« Les Khmers rouges. Ceux qui ont perpétré le génocide du peuple cambodgien », dit Morturier.
Nguyen Duc hocha la tête.
« L'idéologie la plus meurtrière qu'ait jamais connue le Sud-Est asiatique.
— Mais je croyais qu'ils avaient été liquidés, dit Mattei.
— Oh non! Pas tous... Quand ils furent chassés du pouvoir, après avoir, pendant trois ans, sous le prétexte de créer un homme nouveau, massacré deux millions d'êtres humains, ils se réfugièrent sur la frontière dans des lieux difficilement accessibles, où ils organisèrent la résistance contre le nouveau régime. Cela dura des années, pendant lesquelles ils ne cessèrent de s'affaiblir. Mais ils tiennent encore quelques points sur la frontière, dans des endroits protégés par la jungle où les forces régulières n'ont guère envie de s'aventurer. Certains d'entre eux restent animés de la même folie fanatique et n'ont pas renoncé à reconquérir le pouvoir. D'autres cherchent surtout à changer de vie... Pour les uns et les autres, l'argent est nécessaire, et le trafic de pierres précieuses leur fournit en l'occurrence un énorme revenu. »
Nguyen Duc ramassa sa carte et la rangea dans sa serviette.
« Je pense vous avoir apporté tout le concours dont j'étais capable. Le reste dépasse ma compétence. Bien entendu, je demeure à votre disposition si vous avez besoin de renseignements sur des points de détail. Mais je crois que désormais mon rôle de détective amateur est terminé. Vous seuls êtes en mesure de mener cette affaire à son terme. Je ne doute pas que vous y arriviez rapidement. Il le faut. Mais soyez vigilants. À moins que je ne me sois complètement trompé dans mon raisonnement, les gens à qui vous avez affaire sont des assassins de l'espèce la plus sanguinaire... »


« Vous avez remarqué, patron, dit Mattei lorsque l'antiquaire se fut retiré. Duc a employé la même expression que Youkphan : "assassins de l'espèce la plus sanguinaire".
— J'ai remarqué... Et ça me tord les tripes quand je pense à Godard. Mais plus ça va et plus je crois que Youkphan n'est pas du côté des tueurs. Reste à savoir quel rôle il joue dans toute cette affaire...
— Si vous voulez mon avis, patron, j'ai comme une idée qu'on ne va pas tarder à entendre parler de lui. »

Il leur fallut attendre jusqu'au milieu de l'après-midi. Lorsque le téléphone de bureau sonna, Mattei eut l'intuition que Face-Brune était à l'autre bout.
« J'ai réfléchi. Je pense que Sarun court un grand danger. Je suis prêt à en parler avec vous. Mais je préfère ne pas venir quai des Orfèvres.
— Nous pourrions nous retrouver chez moi? »
Youkphan marqua une hésitation de quelques secondes avant de répondre.
« D'accord. Mais seulement vous et moi.
— Et aussi le commissaire Morturier. L'enquête, c'est lui qui la dirige. En dehors de nous trois, il n'y aura personne. Je vous le garantis. Pouvez-vous être là dans une demi-heure ? »
Mattei donna l'adresse et l'autre raccrocha aussitôt. L'inspecteur se précipita chez Morturier.
« Ça y est, patron. Il est prêt à venir à confesse, mais pas ici. J'espère que vous ne verrez pas d'inconvénient à pousser jusqu'à mon appartement. Il y règne un bordel inimaginable, mais Face-Brune s'y sentira peut-être plus à l'aise qu'ici pour les confidences... »
L'inspecteur habitait un deux pièces, rue des Chanoinesses, derrière Notre-Dame, non loin des bureaux de la PJ. Charmant, bien qu'il donnât l'impression de n'avoir jamais été rangé. D'un revers de main, Mattei débarrassa une table basse des bouquins qui l'encombraient, et transporta dans la chambre voisine une pile de vêtements accumulés sur le canapé.
