Rome, palais du Vatican,
septembre 1306
Aude de Neyrat dégusta une gorgée de
malvoisie1 et croqua une bouchée de croûte
dorée2 , une des gourmandises préférées d'Honorius
Benedetti. Elle s'étonna du plaisir qu'elle éprouvait de le
revoir.
– Comment se peut-il, ma chère amie, que vous
soyez le seul être en présence duquel je m'apaise ? avoua le
camerlingue en se tamponnant le front d'un fin mouchoir.
– Peut-être les bonnes nouvelles que je vous
apporte sont-elles un baume puissant ?
– À l'évidence. Toutefois l'explication est trop…
passagère pour être suffisante. S'y ajoute une confiance si totale
qu'elle m'étonne.
– Puisqu'elle est réciproque, pourquoi serait-elle
étonnante ?
– Parce que nous sommes des êtres de méfiance,
donc de solitude. (L'aigreur rattrapa le prélat qui
confessa :) Quelle cuisante déception que ce Clair Gresson. Je
lutte contre la rancœur et la détestation qu'il m'inspire. Au fond,
je ne m'en veux pas tant de sa trahison que de ma naïveté à son
égard.
Aude de Neyrat sembla réfléchir, le regard perdu
vers le grand dorsal tendu sur le mur situé derrière le fastueux
bureau du prélat. Une Vierge timide et diaphane, environnée d'anges
au sourire grave, inclinait la tête, le regard baissé. Aude
n'ignorait pas que la tapisserie dissimulait un passage bas ménagé
entre les épais murs. La chambre de réunion du souverain pontife se
trouvait à l'autre extrémité.
Elle commença d'une voix lente :
– N'est-ce pas une ironie cinglante que le sort
réserve à des êtres tels que nous, Honorius ?
– Que voulez-vous dire ?
– À force de manigances et de tromperies, nous
sommes dans l'incapacité d'éprouver d'autre sentiment que la
défiance pour tous ceux qui nous approchent. Lorsque, par
exception, nous accordons notre estime ou notre tendresse, nous
attendons comme un dû qu'elle soit appréciée à la manière d'un rare
privilège. Pourquoi le serait-elle plus qu'une autre ? Au fond, la
fourberie nous rend parfois candide.
– C'est habilement résumé, admit le camerlingue
que l'intelligence du ravissant nuage blond installé en face de lui
surprenait toujours. En effet, quelle justification à mon amertume
puis-je m'octroyer ? Gresson a bafoué l'amitié que je me sentais
pour lui, mais j'ai abusé de tant d'amitiés offertes au cours de ma
longue existence…
– Notre conversation ne devient-elle pas sinistre,
cher Honorius ? Allons… je vous porte d'excellentes nouvelles, je
vous vois en belle santé. La chance est de notre côté.
Réjouissons-nous, donc.
Le visage mince du prélat se détendit.
– Chère Aude, la providence fut bien généreuse
lorsqu'elle permit que nous nous rencontrions. Tout de vous
m'enchante, même au creux des heures les plus sombres.
– Elle le fut indiscutablement vis-à-vis de moi,
en me sauvant, grâce à vous, d'un bûcher certain ou de la corde du
bourreau, déclara-t-elle d'un ton amusé.
En dépit de l'aveu de l'archevêque et de la feinte
alacrité qu'elle affichait dans le seul but de dérider son vieil
ami, madame de Neyrat percevait un trouble chez lui. Un trouble
qu'elle connaissait bien. Un aspect d'elle demeurait un mystère
pour le prélat, lui que le remords rongeait depuis des lustres.
Honorius s'interrogeait sur son besoin, son envie de contrition.
N'éprouvait-elle véritablement aucun regret d'avoir souillé son
âme ? Elle aurait pu l'éclairer, mais se taire était une autre
preuve de son amitié. Bien sûr que si. Le désir de résipiscence
l'assaillait parfois. Elle s'appliquait à l'écarter bien vite. Se
morfondre sur ses viles actions n'aurait servi de rien. Elle avait
refusé le marché de dupes que lui proposait le destin. Se repentir
revenait à admettre qu'elle avait eu tort de lutter contre une vie
imposée, contre les blessures, les humiliations qu'elle lui
réservait. C'était excuser ce répugnant vieillard qui s'écrasait
sur elle lorsque l'envie l'en prenait. Quant à Honorius, jamais
elle ne lui avouerait que parfois, au détour d'une nuit que fuyait
le sommeil, le dégoût d'elle-même lui venait. Il fallait que le
camerlingue continue à croire que le remords pouvait épargner
certaines créatures, ainsi le sien lui paraîtrait-il, peut-être,
moins légitime. Il lui avait jadis sauvé la vie. Elle s'appliquait
à adoucir ses rêves.
– Puisqu'il est dit que vous ensoleillerez mes
jours les plus moroses, contez-moi de nouveau nos progrès.
