Forêt des Clairets, manoir
de Souarcy-en-Perche,
Perche, octobre 1306
Perche, octobre 1306
Gilbert jubilait. Une lourde odeur d'humus
s'échappait de sa musette renflée. Sa fée serait heureuse, si fière
de lui lorsqu'elle découvrirait les magnifiques cèpes1 qu'il avait ramassés,
certains au chapeau large comme sa main. Adeline en ferait sécher
une provision au-dessus de la cheminée des cuisines. On en
farcirait le cochon qu'on égorgerait en décembre prochain.
Satisfait de sa récolte, il balança le lourd sac
de toile sur son épaule et prit le chemin du retour. Un instinct le
prévint et il se rencogna de justesse derrière un chêne. Deux
cavaliers longeaient l'orée de la forêt, ou plutôt une cavalière et
son escorte. Ils passèrent à deux toises du Simple sans se douter
de sa présence. Affolé, Gilbert demeura figé une longue minute, des
bribes d'idées s'entrechoquant dans son esprit sans qu'il ne
parvienne à en saisir une seule.
Sa bonne fée. Sa bonne fée rentrerait sous peu de
la Haute-Gravière où elle s'était rendue afin de surveiller
l'avancée des extractions de minerai. Il fonça vers le manoir,
courant sans reprendre haleine, comme si le diable s'était lancé à
ses trousses.
La terreur faisait trembler Gilbert le Simple et
lui asséchait la gorge. Elle était là, il l'avait vue, l'ignoble
sorcière aux cheveux de nuage et aux yeux de pierre verte. Elle
rôdait alentour de Souarcy, escortée d'une brute à la mine
patibulaire, un de ces mercenaires qui, en temps de paix,
remplaçaient leur maigre solde en se louant afin d'effectuer de
basses besognes et d'épargner ainsi le remords à leurs
commanditaires.
Une gigantesque frustration se mêlait à la peur du
Simple. Il aurait pu tuer la vipère, écraser son haut cou mince
entre ses mains. L'affaire de quelques secondes. Après tout, il ne
s'agissait pas d'une vraie créature de Dieu, mais d'une vilaine
sorcière. Toutefois, le chevalier avait été formel : il
perdrait alors sa place au paradis à côté de sa bonne fée. Or, cet
homme au regard de lac savait de quoi il parlait puisque Agnès de
Souarcy avait précisé deux ans auparavant qu'il s'agissait d'un
chevalier du Christ. Gilbert avait alors trouvé cette réunion de
mots si belle qu'il en avait eu le cœur renversé au point de ne pas
l'oublier, contrairement à tant d'autres choses. L'ange, celui qui
l'avait visité alors qu'il dormait d'un sommeil de brute entre les
jambes d'Églantine, avait été très clair. Ses mains ne devaient pas
être souillées de sang. Il ne devait pas tuer cette monstresse.
S'agissait-il vraiment d'un séraphin ? Gilbert n'en était pas
certain. À quoi ressemblent les anges ? D'autant qu'il ne
conservait aucun souvenir de ses traits. En revanche, au matin,
lorsqu'il s'était éveillé, il tenait la solution. Son pauvre esprit
demeuré l'avait-il trouvée seul ? Sans doute pas. Selon lui, seul
un ange pouvait la lui avoir soufflée. Or donc, la créature
céleste, dans son infinie bienveillance, lui avait offert le moyen
de protéger sa fée ainsi que la place qui lui était réservée à son
côté, plus tard, au paradis.
La peur disparut. Gilbert pouffa, sa main épaisse
plaquée sur la bouche. Il se dirigea vers le bûcher et étala une
grande touaille sur le sol afin d'y entasser du petit bois et des
rondins de faible diamètre. Il y ajouta quelques brassées de paille
humide et chargea le ballot sur son épaule en sifflotant de
contentement. Ça, il savait bien le faire, il en avait
l'habitude.
– Holà, l'homme ! s'exclama madame de Neyrat en
pénétrant dans la grande cour du manoir, sa main en visière
protégeant ses yeux du soleil couchant.
L'appréhension noua Gilbert qui faisait mine de
s'affairer en examinant les sabots d'Églantine. Une appréhension
mêlée d'une joie féroce, meurtrière. Il se retint d'éclater de rire
en songeant à la surprise qu'il leur réservait. Le garde du corps
de madame de Neyrat le dévisagea d'un air peu amène lorsqu'il
s'approcha de la jument louvet de sa patronne. Il
éructa :
– Tiens-toi à respectueuse distance, bonhomme, à
moins de désirer tâter de ma lame !
