« Un petit franc, madame. Pour manger et rester
propre ! »
La dame âgée fouilla dans son porte-monnaie, en
extirpa une pièce de cinquante centimes qu'elle lança dans la
casquette posée à côté de l'homme.
« Merci bien, madame. Passez une bonne journée !
»
« Charitable mais près de ses sous »,
commenta-t-il in petto.
Pourtant, ça marchait mieux avec les femmes,
surtout quand elles n'étaient plus très jeunes. Les hommes se
montraient, en règle générale, plutôt constipés du porte-monnaie,
passant devant lui raides et dignes, affectant de regarder
ailleurs, ou bien lui balançant des regards hargneux. Néanmoins,
dans l'ensemble, le système était plutôt rémunérateur. Ça
commençait à peser pas mal dans sa poche,
toutes ces pièces ! Faut dire qu'il était là depuis un sacré bout
de temps : plusieurs heures à surveiller le portail de l'immeuble
où était installée l'agence, depuis que Mattei l'y avait posté,
vers dix heures, ce matin. Vêtu d'un pantalon gris sale, d'une
chemise à carreaux et d'un vieux blouson, il avait trouvé une place
stratégique de l'autre côté de la rue, sur un mur bas qui longeait
un petit square. Sa panoplie du parfait SDF se complétait d'une
vieille ardoise de carton aux bords rognés sur laquelle il avait
inscrit : « Sans travail et sans domicile », et qu'il avait placée,
avec sa musette, sur le muret à côté de lui.
Et il attendait. Attendre était sa fonction
première. Des attentes souvent très longues, interminables,- mais
qu'il supportait avec philosophie, parce qu'il était doté d'une
exceptionnelle capacité de patience, et parce qu'elles
débouchaient, dans beaucoup de cas, sur des phases d'actions
rapides, parfois violentes, souvent dangereuses. Et ça,
l'inspecteur Godard, il aimait !
Il s'était demandé si Sarun sortirait pour aller
déjeuner, mais l'autre ne s'était pas montré.
Sans doute existait-il une cafétéria à l'intérieur de l'agence. À
moins que l'homme ne se contentât d'avaler un sandwich dans son
bureau. Ou qu'il appartînt à cette catégorie de gens qui font
l'impasse sur le déjeuner... Lui-même était de ceux-là, habitué,
après un énorme breakfast, à ne plus rien absorber de la journée.
Nécessité professionnelle : dans sa spécialité, pas question
d'interrompre une filature pour s'envoyer un steak-frites au
bistrot d'à côté...
Sarun apparut aux environs de six heures et demie,
une serviette noire sous le bras. Une sortie discrète, que Godard
enregistra pourtant au vol. Programmé pour ce genre de traque, il
possédait l'oeil d'un rapace et laissait rarement une proie lui
échapper. Il ramassa l'ardoise, la glissa entre sa chemise et son
blouson, se coiffa de la casquette, mit sa musette en bandoulière
et emboîta le pas à l'homme, ménageant entre eux une distance d'une
dizaine de mètres. La foule était dense et il ne voulait pas
risquer de le perdre de vue. Quant à se faire lui-même repérer par
Sarun, l'éventualité était hautement improbable...
Sarun ne possédait pas d'auto, comme Mattei et Godard avaient eu la précaution de le
vérifier auprès du service des immatriculations. C'était un
avantage, mais qui n'excluait pas pour autant tous les aléas de la
filature. Si l'homme sautait dans un taxi au vol, Godard pouvait se
retrouver semé sur le trottoir et gros-jean comme devant. En dehors
de cette hypothèse funeste, Godard ne voyait pas de situations
qu'il ne fût en mesure d'affronter. Et il avait en son étoile une
foi sans limites !
L'un suivant l'autre, ils firent une halte à un
kiosque à journaux où Sarun acheta un quotidien du soir, puis
continuèrent jusqu'à la station de métro Opéra, où ils entrèrent.
Ils se retrouvèrent sur le quai de la ligne n° 7, direction
Mairie-d'Ivry. À aucun moment Sarun ne s'était retourné,
apparemment inconscient de la filature dont il était l'objet.
Lorsque le métro fut à quai, Godard pénétra dans le même wagon que
son gibier, mais une porte plus loin, pour ne pas risquer de le
perdre de vue, dans l'affluence particulièrement forte de sortie
des bureaux. Sarun descendit à la station Porte-de-Choisy et
s'engagea dans l'avenue du même nom. Godard raccourcit la distance,
précaution indispensable au milieu de la
population du quartier, en très grande majorité asiatique, vive et
foisonnante.
Sarun fit un arrêt devant un éventaire de légumes
et de fruits. Godard se rapprocha encore, de façon à ne rien perdre
de ses mouvements et de ses paroles. Dans un cageot, Sarun choisit
soigneusement une sorte d'énorme fruit tout hérissé de pointes dont
Godard n'avait jamais vu l'équivalent.
