Citadelle de Limassol, Chypre, août 1306
L'aube filtrant par la mince meurtrière de sa cellule avait tiré Francesco de Leone, chevalier de justice et de grâce1 , d'un sommeil confus, fiévreux, que la touffeur de la nuit ne justifiait pas à elle seule.
Il sortit de l'aile qui abritait les cellules et le dortoir et traversa la vaste cour pavée en direction du bâtiment trapu réservé aux soins, planté en son centre. On y accueillait les malades, qu'ils fussent gueux ou nobles, valets, marchands ou soldats. Au fur et à mesure qu'il se rapprochait de l'hôpital, l'odeur de décrépitude humaine, de sanie et de déjections le prit à la gorge. Elle ne l'étonna pas. Il frayait avec la souffrance et la mort depuis une éternité. La chaleur ambiante attisait les plaies de ceux qui suppliaient qu'on les soigne. On parvenait à peine à nettoyer les chairs martyrisées dans l'espoir qu'une immonde vermine ne s'y développerait pas. Faute de place, de moyens, de chevaliers médecins, on ne se préoccupait plus de limiter la propagation des infections en cloîtrant les pulmonaires, les scrofuleux2 , ou les diarrhéiques. Une sorte de tri que nul n'aurait eu le cœur d'admettre s'opérait maintenant. À l'étage ceux qui avaient une chance de survivre. Au rez-de-chaussée, ceux qui allaient mourir et seraient sous peu descendus vers la petite cave creusée sous l'hôpital. Elle faisait office de morgue en raison de sa fraîcheur qui limitait la pestilence exhalée par les cadavres.
Une rancœur difficile à contenir envahit le chevalier de Leone. Henri II de Lusignan, roi de Chypre, avait assorti sa peu enthousiaste autorisation d'installation sur la côte méridionale d'inflexibles conditions. Le nombre des chevaliers hospitaliers dont il tolérait la présence sur l'île ne devrait jamais dépasser soixante-dix, en plus des serviteurs laïcs qui les accompagnaient. Les chevaliers du Christ avaient dû obtempérer en dépit de l'afflux des malades bientôt cinq fois plus nombreux qu'eux. Certes, Leone le savait : Chypre n'était qu'une étape. Le regard de Guillaume de Villaret, successeur3 de son frère comme grand maître de l'ordre, se tournait vers Rhodes, vers le futur. Toutefois, une tristesse diffuse lui venait lorsqu'il songeait à ces enfants, à ces vieillards, à tous ces êtres qui allaient mourir parce que Lusignan appréhendait l'expansion et surtout le pouvoir de l'ordre soldat.
– Je vous vois bien songeur et sombre, mon ami.
Francesco de Leone se tourna vers la voix douce.
Arnaud de Viancourt, prieur et grand commandeur, le fixait d'un air paisible. Le petit homme fluet et gris, qui semblait sans âge en dépit des rides fines qui sillonnaient ses joues et son front, insista :
– Pourquoi si sombre ?
Francesco baissa la tête et croisa les bras sur sa robe de bure noire.
– Tant vont mourir. Combien parviendrons-nous à sauver ?
– Peu, très peu. Notre mission n'est pas de réussir si tel n'est pas le souhait de Dieu. Elle est de nous acharner à toujours recommencer afin d'alléger les peines de Ses créatures.
– Que savons-nous des souhaits de Dieu ?
– Ah… l'intenable question que je me suis posée des milliers de fois. Il n'y a que les privés d'esprit qui croient les entrevoir. Nous tâtonnons, mon frère. Nous nous efforçons de Le servir sans jamais faillir, en priant que la voie que nous empruntons soit pure et aussi peu erronée que possible. Venez, proposa-t-il d'une voix plus claire, devisons quelques instants en amitié. L'air du tôt matin me ferait presque oublier que je suis maintenant un vieillard. N'avez-vous pas remarqué cette particularité des nuits chypriotes ? La fournaise du jour se poursuit dans la nuit pour s'y atténuer progressivement. L'aube apporte pour quelques heures une fraîcheur bienvenue mais fugace. Profitons-en.
Arnaud de Viancourt devança Leone. Il s'écarta des murailles, avançant d'un pas lent en se gardant de se rapprocher des bâtiments. Leone ne fut pas dupe. L'apaisement apporté par l'aube n'avait que peu à voir dans le désir de promenade du prieur. Celui-ci souhaitait l'entretenir d'une affaire d'importance. Il craignait les espions que Lusignan avait placés partout, et sans doute au sein de leur Ordre, aussi ne s'engageait-il dans une conversation d'importance qu'hors les murs de son bureau ou de sa bibliothèque.
