L'homme, au bout de sa rangée, ne paraissait pas
décidé à s'en aller. Assis un peu en arrière, Nguyen Duc, sans en
avoir l'air, ne le quittait pas des yeux. La présence de ce
personnage dans une église catholique lui paraissait insolite. Il
collait mal avec ce sanctuaire consacré au Dieu des chrétiens. Duc
était persuadé qu'il appartenait à une ethnie bouddhiste. « Tu ne
dois pas généraliser, se dit-il, la sagesse t'interdit de tirer des
conclusions hâtives à partir des caractéristiques physiques des
gens. » Mais il n'en pensait pas un mot.
Il jeta un coup d'oeil sur son bracelet-montre.
Près d'une heure s'était écoulée depuis qu'il était entré dans
l'église. L'homme s'y trouvait peut-être depuis plus longtemps. De
toute évidence, il attendait quelqu'un.
Quelqu'un qui tardait à
venir. L'homme ne montrait pas de signes de nervosité. Ce qui ne
signifiait rien, chez un Asiatique. Duc observait son profil, son
nez légèrement épaté. Thaï ? Cambodgien? Difficile à dire...
Il se demanda combien de temps allait durer
l'attente. Mais il se sentait de plus en plus tenaillé par la
curiosité (son défaut majeur), et il n'aurait pour rien au monde
lâché sa proie. De toute façon, vivant seul, son temps lui
appartenait. Et il recelait en lui des trésors de patience.
Et soudain l'homme quitta son siège et se dirigea
vers la sortie de l'église. Duc demeura assis une vingtaine de
secondes puis se leva à son tour. Sur le parvis il jeta un regard
circulaire et n'eut aucun mal à repérer l'homme. Il remontait
l'avenue. Duc le suivit à distance.
Comme il s'y attendait, l'homme tourna dans la rue
Baudricourt, puis à gauche, rue du Château, et soudain entra dans
un établissement qui apparut à Duc comme une sorte de bar ou de
boîte de nuit. En approchant, il put entendre une de ces musiques
de danse modernes qu'il avait en horreur. Il dépassa
l'établissement et s'arrêta un peu plus loin,
se demandant ce qu'il convenait de faire. Il se voyait mal pénétrer
dans cet endroit où sa tenue et son âge auraient aussitôt attiré
les regards, et il n'était pas question qu'il se fasse
remarquer.
De toute façon, il ne pouvait plus continuer ce
jeu tout seul. Il y avait danger, si l'on songeait à la disparition
de Godard, et la sagesse commandait la prudence. Il avait eu raison
de pousser jusque-là, mais c'était à la police de jouer maintenant.
Mattei lui avait demandé expressément de le prévenir s'il revoyait
l'homme de la photo. Il devait le faire sans tarder, tant que
celui-ci se trouvait dans la boîte de nuit.
Il fallait téléphoner. Mais il n'avait pas de
mobile, ni même une Télécarte qui lui aurait permis d'utiliser une
cabine voisine. Seule issue : filer jusqu'à son appartement,
distant seulement de trois cents mètres, et appeler sur son propre
appareil.
Il partit d'un pas rapide et fut chez lui en trois
minutes. Mattei vint en ligne immédiatement.
« J'ai retrouvé l'homme de la photo... Il est à
vous, si vous faites vite.
—Bon sang, j'arrive tout de suite... Où est-il?
»
Duc donna l'adresse de la
discothèque. Puis expliqua qu'il avait dû abandonner sa
surveillance pour venir téléphoner.
« Je retourne là-bas. J'espère qu'il n'aura pas
disparu entre-temps. »
Mattei arriva au bout de vingt minutes, seul dans
une voiture banalisée qu'il put garer à proximité. Duc faisait les
cent pas sur le trottoir opposé.
« Je ne l'ai pas vu sortir.
—Je vais aller voir... Au fait, où et comment
l'avez-vous repéré? »
Duc sourit.
« Où ? Pas loin d'ici, à l'église
Saint-Hippolyte... Comment je l'ai retrouvé? À peu près par
hasard...
— À peu près ?
— Je me ferai un plaisir de vous l'expliquer,
inspecteur. Mais il ne s'agit que d'un détail. Je suppose que, pour
l'instant, vous avez une tâche qui n'attend pas.
— Qu'allez-vous faire maintenant?