Ils étaient là depuis quelques minutes lorsque le Cambodgien arriva. Il entra dans la pièce, le visage inexpressif, totalement indifférent au décor qui l'entourait.
« Avez-vous eu l'impression d'être suivi ? demanda Morturier.
— Je pense que non. J'ai commandé un taxi par téléphone devant l'entreprise où je travaille, et j'ai sauté dedans très vite. Si quelqu'un me surveillait, il n'aura sûrement pas eu le temps de réagir. Mais peut-être ne me surveillait-on pas.
— Qui pourrait vous surveiller ? » demanda Morturier.
Youkphan laissa passer un long moment avant de répondre.
« Les mêmes qui mettent la vie de Sarun en danger.
— Les Khmers rouges ? »
Le Cambodgien lança au commissaire un regard scrutateur puis haussa les épaules.
« Êtes-vous un Khmer rouge, monsieur Youkphan ? » demanda Morturier d'une voix lente.
Le Cambodgien demeura un moment figé sur son canapé, aussi immobile qu'un bouddha de pierre dans une pagode. Puis il sortit de la poche intérieure de sa veste une carte qu'il tendit au commissaire.
« Je suis un agent du ministère de l'Intérieur du gouvernement cambodgien. »
Morturier lut la carte, rédigée en deux langues, avant de la rendre à son propriétaire.
« Pourquoi ne pas me l'avoir dit ce matin ?
— Nous espérions avancer dans la connaissance de l'affaire avant de demander officiellement votre concours. Car il était prévu expressément que le gouvernement français serait entièrement informé dès que notre enquête aurait débouché sur des preuves tangibles. Mais il y a eu crime... J'ai failli vous dévoiler mon identité ce matin quand vous m'avez appris la disparition de Sarun, mais j'avais besoin de réfléchir...
— Tout ça contrevient aux règles généralement admises sur l'action des polices en pays étranger.
— Je le sais... Mais je ne pouvais pas faire autrement. Les Khmers rouges sont dangereux. Je courais des risques considérables.
— Et Sarun courait les mêmes risques ?
— Jusqu'à l'affaire du cadavre devant sa porte, il y a trois jours, j'aurais juré que non... Sarun n'avait, à aucun moment, eu de relations avec eux, et nous avions pris tant de précautions... Je ne comprends pas comment il s'est soudain trouvé mêlé à cette affaire. Pourquoi ce cadavre devant sa porte. Pourquoi lui.
— Mais l'affaire du cadavre n'a peut-être rien à voir avec les Khmers rouges ? » intervint Mattei.
Youkphan tourna la tête vers lui.
« Détrompez-vous, monsieur. Le cadavre trouvé devant la porte de Sarun était celui d'un homme qui travaillait pour eux... »
— Vous voulez dire que lui aussi était un Khmer rouge ?
— Je dis seulement qu'il était censé agir pour leur compte. Eux, du moins, le croyaient. En réalité, il travaillait avec moi...
— Et avec Sarun ?
— Je vous le répète, Sarun ne participait en aucune manière à l'opération. Pas encore, du moins.
— Pas encore ?
— Sarun devait contribuer à la toute dernière phase de l'opération. La phase médiatique. La révélation au grand jour de toute l'affaire... »
Morturier secoua la tête.
« Je crois, monsieur Youkphan, que nous gagnerions beaucoup de temps si vous nous exposiez la genèse de cette affaire, depuis le début.
— C'est mon avis aussi. Et je vais le faire, comme je l'aurais fait plus tard, si les choses n'avaient pas pris ce tour dramatique. Mais il faut bien vous dire que le mystère reste entier autour du cadavre de l'appartement de Sarun, de la disparition de celui-ci...
— ... et du cadavre de la rue Baudricourt et de la disparition de Godard, coupa Morturier.
— Godard ?