Ils se rapprochèrent en silence d'une haute volière dans laquelle se charmaient en roucoulant des colombes et des tourterelles. L'exquis vacarme couvrirait leur échange, et Francesco se demanda si l'insistance avec lequel le prieur avait souhaité l'installation des tendres oiseaux à l'ouest de la cour tenait véritablement, ainsi qu'il l'avait affirmé, au plaisir qu'il éprouvait à les contempler.
– Je vieillis, mon ami, répéta le petit homme. J'en viens à déplorer que toutes les créatures de Dieu n'aient pas la grâce inutile de ces oiseaux.
– Si toutes la possédaient, la distinguerions-nous encore afin de nous en réjouir ?
Un pouffement d'hilarité lui répondit :
– Vous marquez un point, Francesco. L'Homme est ainsi fait qu'il lui faut le pire pour reconnaître le meilleur. Triste constat. Changerons-nous jamais ?
Son regard balaya la cour avec lenteur et une feinte indifférence. Il hésita. Francesco de Leone songea qu'il cherchait l'un des préambules dont il était coutumier. L'esprit d'Arnaud de Viancourt lui faisait l'effet d'un complexe échiquier, dont les pièces obéissaient à des règles mouvantes. Il les semait selon un ordre déroutant. Pourtant, soudain, elles s'organisaient pour former une ouverture à l'implacable rigueur. Le chevalier se trompait. Arnaud de Viancourt soupesait les informations qu'il lâcherait. Leone ne devait pas encore soupçonner que le prieur organisait leur Quête depuis des décennies, qu'il manœuvrait dans l'ombre pour contrer les agissements de leur ennemi juré : Honorius Benedetti.
Deux ans plus tôt, Viancourt avait remporté une bataille décisive, grâce à l'aide de Clair Gresson, l'un de ses plus talentueux espions placé auprès de Guillaume de Plaisians, la deuxième tête plantée sur les épaules de monsieur de Nogaret, ainsi qu'il se murmurait dans les couloirs du Louvre. Clair Gresson s'était rapproché d'Honorius dont il avait affirmé partager les thèses : l'homme était incapable de rejoindre la pureté et la lumière du Christ si on ne l'y contraignait pas. Gresson était parvenu à convaincre le camerlingue de sa foi absolue : le chaos guettait l'humanité si on lâchait la laisse qui la retenait. Seuls la peur, l'ordre établi, l'Église préserveraient les hommes du pire, c'est-à-dire d'eux-mêmes. Gresson avait menti avec finesse, renseignant faussement Benedetti sur l'identité du prélat pressenti par le roi de France pour s'installer sur le Saint Trône. Philippe le Bel avait besoin d'un pape docile, quitte à soudoyer d'autres cardinaux afin de s'assurer son élection. De confidentielles approches avaient permis au souverain d'arrêter son choix sur monsieur de Got*, archevêque de Bordeaux, puisque les voix des Gascons lui étaient acquises. De surcroît, monsieur de Got était réputé pour son intelligence, son sens de la diplomatie, mais certes pas pour sa forte tête. Nogaret s'était donc convaincu qu'il serait aisé à mener et qu'il concéderait au roi ce que celui-ci désirait en reconnaissance de son aide : un procès posthume contre la mémoire de Boniface VIII et la réunion des ordres soldats sous la bannière de son fils Philippe de Poitiers. Il fallait donc à tout prix protéger la candidature de monsieur de Got afin d'empêcher l'élection d'Honorius Benedetti, favori de quelques prélats italiens, ennemi redouté de la plupart des autres. Clair Gresson s'y était employé. Prétendant espionner pour le compte du camerlingue, il lui avait jeté un autre nom en pâture : Renaud de Cherlieu, cardinal de Troyes, précisant que ce dernier s'était montré complaisant au sujet du procès posthume contre Boniface qui hantait le roi. L'offensive n'avait pas tardé. Honorius avait puisé avec libéralité dans son trésor de guerre, dispensé les promesses, distillé les menaces. Homme de derrière la tenture, il briguait la tiare papale, non qu'elle le séduisît. Seul l'immense pouvoir qu'elle conférait à celui qui la ceignait l'intéressait, le pouvoir de sauver l'homme de lui-même pour l'amour de Dieu.