— Tout simplement rentrer chez moi. Je me suis
acquitté de ce que vous m'aviez demandé. Le reste ne me regarde
pas. Bien entendu, je demeure à tout moment à votre disposition si
vous le jugez utile. »
« Vous savez, j'ai quelque expérience des choses
de l'Asie. Je serais heureux de vous en faire bénéficier. »
Mattei pénétra dans la discothèque. Il y avait
déjà une clientèle abondante, composée essentiellement de jeunes
gens en train de s'agiter sur la piste centrale, au son d'une
musique techno tonitruante, dans une palette pittoresque de races
et de couleurs de peau mêlées. Pas facile de retrouver quelqu'un
dans cette foule. L'homme y était-il encore, d'ailleurs? Rien ne
prouvait qu'il n'était pas sorti pendant le laps de temps où Duc
avait dû relâcher sa surveillance pour aller téléphoner. La pensée
de Mattei revint à l'antiquaire. Comment avait-il retrouvé la
trace? Il faudrait tirer cela au clair. Plus tard. D'abord, mettre
la main sur le suspect.
Il ne s'attarda pas à chercher parmi les danseurs.
Il avait suffisamment étudié les photos prises par Godard : l'homme
avait passé l'âge d'être l'un d'eux. Les clichés montraient un
individu autour de la cinquantaine, pas du
genre — mais pas du tout — à se trémousser sur des rythmes
techno.
Il contourna la piste et passa sur le côté opposé
à l'entrée. Tout le long du mur courait un bar avec des buveurs
installés sur des tabourets. À droite, un panneau marqué «
Toilettes-Téléphone » indiquait l'amorce d'un escalier descendant
au sous-sol. À côté, un autre escalier montait vers l'étage.
Il alla s'accouder à l'extrémité du bar. De sa
place il pouvait voir les buveurs en enfilade, mais la lumière
tamisée ne rendait pas leurs visages très distincts. En outre, la
plupart d'entre eux étaient des Asiatiques, et il avait tendance,
n'étant pas familiarisé avec ce milieu, à trouver qu'ils se
ressemblaient tous.
Il regretta un moment de n'avoir pas demandé à Duc
de l'accompagner. Mais c'était impossible. Il ne pouvait pas mêler
l'antiquaire à cette affaire : il y avait danger.
Le barman vint prendre la commande. Asiatique lui
aussi, mais au teint clair et au visage légèrement empâté. Mattei
demanda une bière.
Il avait une voix haut-perchée, et posait sur
Mattei un regard d'une curieuse fixité.
« Tout juste. Mais j'y reviendrai peut-être, si
j'ai à nouveau l'occasion de passer dans le quartier... »
Le barman actionna la manette de la bière, tira un
demi qu'il poussa devant Mattei.
« Donc vous êtes entré ici par hasard?
— Vous l'avez dit... Pur hasard... Ça a l'air de
vous étonner ? »
Le barman se contenta de secouer négativement la
tête, encaissa le prix de la bière et s'éloigna.
Mattei entreprit d'étudier un par un les visages
des clients du bar, en grande majorité des hommes. Il jouissait
d'une vue parfaite, mais les jeux de lumière dispensés par une
boule de verre tournant au plafond rendaient sa recherche
épuisante. À plusieurs reprises, sous l'effet d'une sorte de
vertige, il dut s'interrompre pour se reposer les yeux. Il
s'obligea à persévérer jusqu'au bout de la rangée, et était près
d'abandonner la partie, pensant que l'homme n'était plus là,
lorsqu'il le découvrit.
Il était accoudé, à
l'extrémité opposée, au point où le bar amorçait un coude très
court, de sorte que Mattei pouvait le voir de face, entre deux
éclairs de la boule du plafond. Pas d'hésitation possible. L'homme
était bien celui de la photo, celui que, faute de pouvoir lui
donner un nom, Morturier avait surnommé Face-Brune... Il ressentit,
en pensant à Godard, une vague d'angoisse lui crisper l'estomac, et
il dut faire appel à toute sa volonté pour résister à l'envie
violente d'aller interpeller l'homme immédiatement.