— Un de nos hommes, dont je vous ai montré la photo ce matin. Disparu aussi, lundi soir, quelque part du côté de la rue Baudricourt. Ça ne vous dit toujours rien ? »
Youkphan secoua la tête.
« Oui, je l'ai vu, je le reconnais. Je vous dirai tout à l'heure dans quelles circonstances. Mais j'ignorais qu'il s'agissait d'un policier, n'ayant aucune raison de penser que la police pouvait me surveiller. »
Morturier expliqua que la découverte du cadavre de la rue Cadet les avait amenés à s'intéresser aux faits et gestes de Sarun, et comment Godard, qui avait été chargé de la filature, avait été témoin de la rencontre de Saint-Hippolyte.
« Simple routine, conclut le commissaire. Mais Godard n'a plus donné signe de vie.
— Je ne sais pas ce qui lui est arrivé. »
Morturier serra les dents.
— Moi, je le retrouverai. Mort ou vif. Et pour ceux qui sont responsables de sa disparition, il vaudra mieux que ce soit vif ! »
Il respira un bon coup, puis alluma une cigarette.
« Bon. Reprenons les choses depuis le début. Nous vous écoutons.
— Au centre de cette affaire, il y a effectivement les Khmers rouges, comme vous paraissez en avoir acquis la certitude, sans que je m'explique clairement comment. »
Morturier eut un léger sourire.
«Déduction de spécialiste particulièrement doué », dit-il.
Youkphan reprit:
« Tout a commencé voilà un peu plus d'un an, lorsque le gouvernement cambodgien reçut un renseignement inquiétant : des responsables khmers rouges de haut niveau, menacés de poursuites pour crimes contre l'humanité, projetaient d'organiser une filière qui, à travers la Thaïlande, leur permettrait de quitter leurs repaires de la frontière pour échapper au châtiment et aller se refaire, sous de fausses identités, une nouvelle vie ailleurs. Un projet calqué, en quelque sorte, sur le modèle de ce que firent, après la Seconde Guerre mondiale, un certain nombre de dignitaires nazis. Ce projet supposant beaucoup de capitaux, la filière se doublait d'un trafic de pierres précieuses en provenance des filons inépuisables de la région de Pailin, dont ils avaient le contrôle. Selon nos renseignements, leur but était d'installer une sorte de tête de pont à Paris, d'où ils pourraient se disperser par la suite et disparaître à travers le monde.
— Pourquoi Paris?
— Parce que ces chefs khmers rouges ont pour la plupart été formés en France, qu'ils parlent tous le français, et que les choses ne pouvaient que leur être beaucoup plus faciles en France qu'ailleurs. De plus, l'immigration cambodgienne étant particulièrement abondante ici, ils pouvaient plus facilement se fondre dans la masse et passer inaperçu.
« Les renseignements provenaient d'un ancien Khmer rouge, travaillant secrètement pour le gouvernement cambodgien tout en feignant d'espionner celui-ci pour le compte des gens de Pailin. Il avait réussi à persuader ces derniers qu'il pouvait leur apporter une aide importante en assurant, grâce à des relations qu'il avait dans les milieux chinois de Paris, la liquidation des pierres précieuses. Cet homme était un métis et s'appelait Didot.
— Un métis ? intervint Mattei. Je croyais qu'il n'y avait jamais eu de métis parmi les Khmers rouges !
— Son cas était un peu particulier. Il les avait rejoints très jeune, à seize ou dix-sept ans, alors que leur mouvement était encore dans la clandestinité, et, parce qu'il avait participé activement à la guérilla, ils l'avaient définitivement accepté comme l'un des leurs. Quand ils avaient conquis le pouvoir, le tour génocidaire qu'avait pris aussitôt leur régime lui avait fait prendre conscience de l'erreur qu'il avait commise. Mais se rebeller revenait à signer son propre arrêt de mort. Il s'arrangea pour rester dans l'ombre pendant les trois années où le régime garda le pouvoir, puis, quand celui-ci en fut chassé et contraint de se réfugier dans des sanctuaires sur la frontière thaïlandaise, il réussit à convaincre les dirigeants de lui confier ce rôle d'agent double qu'il exerça entre la capitale, Phnom Penh, et les camps de la résistance khmère rouge pendant vingt ans... Les Khmers rouges ne réalisèrent jamais qu'il travaillait d'abord et presque uniquement pour la partie adverse.