Des rumeurs s'étaient propagées à la vitesse de l'éclair, semées et attisées par les hommes du camerlingue. Faute de temps, Honorius avait opté pour une accusation presque impossible à contrer : la tolérance coupable de monseigneur de Troyes pour les hérésies et les déviances religieuses. L'incrédulité avait d'abord gagné Renaud de Cherlieu, homme débonnaire. Il avait demandé conseil et protection à monsieur de Nogaret. Cependant, le conseiller du roi avait fort à faire et, bien qu'ignorant son origine, se satisfaisait assez de l'anathème4 qui menaçait de frapper monseigneur de Troyes. Ce dernier risquait un procès inquisitoire. Cette diversion bienvenue arrangeait le roi de France et permettait à Nogaret, ainsi qu'à Plaisians, de pousser leur pion : monseigneur de Got. Le doute avait cédé place à la peur en Renaud de Cherlieu. Sans comprendre l'injuste acharnement dont il était victime, il avait requis audience du camerlingue Benedetti. Si Honorius avait dissimulé avec aise la surprise que lui occasionnait sa visite, il avait dû fournir un gigantesque effort pour ne pas laisser exploser sa rage lorsqu'il avait compris que Clair Gresson, ce jeune homme à la fougue, à la piété tellement séduisante, l'avait dupé comme personne ne s'y était risqué auparavant. Honorius Benedetti avait alors tenté de rectifier sa stratégie. Trop tard. Les mois durant lesquels il s'était tout entier consacré à l'anéantissement de Renaud de Cherlieu avaient été décisifs. Monseigneur de Got serait élu. Il n'y pouvait plus rien.
Viancourt soupira, passant deux doigts entre les mailles de la volière pour caresser la gorge d'une tourterelle qui inclina le col vers lui. Le vieil homme détailla à nouveau son jeune frère. Francesco de Leone devait avoir vingt-sept ans. Encore jeune et pourtant millénaire de tous les combats auxquels il avait prêté sa lame ou son intelligence. Comme lui, comme tant d'entre eux, Leone avait traversé des champs de bataille transformés en boucherie, en charnier par la folie des hommes. Comme lui, il avait achevé d'un coup d'épée des compagnons agonisants afin de leur épargner la fureur vengeresse de l'ennemi. Comme lui, il s'était émerveillé d'un petit matin solitaire et frais, de l'odeur des amandiers, d'un chant de cigale, songeant que Dieu était là, enfin. Le prieur remarqua les premières rides fines du haut front pâle derrière lequel se dissimulaient tant de choses que Leone croyait secrètes. Le chevalier était assez grand. Ses traits fins, bien dessinés, ses cheveux blonds moyens et ses yeux d'un bleu de mer profonde trahissaient ses origines d'Italien du Nord. Le nez droit, les lèvres charnues, le sourire qui parfois lui montait vers les tempes avaient dû charmer tant de femmes, sur tant de continents. Pourtant la continence charnelle de Leone, son absolue obéissance à la discipline qu'il avait épousée, sa foi brûlante ne faisaient aucun doute dans l'esprit du prieur. Son intelligence aiguë et la pureté de ses buts non plus.
– Francesco, mon valeureux guerrier. N'est-il pas bien attristant que je ne me sente d'absolue confiance qu'en vous ?
Leone lutta contre l'embarras qui le gagnait. Il mentait au prieur depuis des années, menant une Quête secrète dont le flambeau avait été transmis par un templier dans les souterrains d'Acre, juste avant la chute de la citadelle. Le prieur perçut sa gêne bien plus clairement que le chevalier ne le soupçonnait. Il biaisa par affection :
– Nous sommes tant d'êtres à la fois, mon ami, qu'il serait bien fol que je prétende vous connaître tout à fait…
Inquiet, Leone le fixa. Que signifiait au juste cette constatation ? Qu'avait deviné Viancourt ?
– Au demeurant, nous sommes tous dans l'incertitude des autres. Ainsi, notre grand maître, que je considère comme un ami, me surprend-il parfois. Voyez-vous, Francesco… l'âge ne rend pas nécessairement plus sage. Cependant, il rend plus urgent. Il me vient des raccourcis que je n'eus pas tolérés dix ans plus tôt. L'important n'est pas de savoir ce que sont au juste les êtres, mais d'être certain de ce qu'ils ne deviendront jamais, sous nulle contrainte, pour aucun gain. Je sais ce que vous ne serez jamais et c'est un beau soulagement. L'existence, aussi rude et ingrate soit-elle, n'abîme que ceux qui le lui permettent. Je ne les condamne pas. Il est parfois si ardu de s'accrocher aux plus belles choses de soi-même. Or, elles sont notre ultime force.
Un mince sourire étira les lèvres de l'homme fluet. Il soupira :
– Ne voilà-t-il pas que je vous pousse vers un gouffre de spéculations ? Votre mutisme en est la preuve. Votre pardon, mon frère. Bah, c'est le privilège des vieillards de divaguer un peu sans que nul n'ose les interrompre.
– Divaguer ? Je sens, au contraire, que tout cela nous conduit vers un point précis que je ne perçois pas encore, rectifia Leone, sur ses gardes.
– Et vous avez grand raison : votre départ de Chypre pour le royaume de France, dès le demain. Votre billet de congé5 , signé de ma main, est prêt. C'est également la raison pour laquelle je me suis épanché plus tôt auprès de vous. J'ignore, Francesco, si nous nous reverrons en ce monde.