– Ah ben… Qu'ec tu m'racontes, l'homme ? Faut ben
m'approchions pour entendre c'te belle dame ! Qué buse que tu fais,
mon gars !
– Un demeuré, madame, commenta l'homme.
Pour une fois, une seule, Gilbert loua son faciès
d'idiot et sa langue difficile. Toutefois, il n'était pas aussi
crétin que les deux autres le pensaient. Sa bonne fée avait veillé
à ce que son intelligence d'enfançon s'éveille un peu, même si elle
n'était jamais devenue adulte.
Fine, Aude opta pour le charme.
– Je cherche madame d'Authon, Agnès de Souarcy,
une de mes miennes amies perdues de vue, il y a fort longtemps.
Peux-tu nous renseigner ? Ce serait aimable à toi.
– Voui-voui.
– Où se trouve-t-elle ? insista Aude de Neyrat
avec une suavité qu'elle jugea digne d'éloges.
– Par là-bas, répondit Gilbert en désignant d'un
grand geste de bras les champs qui faisaient suite du manoir.
– Peux-tu nous y conduire afin que je serre mon
amie entre mes bras ?
L'épingle de touret, enduite d'ako2 , qu'elle avait préparée et
protégée dans l'aumônière pendue à sa ceinture ferait le reste. Les
indigènes d'Afrique et d'Asie y trempaient la pointe de leurs
flèches depuis la nuit des temps afin d'abattre le gros gibier. Une
seule flèche suffisait pour occire un buffle. Une éraflure
profonde, et la belle Agnès s'effondrerait rapidement. Après une
quinzaine de minutes d'agonie, son cœur cesserait de battre. Un
poison redoutable et bien plaisant, car ils ne sont pas si
fréquents, ceux qui ne tuent que par blessure.
– Pour sûr… Ma, c'que not'dame s'occupe des
mouches à miel en ct'e moment même. Les enfume afin d'récolter leur
miel. C'te l'dernier de l'an.
Dieu du ciel, quelle horreur, pensa madame de
Neyrat. Ne perdrait-elle jamais ses habitudes de manante ? Enfin,
la dame était comtesse d'Authon, par la sambleu ! Comment
pouvait-elle s'abaisser à si vile besogne ?
– Eh bien, nous l'y aiderons, proposa Aude de
Neyrat en réprimant une moue dégoûtée. Mène-moi, je te prie. Vous,
lança-t-elle en s'adressant à son homme de main, attendez-nous
ici.
L'homme eut l'air surpris mais ne discuta pas. Il
était grassement payé pour obéir. Quant à Aude, elle ne tenait pour
rien au monde à ce qu'un témoin de ce qui allait suivre puisse un
jour lui porter tort. Ils ne seraient que trois, Agnès, ce valet à
la cervelle attardée et elle. Deux en sortiraient vivants. Et qui
ajouterait foi au délire d'un idiot de naissance, s'il en venait à
cela ? D'autant qu'il ne comprendrait pas ce qui avait provoqué le
trépas de sa maîtresse.
Une délicieuse tension la redressa sur sa selle
lorsqu'elle mit la jument au pas afin de suivre le Simple qui
marmonnait sans qu'elle comprît un seul mot de son soliloque. Au
demeurant, ce qu'il avait à dire ne l'intéressait pas le moins du
monde. Il allait lui falloir agir aussi rapidement que l'éclair. Se
laisser glisser de selle, se composer un air de ravissement, se
ruer vers Agnès, la serrer contre elle, et planter l'aiguille de
touret dans son épaule. Agnès ne devait pas avoir le temps de se
rendre compte qu'elle ne la connaissait pas, au risque de se
reculer. Son hésitation de quelques secondes signerait sa
perte.
Un rideau d'épaisse fumée diluait le contour des
bosquets situés à une quinzaine de toises d'eux. Aude distingua une
silhouette. Agnès.
Le Simple avança encore. Aude chassa d'un geste
énervé et apeuré quelques abeilles importunes qui tournaient autour
d'elle. Le valet pila et annonça :
– C'te pas prudent d'aller plus d'avant. A
s'énervent à cause qu'on leur prend l'miel. J'vas prévenir
not'dame. Vaut mieux démonter. J'vas raculer l'ch'val pour pas qui
s'affole.