« Sur instruction du gouvernement cambodgien, je me suis mis en contact avec lui, et ensemble nous avons organisé la riposte. Le plan consistait à les laisser venir à Paris, puis à faire sortir dans la presse, quand les choses seraient suffisamment mûres, une information retentissante, dénonçant à la fois leur présence sur le sol français et le trafic de pierres précieuses auquel ils se livraient. Ce qui aurait entraîné leur arrestation immédiate et leur extradition vers le Cambodge.
« Le rôle de Didot consistait à s'intégrer totalement à eux. Il avait mis en avant le fait qu'il était en mesure d'écouler les pierres, grâce à des relations qu'il entretenait avec des milieux chinois de Paris. Leur acheminement ne posait pas de réels problèmes. Une filière avait été mise en place, à partir de Pailin, à travers la Thaïlande, par la route d'abord, depuis un village frontalier appelé Pakkard jusqu'à Bangkok, puis de là vers Paris, tout simplement par avion. Le passeur choisi était un Khmer rouge que l'on avait muni de faux papiers d'identité le présentant comme un homme d'affaires thaïlandais. »
Morturier interrompit :
« Les Khmers rouges sont donc capables de fabriquer de faux passeports ?
— Ils sont fabriqués en Thaïlande, où les Khmers rouges, grâce à l'argent qu'ils tirent des pierres, se sont acheté des complicités dans plusieurs domaines. Ils disposent même à Bangkok d'une société financière, officiellement de raison sociale thaïe, mais qui travaille pour eux. »
Les deux policiers échangèrent un regard. Éclairci le mystère des loyers de l'appartement de la rue Baudricourt, payés depuis Bangkok... Mais comme par un accord tacite, ils évitèrent tout commentaire. Youkphan poursuivit:
« Pour ma part, je devais travailler dans la discrétion. Les Khmers rouges ignoraient mon existence. Et il avait été convenu que je devais éviter d'attirer leur attention sur moi.
— Mais alors quel était votre rôle ?
—Il était triple : d'abord, en tant que représentant du gouvernement cambodgien, je devais suivre l'évolution de l'opération afin de décider du moment où je prendrais contact avec vous pour vous la révéler. Ensuite, organiser le scoop journalistique qui la ferait connaître à l'opinion publique française et internationale.
— Vous teniez à ce coup médiatique ?
— Pour nous, c'était la partie essentielle du plan. Il fallait que le monde entier prenne conscience du scandale qu'aurait constitué l'impunité de ces tueurs, responsables d'un des plus grands génocides de l'humanité.
— Je comprends.
— Mon troisième rôle... »
Il demeura un instant silencieux. Morturier demanda :
« Votre troisième rôle ?
— Mon troisième rôle consistait à surveiller Didot. Parce que, voyez-vous, un doute plane toujours sur un agent double. Et, dans une affaire aussi délicate, la méfiance était plus que jamais de rigueur. Après tout, la révélation des intentions des Khmers rouges provenait de lui seul. Aucune confirmation ne nous était venue d'une autre source. Et bien que son comportement, au cours des vingt dernières années, n'ait jamais donné lieu à soupçons, la vigilance s'imposait...
« Dès que ces dispositions ont été bien arrêtées, je suis venu m'installer en France et j'ai pris un emploi dans une entreprise khméro-thaïlandaise d'import-export, à qui je cachais soigneusement — et qui continue d'ignorer — ma véritable identité et la raison réelle de ma présence à Paris. Elle fait des affaires prospères et m'a tout de suite engagé au vu de ma connaissance de la langue française.