– Cette… femme que l'on vous avait recommandée,
celle qui gîte non loin de Ceton, a fait son office, si j'en crois
les renseignements que l'on m'a portés d'Authon-du-Perche. Madame
de Souarcy pâlit et se creuse. Des langueurs la poussent à s'aliter
à l'après-midi. Je confesse que je n'accordais que peu de foi aux
pouvoirs de cette malfaise. Aussi m'étais-je… associée mademoiselle
Mathilde, la fille de madame Agnès. Je me trompais, voilà tout. Il
va me falloir me débarrasser de l'ennuyante donzelle. Une jolie dot
et quelques scintillantes babioles devraient m'en décharger, sans
compter la promesse que je lui ai faite de l'aider à se venger de
son oncle. L'étiolement de sa mère et son proche trépas
contribueront à apaiser tout à fait le vilain fiel accumulé par la
jolie peste. Je ne serai pas fâchée de ne plus poser mon regard sur
elle. Quoi d'autre ? Bien sûr, où avais-je la tête ? Un seigneur
inquisiteur d'Évreux vient d'être nommé afin d'entendre
prochainement le comte d'Authon en la maison de l'Inquisition
d'Alençon. Une aubaine pour nous. (Une moue charmante plissa le nez
d'Aude de Neyrat.) Aubaine n'est sans doute pas le terme adéquat,
puisque je vois votre habile main dans cette nomination.
– Votre finesse me réjouit, admit le
camerlingue.
– Serait-ce abusivement indiscret de ma part de
m'informer du moyen grâce auquel vous êtes parvenu à convaincre
Clément V d'exiger du roi de France la comparution d'un ancien
ami ?
– Rien de vous n'est abusif, ma bien chère.
Clément V est un homme d'une rare perspicacité. Il nous ressemble
un peu. Toutefois, il serait outré de cette comparaison. Il est
très difficile de le duper puisqu'il a lui-même berné pas mal de
gens. Cela étant, son caractère peu marqué est un atout pour nous.
Son élection fut organisée par Philippe le Bel. Jusqu'où Clément
participa-t-il aux tractations qui devaient l'asseoir sur le trône
papal, je l'ignore. Néanmoins, il redoute plus que tout que
l'histoire de ce marchandage vienne à se répandre dans l'Occident
chrétien. La destitution serait alors plus qu'envisageable. Aussi,
que représente monsieur d'Authon face à cette perspective ?
– Un pion dans une complexe partie d'échecs. (Aude
de Neyrat fronça ses jolis sourcils blonds et insista :)
Toutefois, la stratégie de ladite partie m'échappe, je vous
l'avoue. Qu'avez-vous à faire d'Artus d'Authon puisque nous
encerclons la belle Agnès ? Il devient inutile de nous défaire de
son époux.
Honorius Benedetti n'hésita que quelques instants.
Il aurait menti sans vergogne à tout autre. Pas à elle.
– Vous l'avez décrite : la partie engagée est
d'une rare complexité. Je me suis leurré gravement dans le passé en
me convainquant qu'Agnès de Souarcy était la pièce maîtresse de
l'échiquier. À la réflexion, à l'interminable réflexion, j'en suis
maintenant à la certitude qu'elle n'est pas la seule.
– Artus d'Authon serait-il une seconde
reine ?
– Je méconnais ce qu'il est au juste. Cependant,
même s'il n'est qu'une tour protectrice, il peut nous barrer le
chemin d'autres pièces. Voyez-vous, ma belle amie, nulle des
actions de madame d'Authon n'est… innocente, contrairement à ce
qu'elle pense sans doute.
– Innocente ?
– Toutes lui sont dictées par un plan qui la
dépasse largement et dont elle n'a pas le moindre soupçon.
– Penseriez-vous qu'elle n'ait pas choisi Artus
d'Authon par seul élan du cœur mais parce qu'il lui était, en
quelque sorte, destiné ? Cette future enfante dont vous tentez
d'éviter la conception, et surtout la naissance, devait-elle naître
également de lui ?
Il accueillit sa clairvoyance d'un petit hochement
de tête :
– Il s'agit là d'un des doutes qui m'effleurent de
plus en plus souvent. Soyons clairs : Artus d'Authon n'existe
pas sans Agnès de Souarcy, du moins en ce qui concerne notre lutte
millénaire. En revanche, je finis par redouter qu'il soit davantage
qu'un géniteur remplaçable. Que sais-je… le procréateur essentiel
sans lequel son épouse ne pourrait concevoir l'enfante à venir qui
perpétuera la lignée, en plus d'un protecteur…
Le camerlingue rattrapa la goutte de sueur qui
dévalait de son crâne vers son sourcil d'un coin de son mouchoir.
Il laissa échapper un pesant soupir :
– Aude, je le sens, le temps s'accélère et nous
est chaque jour davantage compté. Ils doivent disparaître, tous.
