Maison de l'Inquisition, Alençon, Perche, octobre 1306
Bernadette Carlin attendait, les mains jointes sur son ventre. De fine silhouette, elle avait dû être agréable à contempler, mais la vie s'était chargée d'abîmer le visage à l'ovale parfait, d'éteindre les jolis yeux gris.
Un silence pesant régnait dans la salle d'interrogatoire, seulement troublé par le froissement de la courte feuille que tournait et retournait le seigneur inquisiteur.
– Veuillez décliner vos prénoms, nom et qualités, madame.
– Bernadette, Jeanne, Marie, Carlin, née Bardeau. Veuve, orfraiseuse1 louée.
Le notaire se leva et récita d'un ton pincé :
– In nomine Domini, Amen. En l'an 1306, le 24 du mois d'octobre, en présence du soussigné Gauthier Richer, notaire à Alençon, accompagné de l'un de ses clercs et des témoins nommés frère Robert et frère Foulque, dominicains, tous deux du diocèse d'Alençon, nés respectivement Ancelin et Chandars, comparait volontairement et personnellement Bernadette, Jeanne, Marie, Carlin, née Bardeau devant le vénérable frère Jacques du Pilais, dominicain, docteur en théologie, seigneur inquisiteur pour le territoire d'Évreux, nommé pour juger cette affaire en notre bonne ville d'Alençon.
Jacques du Pilais s'avança vers la femme, la vrillant de son regard pâle.
– Bernadette Carlin, voici les quatre Évangiles. Apposez votre main droite sur eux et jurez de dire toute la vérité, tant sur vous-même que sur les autres. Le jurez-vous sur Dieu et sur votre âme ?
– Je le jure, affirma-t-elle d'une voix mal assurée.
– Vous savez, bien sûr, qu'un parjure, outre qu'il souillerait irrémédiablement votre âme, vous vaudrait les foudres de ce tribunal.
– Je le sais, seigneur. Mais mon âme est pure et Dieu peut la sonder.
– Or donc, vous nous fîtes parvenir il y a quelques jours une bien étrange confession. Tardive, quoique fort bien tournée.
– Je ne sais point lire et encore moins écrire, seigneur. J'en ai dicté le contenu à un graphiarius public.
– Hum… Ainsi s'explique cette jolie plume. Que nous y dîtes-vous ?
Jacques du Pilais entreprit de lire d'une voix douce :


Au seigneur inquisiteur
chargé d'élucider le meurtre
du dominicain Nicolas Florin.
Seigneur,
Le secret que je garde depuis bientôt deux ans devient trop lourd à porter puisque la rumeur court en ville qu'un homme, le comte d'Authon, serait accusé du meurtre du seigneur inquisiteur Nicolas Florin. Il en est innocent et je ne pouvais conserver le silence plus longtemps. Je me suis tue jusque-là afin de protéger le nom de mes enfants et de leur épargner une nouvelle flétrissure. L'épouvantable réputation de leur père pèse déjà lourd sur leurs jeunes épaules. Quant à moi, ce soudard, voleur, trousseur et menteur a gâché ma vie. Dieu l'a rappelé à Lui, il y a six mois, et je ne prétendrai pas que le chagrin nous étouffa. Il est mort ainsi qu'il avait vécu, en vaurien, poignardé à la sortie d'un bouge à la nuit par un compagnon de saoulerie auquel il refusait de payer sa dette de jeu. Je vous l'affirme devant Dieu et en terrible honte, c'est mon mari qui assassina le seigneur inquisiteur Florin, un bourgeois rencontré, m'affirma-t-il, dans une taverne, avec qui il s'enivra au point que l'autre commença de lui adresser des mines de fille. Mon voyou d'époux n'apprit la réelle identité de sa victime que quelques jours plus tard. Affolé, il décida alors de se débarrasser des bijoux qu'il avait dérobés et retourna à la nuit les lancer dans le putel de la demeure du seigneur Florin.
Je ne doute pas que vos enquêteurs vous confirmeront son odieuse réputation et qu'ils vous éclaireront sur la mienne.
Cela est l'exacte vérité. Je le jure devant Dieu.
Votre humble Bernadette Carlin.