Il se calma. Il fallait jouer en douceur. Ne pas
créer une situation où risquerait de se rompre le seul fil, bien
ténu, dont il disposait. Après tout, rien ne prouvait l'implication
de Face-Brune dans la disparition de Godard. Ni dans celle de
Sarun. Il décida de patienter aussi longtemps qu'il le faudrait, et
d'improviser selon la tournure que prendraient les événements. Une
des hypothèses possibles était d'attendre que l'homme se décide à
partir, de l'accrocher à l'extérieur et d'avoir avec lui une petite
conversation...
Mais Face-Brune n'avait pas l'air disposé à s'en
aller. Il paraissait plongé dans une réflexion profonde et, pas une
seconde, n'avait regardé dans la direction de
Mattei. Celui-ci, de son côté, l'observait sans en avoir l'air. Un
art qu'il avait depuis longtemps appris à maîtriser... Il sentait,
dans cette ambiance très particulière, que les soupçons pouvaient
être prompts à s'éveiller... Ainsi, le barman, obstinément, ne le
quittait pas des yeux. Pourquoi ? Il se dit qu'il devait se passer
quelque chose de pas très clair dans cette boîte, pour que
l'arrivée d'un inconnu un peu différent de la clientèle habituelle
y éveillât automatiquement la suspicion.
Il fit signe au barman et commanda une autre
bière. Le barman le servit, toujours avec le même regard insistant.
« Me soupçonne-t-il d'être un flic ? Ou autre chose? Il faudra que
nous songions à nous occuper de cette discothèque, un de ces
jours... », pensa-t-il, tout en conservant un air lointain. À cause
du barman...
Sacré Face-Brune! Allait-il se décider à lever
l'ancre ? Mattei se tenait prêt à sortir sur ses talons. Mais
l'autre ne bougea pas. Il se fit même servir une boisson dans un
verre-ballon, un cognac probablement.
Mattei jeta un coup d'oeil rapide à sa montre. Dix
heures passées. « Une chance que ce ne soit
pas jour de Catherine... J'y coupais pas du rouleau à pâtisserie...
» Catherine était sa petite amie, la dernière en date, sexy et
sensuelle, mais de nature spécialement possessive et ombrageuse.
Ils se voyaient une fois par semaine, le jeudi précisément, jour de
relâche du théâtre de variétés où elle travaillait, dans le corps
de ballet. Mais elle avait dû filer dans la Nièvre, appelée au
chevet de sa mère, victime d'un accident de voiture sans
gravité.
Il se résolut à commander une troisième bière,
dont il n'avait vraiment pas envie, mais pour justifier sa présence
persistante. Quitte à passer pour un alcoolique, ce dont il se
balançait éperdument. Le barman lui apporta son verre, l'oeil
toujours aussi scrutateur. Mattei regarda ailleurs, vers la piste
de danse. Ce type commençait à l'agacer sérieusement.
Ses yeux furent accrochés par une silhouette
féminine qui traversait la salle au milieu des danseurs. Mattei
admira en connaisseur. Pas de doute, cette fille avait de
l'allure... À l'admiration succéda la surprise. La fille venait de
rejoindre Face-Brune.
« Voilà un homme qui me paraît avoir d'intéressantes relations, se dit Mattei, je sens
que je vais être bon pour faire la fermeture... »
Il se mit à détailler la femme. Ce n'était pas une
Asiatique, comme en témoignaient son teint de blonde et ses yeux
très bleus. Elle était vêtue d'une blouse à dominante rouge sur un
pantalon noir, et portait de longues boucles d'oreilles en métal
couleur d'argent. Elle serra la main de Face-Brune, posa son sac
sur le bar et alluma une cigarette. Le barman lui apporta un grand
verre plein d'un liquide brun. Il l'avait fait automatiquement,
sans qu'elle ait eu besoin de commander. « Une habituée, déduisit
Mattei. Ou je me trompe fort, ou elle fonctionne au whisky-soda.
»
« Une belle femme, n'est-ce pas ? »
Mattei faillit sursauter. Il avait oublié le
barman et s'était imprudemment laissé surprendre en train de
reluquer la fille avec un peu trop d'insistance. Il eut envie de
s'emparer d'une bouteille d'eau qui traînait sur le comptoir et de
la renverser sur la tête du barman. Il résista, mais
difficilement.
« Quelle femme? »
Pour la première fois le barman ébaucha ce qui
pouvait passer pour un sourire. Mattei se dit
qu'à tout prendre il le préférait encore quand il ne souriait
pas.