— Le fait est que vous maniez cette langue avec une aisance rare !
— Mes parents étaient des notables qui la parlaient déjà très bien. Et le lycée Descartes de Phnom Penh, où j'ai fait toutes mes études, comptait parmi les meilleurs établissements français d'enseignement à travers le monde...
— Je le crois sans peine. Donc vous vous installez à Paris. Et Didot ?
— Pour éviter de nous faire repérer en voyageant ensemble, il a suivi une semaine plus tard, muni d'un passeport thaïlandais, et s'est employé à mettre sur pied, avec une organisation chinoise, la filière d'écoulement des bijoux. Moi, j'avais entre-temps pris contact avec Sarun et préparé avec lui notre "coup médiatique".
— Comment aviez-vous été amené à vous adresser à Sarun plutôt qu'à un autre journaliste.
— Sarun est très connu au Cambodge, où ses dépêches sur la situation dans le Sud-Est asiatique sont reproduites dans tous les journaux. Et ses prises de position contre les Khmers rouges sont sans équivoque. Pour ce que nous voulions faire, c'était le meilleur choix !
— Ce choix, c'est vous qui l'avez fait ?
— Non, c'est le gouvernement. Mais Didot et moi l'avons proposé.
« Il ne restait plus aux Khmers rouges qu'à arriver à leur tour. Ce qu'ils firent il y a deux semaines. Un premier contingent de trois hommes. Des hommes importants de leur organisation, mais pas encore les très grands chefs : avant de se lancer dans l'aventure, ceux-là préféraient avoir l'assurance que le terrain n'était pas miné. Les trois se sont installés dans une villa découverte par Didot aux environs de Paris, et louée par l'agence financière de Bangkok.
— Vous connaissez l'endroit ?
— J'y suis allé avec Didot avant leur arrivée. Située au sud de Paris. J'ai les coordonnées exactes.
— Pour en revenir à ces Khmers rouges, vous savez qui ils sont ?
— Bien sûr. Ils sont fichés avec précision. Ce sont des hommes impitoyables, d'une cruauté froide, formés à tuer et par conséquent prêts aux pires extrémités sachant qu'ils n'ont plus rien à perdre...
— Vous les avez rencontrés ?
— Oh non! Je vous l'ai dit. Il ne fallait pas que j'apparaisse. Les contacts avec eux, il a toujours été convenu que c'était Didot seulement qui s'en chargeait... Mais je les ai vus, de loin, lorsqu'ils sont arrivés à l'aéroport Charles-de-Gaulle, où Didot est allé les accueillir. Je voulais être sûr de les reconnaître en cas de besoin...
— Et que s'est-il passé pendant ces derniers quinze jours ?
— Rien jusqu'à la fin de la semaine dernière. Et c'est là où tout a dérapé.
— Quel jour exactement ?
— Le samedi probablement... Le jour où devait arriver à Paris l'homme transportant les pierres. Il devait se rendre directement de l'aéroport jusqu'à la rue Baudricourt, où un appartement avait été loué spécialement, y déposer les pierres dans un coffre dont il avait la combinaison, et disparaître. Le scénario prévoyait que Didot, qui possédait également la combinaison, devait venir les prendre deux heures plus tard, et les livrer, dans la soirée, aux intermédiaires chinois en présence de l'un des Khmers rouges. Ces derniers avaient en effet exigé, probablement parce qu'ils n'avaient pas une entière confiance en Didot, d'assister à la transaction. Tout avait été prévu pour que des experts en gemmologie se tiennent prêts à examiner les pierres pour en certifier la qualité et donner le feu vert au paiement... »
Il s'interrompit.
« Alors ? dit Morturier, le sourcil froncé.
— Alors je ne sais plus rien. Sinon que le cadavre de Didot lardé de coups de poignard a été retrouvé devant la porte de Sarun, celui du passeur dans l'appartement de la rue Baudricourt, et que Sarun a disparu...