– Revenez-vous sur cette déclaration, madame ?
– Non pas. Ainsi que je le certifie et le jure, il s'agit de la vérité, et un innocent ne doit pas pâtir des méfaits de mon scélérat de mari. Nous en avons suffisamment souffert.
La voix grêle et déplaisante du frère Robert Ancelin s'éleva :
– Qui vous a payé, et combien, afin de forger ce témoignage ?
Bernadette Carlin cligna des paupières comme si elle venait de recevoir une gifle. Elle le considéra et répondit d'une voix ferme :
– Monsieur, je ne suis certes qu'une pauvresse qui trime jour et nuit afin de nourrir ses trois enfants. Toutefois, je n'ai jamais volé. Quant à me parjurer après avoir posé la main sur les Évangiles, je préférerais mourir aussitôt.
Elle se signa et se tourna vers Jacques du Pilais qui ne l'avait pas lâchée du regard. Quelque chose dans son maintien étonnait le seigneur inquisiteur. En dépit de ses vêtements élimés mais d'une propreté maniaque, de son bonnet de gros lin, de ses doigts déformés par la tension coupante des fils d'or, cette femme se tenait avec une sorte d'élégance naturelle qui donnait envie de la croire. S'y ajoutaient les multiples témoignages en sa faveur recueillis lors de l'enquête préliminaire, témoignages qui, en revanche, n'avaient pas épargné sa brute avinée de mari. Bernadette Carlin menait une vie de presque recluse, quittant son travail pour rentrer s'occuper de ses enfants que l'on disait bien tenus et sages. Ses rares sorties se limitaient au marché et à la messe. Nul ne se souvenait de l'avoir jamais vue attablée dans une taverne ou cancanant avec d'autres commères. De surcroît, et puisqu'on lui confiait des bobines de fil d'or ou d'argent, c'est qu'on la savait probe. Pourtant, en redoutable liseur d'âmes, Jacques du Pilais était certain qu'elle mentait. Savait-elle qu'il pouvait lui extirper la vérité sous la torture ? Peut-être, elle était intelligente. Alors pourquoi prendre ce risque, si effrayant que nombre d'hommes s'en seraient vivement détournés ? Pour de l'argent, pour ses enfants, bien sûr. Dans le dense silence de la salle, il écoutait sa respiration qu'elle tentait de maintenir régulière. Étrange race que celle des femmes, décidément, songea-t-il. Elles s'effarouchent d'une souris mais bravent un tribunal inquisitoire afin d'améliorer l'ordinaire de leur progéniture. Pilais tergiversa encore quelques instants. Au fond, cette femme ne lui offrait-elle pas un magnifique remède au déplaisir croissant que lui procurait l'incarcération abusive de monseigneur d'Authon qu'il savait innocent ? En habile politique, il n'avait pu le libérer, même après avoir reçu les compléments d'enquête exigés. En revanche, ce témoignage livré devant des témoins ecclésiastiques était aussi providentiel que controuvé. Et Jacques du Pilais qui, durant sa longue existence, avait infatigablement traqué le mensonge, s'entendit déclarer d'un ton faussement dépité :
– Mes frères, en mon âme et conscience, je crois que nous pouvons ajouter foi aux dires de cette femme. Toutefois, elle devra faire trois neuvaines afin que Dieu lui pardonne d'avoir retenu si longtemps la vérité. Notaire, veuillez consigner ce jugement. Monseigneur d'Authon est donc libre. Agnan, vous l'en informerez dès aussitôt.
Le jeune clerc fonça vers la porte sans un regard pour Bernadette Carlin, qu'il avait approchée quelques jours auparavant afin de lui proposer un lucratif marché.
Demain, dès avant l'aube, il lui remettrait la bourse promise. Dans une petite année, afin d'écarter tout soupçon, Bernadette déménagerait à Chartres. Elle y vivrait enfin une existence qui ne soit plus que de terreur du lendemain.
Une réconfortante pensée vint au jeune homme : décidément, l'assassinat du monstre Florin se soldait par de beaux dédommagements.
1 Brodeuse spécialisée dans la réalisation d'orfrois, de passementeries, de broderies d'or qui ornaient les vêtements précieux.