« Celle qui vient d'arriver, au bout du bar, et
que vous regardiez avec beaucoup d'intérêt... »
Mattei affecta de la remarquer pour la première
fois.
« Ah, celle-là, dit-il avec une moue désabusée.
Non, elle ne m'intéresse pas vraiment. Pas mon genre. Voyez-vous,
moi je les aime très courtes et très grosses... »
De scrutateur, le regard du barman se fit
meurtrier. Il retourna à ses bouteilles. Mattei se morigéna : «
Fais gaffe... Le secteur est très chaud, ça se voit comme le nez au
milieu du visage... Tu dois te tenir sur tes gardes tout le temps.
Aie l'oeil sur tes deux zozos, mais arrange-toi pour que ça ne se
voie pas. »
La femme et Face-Brune étaient plongés dans une
conversation paisible, apparemment amicale. Elle était de face, et
Mattei pouvait étudier son visage. Des traits agréables, mais pas
une beauté éblouissante. De l'allure, oui, c'était l'allure qui
faisait surtout son attrait...
De l'allure? Pourquoi ce mot provoquait-il soudain
dans son esprit une sorte d'interrogation ?
Comme si son subconscient essayait de lui suggérer une idée. Un peu
ce que l'on éprouve lorsqu'on cherche un nom que l'on a « sur le
bout de la langue » mais qui ne revient pas...
Il se dépêcha de chasser cette pensée de son
esprit. Il y retournerait plus tard.
Parce que les choses étaient en train de bouger.
La fille venait de prendre son sac, et Face-Brune faisait signe au
barman. Mattei prit sa décision sans barguigner. Pour ne pas donner
prise aux extrapolations du barman, il estima prudent de sortir
avant eux et d'attendre au-dehors. Il laissa sur le comptoir un
pourboire substantiel (il avait payé d'avance toutes ses
consommations, précaution qu'il respectait toujours
scrupuleusement) et fila en contournant la piste, pendant que le
barman, le dos tourné, encaissait les consommations du
couple.
Il traversa la rue et se mit en observation. Il
attendit un moment, plus longtemps qu'il ne l'avait escompté, et il
commençait à s'inquiéter, se demandant s'il n'avait pas fait une
fausse manoeuvre, lorsqu'ils apparurent. Mais ils restèrent debout
devant l'entrée de la boîte. « Ils attendent un taxi, se dit
Mattei. Ils ont dû se le faire commander au
bar, ce qui explique pourquoi ils ont tardé à sortir. » Il se
dirigea vers sa voiture, qu'il avait garée à une trentaine de
mètres de là, s'installa au volant et mit le moteur en route.
Le taxi s'arrêta devant la discothèque. Ils y
montèrent tous les deux. Mattei démarra et vint se placer à une
distance suffisante pour n'être ni repéré ni semé. Le taxi
rejoignit la place d'Italie, dévala l'avenue des Gobelins et
s'engagea dans la rue Monge, qu'il parcourut sur une certaine
distance avant de stopper devant un immeuble d'habitation. La fille
descendit seule du taxi, pianota sur le code et pénétra à
l'intérieur.
Le taxi repartit, toujours suivi par Mattei qui
enregistra au passage le numéro de l'immeuble. Il prit par la rue
des Fossés-Saint-Bernard, passa la Seine, tourna autour du Génie de
la Bastille et se retrouva rue de la Roquette, où il lâcha son
passager, qui, à son tour, entra dans un immeuble, mais d'aspect
beaucoup plus modeste.
Mattei n'avait pas cherché à intervenir. Il n'en
aurait d'ailleurs pas eu le temps. De toute façon, il savait
désormais comment retrouver son bonhomme. Ici ou à la
discothèque...
Il se dit qu'à ce point de
l'évolution des événements il fallait d'abord qu'il rende compte à
Morturier. Il était nécessaire de faire le point et d'arrêter un
plan de campagne.
Sur le chemin de son appartement, il se remit à
penser à la fille. Quelles étaient ses relations avec Face-Brune ?
En les voyant à la discothèque, il s'était demandé s'ils couchaient
ensemble. Il en était beaucoup moins sûr, maintenant... Relation
d'affaires ? Ou de bistrot?
En tout cas la fille avait de l'allure...
De l'allure, décidément.