Madame d'Authon, puisque « la lignée vient par les
femmes », est-il écrit et qu'elle est, à l'évidence, l'une
d'entre elles. Ce petit Clément, dont j'ignore l'implication exacte
et qui a disparu en même temps que les manuscrits. Mes espions
m'ont renseigné : Clair Gresson le recherche avec fébrilité,
tout comme la comtesse d'Authon. Pour quelle raison ? Quelle
importance peut revêtir un petit valet de ferme, si ce n'est qu'il
détient le traité de Vallombrosa ? Authon, puisque je ne parviens
pas à identifier son rôle exact auprès de son épouse. Je ne vous
surprendrai pas, mon amie, vous me connaissez comme un autre
vous-même. Je déplore mon impuissance à trouver d'autres solutions
que celle de leur trépas. Je n'ai nul autre moyen de m'assurer que
ce fol, ce désastreux espoir d'une Seconde Venue ne se répandra
pas.
Honorius Benedetti se laissa aller contre le
dossier richement sculpté de sa chaire et murmura d'une voix douce,
paupières closes :
– « Et vous verrez le Fils de l'homme siéger
à la droite de la Puissance et venir avec les nuées du
ciel. »
– Il s'agit de l'Évangile de Marc3 , n'est-ce pas ?
– En effet, il fait écho au livre de Daniel :
« Son empire est empire à jamais, qui ne passera point, et son
royaume ne sera point détruit4 . » On retrouve des allusions
similaires chez Matthieu : « Quand le Fils de l'homme
viendra dans sa gloire, escorté de tous les anges, alors il prendra
place sur son trône de gloire5 . » Luc décrit la Seconde Venue avec
plus de détails : « Et il y aura des signes dans le
soleil, la lune et les étoiles… Lorsque cela commencera d'arriver,
redressez-vous et relevez la tête car votre délivrance est
proche6 . »
– Le Second Avènement… Christ renaîtra afin de
nous sauver de nouveau. Il n'en existera pas de troisième, ainsi
que le précise le saint Livre.
– C'est pourquoi je lutterai jusqu'à ma mort pour
empêcher celui-ci.
– En vous opposant à la volonté divine ?
Honorius enfouit son visage entre ses mains et
rectifia :
– En Le servant jusqu'à la damnation s'il le faut.
En protégeant Ses créatures d'elles-mêmes. En défendant jusqu'à mon
dernier souffle l'ordre que nous avons établi depuis des siècles
afin de museler les pires instincts de l'homme, sans lequel
l'humanité retournerait au chaos dont nous l'avons tirée.
La gaîté avait déserté madame de Neyrat. Elle
chuchota à son tour :
– Si Christ renaît…
– Quoi ? s'emporta le camerlingue en abattant ses
mains sur le bureau. L'homme deviendra miraculeusement meilleur ?
Il en sera aujourd'hui comme il en fut jadis. Une poignée de
visionnaires et de purs Le suivront. Les autres n'auront de cesse
de Le détruire parce qu'Il menace leurs vils mais profitables
arrangements, et ils y parviendront.
Un silence s'installa. Madame de Neyrat sentit
l'infinie tristesse du prélat. Honorius luttait contre son plus
absolu, son unique amour : Dieu.
– C'est donc à ce monde imparfait que vous nous
condamnez ?
– Je n'en ai pas de rechange. Je me dis parfois…
(Il réprima un petit rire ironique.) Vous allez me trouver bien
mièvre, ma chère… Parfois me vient un fol espoir. Si je parviens à
empêcher la Seconde Venue annoncée, si elle est retardée… peut-être
interviendra-t-elle lorsque l'homme aura grandi, lorsqu'il aura
fait taire sa férocité, sa cupidité, sa veulerie et sa bêtise pour
ne conserver que sa lumière ?
Un sourire désolé étira la jolie bouche en cœur.
Aude soupira :
– Honorius, mon cher Honorius… Croiriez-vous à la
possibilité d'un changement radical et faste des créatures
humaines ?
Le regard noyé de larmes, il la détailla et avoua,
atterré :
– Pas plus que vous, ma chère, mais j'ai parfois
besoin de me mentir afin de respirer un peu plus à mon aise.
1 Vin cuit de muscat.
2 Encore appelée « soupe
dorée », la recette ressemble fortement à celle du pain
perdu.
3 14 : 62. L'Évangile de Marc
comprend plusieurs évocations de cet ordre, qui ont concouru à
convaincre les chrétiens des siècles passés du retour « en
personne » du Christ sur terre à une date qui n'est pas
précisée. D'anciens calculs avaient fixé cette date à 1666,
encourageant Oliver Cromwell (1599-1658) à autoriser et à protéger
le retour des juifs en Angleterre puisque le Christ devait renaître
d'une femme juive.
4 7 : 14
5 25 : 31.
6 22 : 25.