– Que…
Viancourt l'interrompit d'un geste :
– Je ne redoute pas la mort. Elle fut, elle demeure notre plus tenace compagne, à vous, à moi, à nous tous en ces lieux. Rassurez-vous : je ne la sens pas encore ramper vers moi. J'espère qu'elle aura la courtoisie de me prévenir de son avancée. Elle me le doit bien après avoir investi mes jours et mes nuits, ma vie durant. Quoi qu'il en soit, il ne s'agit pas tant du sable qui me demeure que de la durée de votre absence.
Le soulagement le disputait à la surprise en Francesco de Leone. Rejoindre la France, Agnès d'Authon, sa cousine qui ignorait leurs liens de sang. Veiller sur elle afin que nul n'attente à la vie qu'elle devait à nouveau porter. Pourfendre les sbires de Benedetti, s'ils en venaient à cela. Toutefois, quelle puissante raison motivait son départ, puisque le prieur ignorait tout de sa Quête et d'Agnès, du sang différent* qui devait renaître d'elle ?
– J'accepte cette mission. Quelle est-elle ?
– Vous m'en voyez soulagé. Grandement. Honorius a déployé ses tentacules et vous n'ignorez rien de leur redoutable puissance.
– Que complote-t-il ?
Le prieur hésita une dernière fois. La vérité l'aurait soulagé. Son heure n'était pas encore venue.
– Nous l'ignorons au juste, mentit Arnaud de Viancourt. En revanche, il est évident que la réussite de notre adversaire serait notre échec. Veut-il se débarrasser de Clément V dont il n'a pu éviter l'élection ? Après tout, nous sommes convaincus qu'il est le donneur d'ordre de l'enherbement de Benoît XI. Nous avançons dans un épais brouillard, mon valeureux frère. Honorius cherche quelqu'un qu'il nous faut atteindre avant lui, que cette personne se révèle un allié ou un ennemi. Le fait que cet enfant revête tant d'importance aux yeux du camerlingue nous le rend terriblement précieux.
– Un enfant ? s'étonna Leone.
– C'est ce qui ressort des informations que nous sommes parvenus à glaner.
En réalité, Clair Gresson et ses espions sillonnaient le royaume depuis bientôt deux ans, à la recherche de ce jeune Clément de l'entourage de madame de Souarcy. En vain. L'idée était progressivement venue à Arnaud de Viancourt que, puisque Leone connaissait bien l'enfant, il lui serait plus aisé de le retrouver et de le protéger. Gresson lui prêterait main-forte, en toute discrétion.
– Un petit Clément, un valet de ferme croyons-nous, de la maison d'une dame, la nouvelle comtesse d'Authon.
Leone lutta contre la panique qui lui obstruait la gorge. Clément ! Pourquoi Benedetti le pourchassait-il ? Pour récupérer les manuscrits que le chevalier avait confiés à l'adolescent avant de rejoindre Chypre ? Le traité de Vallombrosa sans lequel le camerlingue ne pouvait interpréter le deuxième thème de la prophétie, et le grand cahier de notes sur lequel lui et Eustache de Rioux, son parrain d'Ordre, avaient recopié le carnet tendu par le chevalier templier dans les souterrains d'Acre, peu avant de trépasser ? Les deux volumes ne devaient jamais tomber entre les mains du camerlingue. À aucun prix. Viancourt prétendit ne pas remarquer le trouble qui avait fait blêmir son frère jusqu'aux lèvres et poursuivit :
– Il vous faut retrouver ce Clément. Je n'ai que fort peu d'indications à vous fournir. Ami, je m'en remets à vous. Il vous faut comprendre son importance pour Benedetti. De là, nous parviendrons à déduire le plan ourdi par le camerlingue.
Il fallait surtout que Leone protège l'enfant afin que leur Quête se poursuive. Sans que Viancourt comprenne au juste pourquoi, le jeune garçon était devenu un enjeu crucial.
– Il en sera fait selon vos ordres, s'inclina Leone. Et mon frère… nous nous reverrons.
– À Dieu plaise.
1 Un chevalier de justice devait pouvoir se prévaloir d'au moins huit quartiers de noblesse en France et en Italie et de seize en Allemagne. Le titre de chevalier de grâce, en revanche, était acquis par le seul mérite.
2 On regroupait à l'époque sous ce terme les malades présentant des symptômes dermatologiques que la maladie soit ou non infectieuse, comme la lèpre.
3 En 1296.
4 À l'origine : personne exposée publiquement à la malédiction par l'autorité ecclésiastique. Excommunication majeure prononcée contre les ennemis de la foi catholique et les hérétiques.
5 Les frères ne pouvaient se déplacer sans lui. Tout commandeur rencontrant un hospitalier incapable de le produire avait obligation de le faire arrêter aussitôt et juger par l'Ordre.