— Vous dites que le cadavre trouvé par Sarun était celui de Didot ? Comment le savez-vous ?
— Sarun l'a reconnu sans peine. Je l'avais mis dans la confidence du rôle que Didot jouait dans l'affaire. Nous nous étions rencontrés à deux ou trois reprises au début, puis par mesure de sécurité nous ne l'avions plus fait.
— Sarun a affirmé qu'il ne le connaissait pas !
— Je sais. Il m'a dit pourquoi à l'église Saint-Hippolyte. Il ne savait que faire et voulait me consulter avant de reconnaître quoi que ce soit. Quand vous l'avez interrogé, il pensait avant tout à son scoop et tenait à rester éloigné de l'affaire le plus longtemps possible...
— Comment avez-vous appris l'assassinat du passeur ?
—Parce que j'ai vu son cadavre dans l'appartement de la rue Baudricourt...
— À quel moment ?
— Le lundi, après ma rencontre avec Sarun à Saint-Hippolyte, après que celui-ci m'eut raconté l'histoire de l'assassinat de Didot. Nous étions, l'un et l'autre, en pleine panique. Quelque chose avait mal tourné, et il fallait savoir ce que c'était. Je n'avais pas d'autre point de repère que cet appartement de la rue Baudricourt, où je savais que Didot devait prendre livraison des pierres. Je dois dire que depuis deux jours Didot ne m'avait plus donné signe de vie, mais je n'avais pas de raison de me faire de souci. Par mesure de prudence, il avait toujours été entendu que nous laisserions passer un peu de temps avant de nous rencontrer à nouveau pour qu'il puisse me rendre compte du déroulement de l'opération. Malgré tout, dans la journée du lundi, je commençais à trouver inquiétant ce silence prolongé, lorsque je reçus dans l'après-midi, à mon entreprise, un coup de téléphone de Sarun, très mystérieux et très angoissé, me donnant rendez-vous pour le soir même à l'église Saint-Hippolyte.
— Et c'est là que vous avez décidé d'aller voir si vous pouviez apprendre quelque chose rue Baudricourt...
—Je n'avais pas d'autre choix. Nous étions, Sarun et moi, complètement perdus, face à une situation incompréhensible. Nous avons pensé que je trouverais peut-être là-bas, rue Baudricourt, l'explication du mystère !
— Vous preniez un drôle de risque !
— Je le savais bien, croyez-le! Mais je vous le répète, je n'avais pas le choix... Et j'ai trouvé la porte entrebâillée, le coffre ouvert et vide, et le cadavre du passeur sur le plancher, dans la pièce du fond.
— Qu'avez-vous fait ?
— Je suis resté un moment, évitant de toucher à rien, essayant de comprendre l'incompréhensible... Puis je me suis résigné à partir. Et dans l'escalier... »
Il s'interrompit.
« Dans l'escalier ?
— Dans l'escalier, il y avait votre homme, que j'ai croisé, et qui a peut-être été jeter un coup d'oeil dans l'appartement. Mais je ne peux l'affirmer. Ce qui est certain, c'est qu'il m'a suivi, puisque je l'ai vu entrer, presque sur mes talons, dans une discothèque où je m'étais rendu après ma découverte du corps du passeur. Il s'est installé au bout du bar.
— Et ensuite ? »
Mattei n'avait pu s'empêcher d'intervenir d'une voix énervée. Youkphan se tourna vers lui.
« Ensuite ? Malheureusement, là encore, je ne sais plus rien. Pendant un moment, j'ai évité de regarder dans sa direction, puis quand je me suis décidé à jeter un coup d'oeil, il n'était plus là...
— Il était peut-être ressorti ? »
Le Cambodgien secoua la tête.
« Impossible. J'étais tout près de la porte et je l'aurais vu passer... »
Morturier martela du poing le bras de son fauteuil.
