucelles, blond et massif, posait sur Morturier un regard de myope derrière des lunettes aux verres épais et à la lourde monture. Autour du commissaire étaient assis Mattei, Godard, Sarun et Youkphan. Dans une autre salle se trouvait Stéphanie Girardin, gardée par deux policiers. Les deux Khmers rouges avaient été conduits dans une troisième salle, sous une surveillance semblable.
« En réalité, tout s'est joué dans la journée d'hier, dit Morturier. »
Il mourait d'envie de fumer, mais l'absence de cendrier dans le bureau du juge rendait l'entreprise impraticable. Il pesta intérieurement contre les non-fumeurs fanatiques. Le juge était apparemment de ceux-là... Il continua :
« Parce que, pendant trois jours, nous avons navigué dans une obscurité totale. C'était, il faut bien dire, une drôle d'affaire ! Un cadavre impossible à identifier, un policier disparaissant inexplicablement après s'être débarrassé d'un rouleau de pellicule, un journaliste au comportement bizarre s'évaporant de chez lui en laissant sa porte ouverte, un deuxième cadavre mystérieux dans un appartement vide, mais avec en poche une liste de pierres précieuses rédigée en chinois... Pas facile de relier entre eux des éléments aussi disparates ! Le seul commencement de piste dont nous disposions était ce rouleau de pellicule pris par Godard et remis par lui à l'antiquaire Nguyen Duc.
— Un homme dont la collaboration occasionnelle vous fut bien utile, m'avez-vous dit ? interrompit le juge.
— Déterminante... Notre tâche se compliquait du fait de l'environnement, un milieu asiatique très difficile à pénétrer... Grâce à cet homme, à son intelligence, à son esprit d'observation et à sa curiosité foncière, nous avons pu retrouver la trace de Youkphan et connaître l'existence de la filière Khmers rouges.
— C'était une avancée considérable pour votre enquête...
— Tout à fait considérable, dans la mesure où elle nous permettait désormais d'envisager des hypothèses, dont l'une à première vue paraissait la plus solide : puisque le cadavre déposé devant chez Sarun était celui de Didot, puisque celui trouvé dans l'appartement de la rue Baudricourt était celui du passeur, puisque les pierres avaient disparu, la conclusion venait tout naturellement à l'esprit : Didot, homme du double jeu, donc pas entièrement crédible, avait tué le passeur pour s'emparer des pierres, et les Khmers rouges l'avaient liquidé pour cela !
— Une hypothèse qui paraissait effectivement envisageable...
— Mais ça laissait bien des points dans l'obscurité : pourquoi le cadavre de Didot avait-il été déposé devant l'appartement de Sarun ? Pourquoi celui-ci avait-il été enlevé deux jours plus tard ?
— Ne m'avez-vous pas dit que le corps de Didot portait des traces de torture ?
— C'est exact.
— L'explication ne pourrait-elle pas être alors que Didot, sous la torture, aurait raconté qu'il les avait confiées à son demi-frère...
— Et qu'il l'aurait fait pour échapper à la torture... Et dans l'espoir de les récupérer un jour, là où il les avait réellement cachées... C'est une possible que je n'ai pas manqué d'examiner. Mais elle ne répondait pas à toutes les interrogations. »
La voix de Sarun, un peu trop aiguë, s'éleva :
« En tout cas, ils étaient persuadés que j'étais en possession des pierres. Ils ne cessaient de me les demander... »
Le commissaire se tourna vers lui.
« Monsieur Sarun, une chose est acquise : les Khmers rouges n'avaient pas les pierres, la suite l'a amplement démontré. Et ils étaient persuadés qu'elles étaient en votre possession. Nous sommes entièrement d'accord sur ce point. Ce que j'aimerais que vous m'expliquiez, c'est pourquoi ils ont éprouvé le besoin de venir déposer le corps de Didot devant votre porte...
— Mais c'était un avertissement, je vous l'ai dit ! Un avertissement très clair !