« C'est quoi, ça ? » demanda-t-il à un commis,
sans quitter de l'oeil Sarun en train de payer son acquisition à la
caisse.
« Dourian, répondit le commis. Fruit cambodgien.
Première qualité. Beaucoup bon. »
Godard se rapprocha du cageot où l'un des fruits
avait été partagé en deux pour appâter la clientèle et reçut dans
les narines des effluves de fromage avancé, rien moins
qu'engageantes.
« Vous en prenez un ? demanda le commis
—Non, pas aujourd'hui, bredouilla Godard. Une
autre fois... »
Il ressortit sur les talons de Sarun, se demandant
comment l'on pouvait avaler un fruit aussi malodorant.
Ils marchèrent encore une centaine de mètres. Sarun obliqua brusquement et, à la surprise
de Godard, pénétra dans l'église Saint-Hippolyte, située là, à
gauche, donnant sur le trottoir par une série de marches assez
raides. Godard laissa passer quelques secondes et entra à son tour.
Il y avait à l'intérieur une dizaine de personnes, disséminées dans
la nef, pour la plupart asiatiques. Sarun alla s'asseoir à quelques
rangs de l'autel, posa sur la chaise voisine de la sienne son
dourian enveloppé dans du papier journal, mais garda sa serviette
sur les genoux.
« Qui aurait dit qu'un mécréant de mon espèce
viendrait s'asseoir dans une église, par un lundi ensoleillé de
juin, à sept heures du soir ? » soupira Godard en s'installant
assez loin derrière, à côté d'un pilier. « Si ce gars est venu
seulement pour une petite prière, ça ne devrait pas durer trop
longtemps... », essaya-t-il de se consoler.
Il se trompait. Ça dura longtemps. Il commençait à
se poser des questions, quand un homme, passant par une travée
latérale, vint discrètement s'asseoir à côté de Sarun. C'était un
Asiatique, petit et râblé, au teint très sombre, aux cheveux épais
et noirs coupés court.
Placé comme il l'était, il ne voyait que le profil
des deux hommes, et ne pouvait savoir s'ils étaient en
conversation. Si le nouveau venu avait choisi, parmi les quelque
trois cents chaises que devait contenir l'église, celle précisément
qui se trouvait à côté de Sarun, ce n'était évidemment pas par
distraction mais bien pour établir un contact. Et de cela Godard
voulait avoir le coeur net. Il remonta le bas-côté opposé à celui
des deux hommes et prit le risque de rester debout, un peu masqué
par un pilier, à hauteur de leur travée...
Effectivement, les deux hommes étaient en train de
se parler. Ils le faisaient sans se regarder, en bougeant les
lèvres d'une manière à peine perceptible, mais qui n'échappait pas
à la vue perçante de Godard.
Ils demeurèrent longtemps assis à la même place,
le visage dirigé vers l'autel, plongés dans une étrange
conversation, aussi animée qu'elle était silencieuse.
Manifestement, ils étaient à cent lieues d'imaginer la présence de
l'espion Godard dans la pénombre du bas-côté opposé.
Lentement, Godard revint
vers le porche d'entrée. Il fallait prendre une décision : tout
donnait à penser que les deux hommes allaient se séparer. Duquel
devait-il s'occuper ? Il se dit qu'en toute logique mieux valait
laisser tomber Sarun et essayer d'en savoir plus sur l'autre. Mais,
ayant reçu pour mission de pister le premier, il ne pouvait prendre
la décision sans en référer à Mattei.
Il sortit sur le parvis. Tout en gardant les yeux
fixés sur l'entrée de l'église, il tira un téléphone mobile de son
blouson et forma le numéro de Mattei.
« Où es-tu ? demanda l'inspecteur.
— Une église, presque au bout de l'avenue de
Choisy, à droite en descendant.
—Je vois, Saint-Hippolyte. Tu as un problème ?
»
Godard fit un récit rapide de ce qui venait de se
passer.
« Pas d'hésitation, dit Mattei. Tu t'accroches au
nouveau et tu essayes d'en savoir le plus possible sur lui. Si tu
arrivais à lui tirer le portrait, ce serait le pied... »
Godard rangea le téléphone cellulaire, traversa la
rue et alla se poster au pied de l'immeuble d'en face, derrière une
haie. Il prit dans la musette un appareil de
photo sur lequel il fixa un téléobjectif et le régla sur le portail
d'entrée de l'église. L'appareil dans la main droite, il ne quitta
plus le portail des yeux.
L'Asiatique sortit. Seul, comme prévu. Godard prit
aussitôt un premier cliché de face, puis plusieurs autres de trois
quarts et de profil tandis que l'homme commençait à remonter
l'avenue de Choisy. Godard remit l'appareil dans sa musette et lui
emboîta le pas.
Il se demanda à quel moment Sarun allait quitter
l'église à son tour.