« Mais, sacré nom d'un chien, il ne s'est pas évaporé !
— La seule explication, c'est qu'il a disparu à l'intérieur de l'établissement », dit lentement Mattei.
Le commissaire se leva, alluma une cigarette et se mit à marcher de long en large.
« Au fait, où se trouve cette discothèque ?
— Rue du Château. »
Les deux policiers échangèrent un regard. « Je pensais bien qu'il fallait s'occuper sérieusement de cette cabane », pensa Mattei. Le commissaire demanda :
« Vous-même, aviez-vous une raison particulière d'aller dans cette discothèque ?
— Cet endroit joue un rôle essentiel dans l'affaire. C'est là que se sont menées les tractations entre Didot et les Chinois pour la liquidation des pierres.
— Comment ça ? Au bar ?
— Pas du tout. Il y a un appartement à l'étage, auquel on accède par un escalier qui part du fond du bar.
— Vous y êtes allé ?
— Jamais. Les Chinois ignorent mon existence. On ne me connaît qu'en bas, au bar, et pour tout le monde je ne suis qu'un habitué qui vient y prendre un verre tous les soirs depuis six mois. Didot, lui, n'y apparaissait que de temps en temps, ce qui nous permettait de garder le contact, tout en donnant l'image de deux simples relations de bistrot. Didot a toujours soigneusement évité de me rejoindre après une de ses entrevues à l'étage.
—Vous estimez donc que personne ne vous a soupçonné d'être dans le coup des pierres précieuses ?
— Rien ne me l'a jamais donné à penser. »
Il y eut un silence qui se prolongea longtemps. Ce fut Youkphan qui le rompit.
« Comment Godard était-il sur mes traces ? »
Morturier expliqua l'enchaînement des faits : la filature de Sarun, la photo, la pellicule jetée à Nguyen Duc, les recherches rue Baudricourt aboutissant à la découverte du corps du passeur.
« Jusqu'à ce matin, vous étiez notre principal suspect.
— Comment m'avez-vous retrouvé ? »
Le commissaire eut un vague sourire et se rassit dans son fauteuil.
« Par les photos que Godard avait prises de vous. Et hier, Saint-Hippolyte était sous surveillance.
— Et voilà comment j'ai fait connaissance avec la discothèque, dit Mattei. Vous n'avez guère fait attention à moi. Il faut dire que j'étais à l'autre bout du bar. Et vous étiez en si agréable compagnie... »
Le Cambodgien haussa les épaules.
« Stéphanie ? Bah ! Une rencontre de bar, elle aussi. Elle vient assez souvent à la discothèque le soir... Et nous bavardons en prenant un verre. Rien de plus.
— Elle connaissait Didot ?
— Oui, de la même façon.
— Et Sarun ? »
Youkphan réfléchit.
« Je pense que oui... Oui, j'en suis même sûr... Pendant un certain temps, juste après mon arrivée ici, Sarun est venu quelquefois à la discothèque. Je me souviens que Stéphanie et lui s'y sont rencontrés... Mais il y a longtemps qu'il n'y a plus mis les pieds... »
Morturier se leva.
« Il va falloir agir. Et vite. Je pense que Sarun et Godard sont en grand danger, s'ils ne sont pas déjà morts. À votre avis, monsieur Youkphan, qu'est-ce qui a pu se passer ? Vous avez bien une théorie là-dessus ? Une hypothèse ? »
Le Cambodgien secoua la tête.
« Je n'en vois qu'une, malheureusement. C'est que Didot a cherché à détourner les pierres et que les Khmers rouges l'ont assassiné. »
Morturier hocha la tête.
« C'est l'explication qui vient logiquement à l'esprit. Mais elle laisse des points sans réponses. Pourquoi le cadavre de Didot devant la porte de Sarun ? Pourquoi la disparition de Sarun ? On le saura peut-être en allant explorer l'étage de la discothèque et la villa des Khmers rouges. »
Il consulta sa montre.