— Très clair ? Vraiment ? Mais de quoi auraient-ils voulu vous avertir ? D'avoir à vous préparer à leur livrer les pierres dès qu'ils seraient décidés à se manifester ? Histoire de vous laisser le temps de prendre la poudre d'escampette avec le fabuleux magot, pour aller mener la belle vie en Amérique du Sud ? »
Il se retourna vers le juge.
« Comment les Khmers rouges auraient-ils pu agir ainsi ? Lancer un avertissement le dimanche soir puis attendre deux jours avant de venir enlever leur victime ! Qui aurait l'idée de faire une chose pareille ? Alors qu'ils n'avaient qu'à flanquer le corps de Didot dans un terrain vague et kidnapper Sarun dès ce même dimanche soir pour le soumettre sans attendre à la torture... »
Il s'adressa de nouveau à Sarun.
« Au fait... Puisque nous parlons de torture... Vous nous avez expliqué que vos geôliers avaient essayé de vous arracher des aveux en vous forçant à avaler une mixture détestable. C'est bien ça ?
— Oui, une mixture horrible !
— Ont-ils usé d'autres sévices ? »
Sarun lui jeta un regard interrogateur.
« D'autres sévices ?
— Pas de courant électrique, pas de brûlures de cigarette sur le corps ?
— Non, seulement la mixture, à trois reprises. »
Morturier se tourna vers Mattei.
« Que disait le rapport d'autopsie de Didot ?
— Qu'il portait des traces de brûlures de cigarette sur tout le corps, patron.
— Ce qui tendrait à prouver que les Khmers rouges auraient employé des méthodes différentes pour Didot et pour Sarun. Possible... Mais je ne vois pas clairement pourquoi... Le système utilisé pour Sarun, dit système des bonzes, paraît être, au dire même de Sarun confirmé par Youkphan, d'une redoutable efficacité. Il flanque à la victime une espèce de super-mal de mer qui la transforme en une loque prête à tous les aveux... Pourquoi dans ces conditions utiliser la cigarette ? »
Le juge, qui avait, tout au long de la discussion, griffonné des notes sur son bloc, se redressa dans son fauteuil.
« Alors, commissaire, la conclusion de cette analyse ?
— Je crois qu'on peut la résumer ainsi : s'il ne fait pas de doute que les Khmers rouges sont bien ceux qui sont venus enlever Sarun dans la nuit du mardi, il me paraît tout aussi évident qu'ils n'ont rien à voir avec la mise en scène macabre du dimanche précédent ; ce ne peut être eux qui ont déposé le corps de Didot devant la porte de Sarun ! »
Le juge hocha la tête :
« Brillante démonstration jusque-là, commissaire. Mais alors qui l'a fait ?
— Je crois qu'il convient, pour répondre à cette question, d'avoir recours au bon vieil adage : à qui profite le crime ? Le trésor que constitue l'énorme quantité de pierres précieuses en jeu n'est-il pas une tentation à laquelle peu de gens sont capables de résister ? Et encore moins des gens aussi douteux que le gangster auquel le malheureux Didot s'était adressé pour l'écoulement des pierres ? Comment le projet de s'emparer purement et simplement des pierres — au lieu de ne retirer de l'opération qu'un simple pourcentage — n'aurait-il pas presque automatiquement germé dans la cervelle de gens de cette espèce ?
— Vous parlez du patron de la discothèque ?
— J'ai fait enquêter. C'est un Chinois, dont le nom est Chen Gi, venu de Hongkong voilà quelques années et fortement suspect de trafics en tout genre. Probablement lié aux triades, la version chinoise de la Mafia.
— Vous l'avez interpellé ?
— Il a disparu. Des instructions ont été envoyées à tous les points de sortie du territoire pour tâcher de l'intercepter...
— Très bien. En cherchant à s'enfuir, Chen Gi prouve sa culpabilité. Crime, vol, association de malfaiteurs, les motifs de l'inculper ne manqueront pas si on l'arrête. Une canaille, avec un cerveau bien organisé. »
Morturier approuva de la tête.
« Sans aucun doute, monsieur le juge... »
Il resta silencieux quelques secondes.
« Mais dans cette affaire, Chen Gi a disposé du concours d'un autre cerveau tout aussi bien organisé : celui de Stéphanie Girardin. »