Joignant le geste à la parole, il saisit madame de
Neyrat à la taille avant qu'elle n'ait eu le temps de protester et
la déposa à terre. Il épousseta sa robe d'épais cendal violine avec
application afin d'en faire tomber le blanc des chemins.
– Mais laisse, à la fin ! Va donc chercher ta
maîtresse, mon amie.
– Voui-voui.
Gilbert s'avança sans appréhension vers l'épais
rideau de fumée qui sembla l'absorber. Il adressa un salut complice
à l'épouvantail qu'il avait traîné plus tôt. Soudain, il démarra en
flèche et balança un coup de son gros sabot contre le flanc de la
ruche qui chut. Il s'enfuit aussi vite qu'il le put vers les bois,
vers l'étang, prêt à y plonger le cas échéant. Un essaim affolé
surgit de la ruche renversée dans un bourdonnement de tonnerre.
D'abord indécises, les abeilles perçurent enfin l'odeur
essentielle, celle de leur roi3 , plus loin. Une immense nuée obscurcit le
ciel, fonçant vers le souverain afin de l'entourer, de le protéger.
Aude la vit fondre sur elle. Elle tenta de s'enfuir, repoussant les
dizaines de milliers d'insectes4 de grands gestes des bras, hurlant comme une
possédée. Désorientées, ne comprenant pas la réaction de leur roi,
les abeilles attaquèrent. Affalée dans l'herbe, madame de Neyrat
décéda d'asphyxie moins d'un quart d'heure plus tard, son angélique
visage défiguré d'œdèmes et de piqûres. Durant cette infinité de
temps, avant qu'elle ne perde conscience, lui revinrent tant
d'odieux souvenirs, rythmés par la menace de la malfaise :
Vous périrez dans d'affreuses souffrances et
serez maudite à jamais… Celui ou celle qui attente à ma vie
connaîtra des tourments pires que ceux que réserve l'enfer ! Ils
l'ont promis et ils tiennent toujours leur parole. Ceux d'en
bas ! Étrangement, son seul réconfort d'agonisante, le seul
apaisement à sa terreur de n'avoir pu équilibrer les plateaux de sa
bilance d'âme, ne fut pas Angélique, mais Honorius. Alors que la
mort commençait de noyer son cerveau, que l'air se refusait à elle,
son unique prière fut pour lui.
Gilbert s'était longuement lavé les mains, les
frottant de terre. Il s'en voulait du vilain tour qu'il avait joué
à ses amies ailées. Mais elles comprendraient ses raisons et le
pardonneraient. Hier, il avait enfumé les ruches afin de récupérer
un roi qu'il avait écrasé entre deux cailloux. Il avait recueilli
avec soin le jus du petit cadavre5 et en avait enduit la robe de la mauvaise
sorcière en prétendant l'épousseter. Un délicieux soulagement le
fit pouffer. Il n'avait pas trahi sa promesse au chevalier, il
n'avait pas souillé ses mains de sang. Il ne l'avait pas tuée. Les
abeilles s'en étaient chargées. Après tout, si la vilaine fée
n'avait pas gesticulé, braillant tel un porc qu'on égorge, les
mignonnes mouches à miel ne l'auraient pas piquée. Il s'inquiéta
cependant : les avait-il privées de paradis ? Vite, il lui
fallait rentrer au manoir, sa bonne dame ne tarderait plus. Tout à
sa joie de la revoir bien vite, son alarme au sujet de l'âme des
abeilles s'évanouit.
1 On trouve au Moyen Âge
relativement peu de recettes à base de champignons. En effet, on
s'en méfie alors et on ne consomme que les plus connus.
2 Latex tiré de l'ako ou faux iroko
(Antiaris toxicaria) à la redoutable
toxicité cardiaque. Ses effets ne sont pas sans évoquer ceux de la
digitaline. On utilise actuellement son bois en placage. L'écorce
d'ako fut également utilisée par les indigènes pour confectionner
des vêtements.
3 On a pensé, jusqu'aux
observations de Jan Swammerdam, médecin néerlandais, à la fin du
xviie siècle, que les colonies d'abeilles
entouraient un roi.
4 Une ruche à pleine maturité peut
renfermer jusqu'à 80 000 abeilles. Mises côte à côte, elles
couvriraient la surface d'un terrain de football.
5 Les abeilles peuvent
« flairer » les phéromones de leur reine à plusieurs
kilomètres. Cela explique également qu'elles puissent revenir aux
mêmes endroits plusieurs années de suite, l'odeur de la reine
pouvant persister deux à trois ans.