« Nous avons quatre heures de jour devant nous. Pour la discothèque, nous pouvons opérer avec nos moyens propres. Le temps d'informer le juge Devaucelles de tous ces développements, de prendre les commissions rogatoires nécessaires, et toi, Mattei, tu fonces là-bas avec deux ou trois gars. Pour le repaire des Khmers rouges, il faudra être prudents. Pensez-vous qu'ils soient armés ?
— C'est possible, mais je n'en ai pas la preuve. Je doute qu'ils aient pu franchir les contrôles d'aéroport avec des armes automatiques. S'ils en ont, il a fallu qu'ils se les procurent ici...
— Ne courons pas de risques. Il faut y aller en force. À tout hasard je vais demander au juge une commission rogatoire générale et l'appui de la BRI. Pouvez-vous m'indiquer exactement le lieu où se trouve leur villa?
— Oui, si vous me donnez une carte de la région parisienne. »
Il désigna un point, au sud, sur une petite route, après un embranchement avec la nationale.
« Vitry-sur-Seine, constata Morturier, très proche banlieue, à dix minutes du treizième arrondissement.
— C'est une grande maison, entourée d'un grand jardin, avec quelques arbres, mais mal entretenu, plein d'herbes folles, expliqua le Cambodgien. Elle est un peu en retrait de la route. Je vous y conduirai. »
Morturier fronça le sourcil.
« Je ne crois pas qu'il soit souhaitable que vous participiez à cette opération. Il y a danger, et il peut arriver n'importe quoi !
— Je n'y participerai pas. J'estime toujours que ces hommes doivent continuer d'ignorer mon existence et la façon dont ils ont pu être découverts. Mais la maison n'est pas facile à trouver. Je sais comment y aller, mais je ne peux pas vous donner d'indications précises. Et on ne peut plus perdre de temps. Je resterai à l'abri, c'est promis. »
Morturier se gratta le crâne.
« Soit. Mais dès que l'action commencera, vous resterez planqué au fond de la voiture, et vous n'en bougerez plus. Je ne tiens pas à subir les foudres de ma direction générale, du Quai d'Orsay, de l'hôtel Mati-gnon et de l'Élysée parce qu'un agent étranger se fait buter au cours d'une opération de police dans la région parisienne. »
Il alluma une cigarette.
« Mattei et moi allons retourner quai des Orfèvres et nous préparer à agir en deux phases. Discothèque d'abord : Mattei fonce là-bas, perquisitionne tambour battant et revient au Quai apporter les résultats. Pendant ce temps, je m'occupe de la deuxième phase, celle d'Ivry, qui demande une préparation sérieuse. Il faudrait que dans deux heures au plus tard nous prenions le chemin de la maison des tueurs... Vous, monsieur Youkphan, puisque vous ne souhaitez pas trop être vu quai des Orfèvres, je propose que vous vous mettiez en faction dans une heure au début de la rue Saint-Jacques. Nous vous prendrons au passage. Il faudra peut-être vous armer, mais seulement de patience. »
Ils sortirent du petit appartement et commencèrent à descendre l'escalier. Morturier s'arrêta.
« Au fait, monsieur Youkphan, une petite question qui me vient à l'esprit. Est-ce que Didot connaissait l'appartement de Sarun ?
— Non. Sarun tenait beaucoup à ce que ses relations avec Didot restent le plus discrètes possible. Ils ont dû se rencontrer une ou deux fois à la discothèque, et encore, dans les débuts, mais pas ailleurs... »
Ils se séparèrent au bas de l'escalier. Les deux policiers partirent rapidement, à pied, vers le quai des Orfèvres. Youkphan hésita, se demandant comment il allait tuer cette heure. Il remonta la rue des Chanoinesses, pénétra dans le square Jean-XXIII et alla s'asseoir sur un banc. Il était cambodgien et possédait l'art d'attendre sans s'énerver.