Hameau des Loges,
proximité d'Authon-du-Perche,
Perche, octobre 1306
Perche, octobre 1306
Joseph de Bologne laissa tomber sa besace à herbes
médicinales sur le sol de terre battue de la chaumière. Il appela
doucement :
– Pauline ?
Aussitôt une cavalcade à l'étage. Un pas léger
dévala l'échelle de meunier qui menait à la chambre. Une toute
jeune femme, blonde comme les blés, se jeta entre ses bras,
s'esclaffant :
– Je suis si heureuse de vous revoir ! Cependant,
je devrais me montrer un peu jalouse. Vous ne me veniez pas visiter
si souvent avant son arrivée.
Il sourit en hochant la tête puis désigna son
sac :
– J'ai là quelques victuailles qui ont bien
goûteuse allure.
– Vous ne devriez pas, le gronda-t-elle comme
chaque fois. Car vous les dérobez au comte et à la comtesse qui
sont bons maîtres, n'est-ce pas ?
– Certes pas, se défendit messire Joseph. Il
s'agit des restes des repas que distribue chaque matin Ronan aux
pauvres. Après tout, vous n'êtes pas riches. Il s'agit de
teréfah1 … Toutefois, nous n'avons pas d'autre choix.
S'il nous faut respecter la cacherout2 afin de nous rappeler à quel point nous
sommes des créatures faillibles, qui mélangent ce qui ne devrait
pas l'être, nous faire mener sur le bûcher à cause d'une stricte
observance déplairait à Dieu.
Pauline baissa les yeux. Elle hésita.
– Je me demande parfois pour quelle raison Il nous
éprouve de la sorte, depuis si longtemps. Ne me répondez pas que je
commets un odieux blasphème. L'intelligence est un don de
Y'3 , ne pas l'utiliser serait pécher.
– Je l'ignore ma douce Sarah… Pauline,
rectifia-t-il.
La jeune femme le fixa de son troublant regard
mouvant.
Les brimades et les discriminations n'avaient pas
cessé depuis le vie siècle, sauf peut-être lorsque Louis le
Pieux avait pris les juifs sous sa protection. L'accalmie avait
persisté quelque temps, avec des hauts et des bas, pour voler en
éclats, lorsque Philippe Auguste, profitant de l'animosité du
peuple, les avait expulsés, confisquant leurs biens et annulant les
créances de leurs emprunteurs, au nombre desquels le royaume. Une
ronde affaire. Philippe le Bel devait suivre les traces de son
illustre aïeul en ordonnant, quelques mois auparavant4 , l'expulsion de tous les
juifs du royaume, malgré l'opposition de certains de ses seigneurs
peu désireux de perdre la manne commerciale qui affluait grâce à
ces sujets redevenus indésirables. Certains, tel monseigneur
d'Authon, s'offusquaient d'une chasse aux sorcières qui renaissait
périodiquement, notamment lorsque le royaume était lourdement
endetté auprès des banquiers juifs.
– Vont-ils nous traquer telles des bêtes ?
– À l'évidence, s'ils apprennent que nous sommes
juifs.
– Elle le sait.
– Elle ne dira rien, même s'ils la tourmentaient.
Ne t'inquiète. Mon maître m'a promis de m'aider à partir pour la
Provence ou le royaume de Naples où Charles II d'Anjou, cousin de
Philippe le Bel, a compris quel profit il pouvait tirer de notre
labeur. Si les fauves se rapprochaient trop de nous, je ne
t'abandonnerais jamais, Sarah. Tu me suivrais. Artus d'Authon fait
partie de ces hommes de véritable honneur qui ne renieront jamais
une parole offerte, même s'ils doivent en pâtir. Pour l'instant,
notre meilleure défense est de demeurer sous sa protection et de
cacher notre foi. Où se trouve ta jeune sœur Adèle ?
– Elle s'occupe du poulailler.
– Je la rejoins.
Elle suivit du regard le dos que les ans n'étaient
pas parvenus à voûter. Elle se souvenait. Elle détestait se
souvenir. Pourtant, malgré ses efforts, la terreur de ce début de
soirée et l'agonie de ces mois resteraient à jamais gravées dans
son esprit et dans sa chair.
Elle rentrait chez elle, dans cette rue aux Juifs
où on les avait parqués afin de les surveiller plus aisément. Au
fond, Sarah ne s'offusquait pas de cette mesure. Ainsi se
retrouvaient-ils tous ensemble, se rassuraient-ils de la présence
des autres. Pas ce soir-là. Elle avançait d'un pas vif, inquiète de
l'obscurité qui s'installait déjà. Ils étaient sortis d'une taverne
à cet instant et s'étaient gaussés en apercevant son voile. Ils lui
avaient emboîté le pas, s'esclaffant. Elle avait pressé l'allure.
L'ivresse aidant, leur jovialité s'était vite métamorphosée en
hargne obscène. L'un avait arraché son voile, l'autre l'avait
poussée avec violence, au point qu'elle avait failli choir à plat
ventre dans le caniveau. Ne pas se mettre à courir. Ils la
prendraient aussitôt en chasse. Rejoindre la rue aux Juifs.
Quelques rares passants avaient observé la scène, se gardant
d'intervenir.
– Alors la belle gueuse. Paraît que vous autres
n'aimez pas les mamours chrétiens ? Vous avez tort. On sait traiter
les dames ! lança une voix avinée derrière son dos.
– Sauf que c'est pas une dame, c'est une
juive.
– Paraît qu'elles sont girondes et chaudes,
compléta la troisième voix égrillarde.
Sous les commentaires concupiscents d'ivrognes, la
haine. Sarah la percevait aussi distinctement qu'un mur,
massif.
La suite, un cauchemar. Ils l'avaient traînée sous
une porte cochère, vers un petit immeuble, dans une arrière-cour.
Elle avait hurlé et hurlé encore. Les gifles et les coups de poing
avaient plu. Ils l'avaient violée à tour de rôle, au milieu de
leurs fous rires. Une peau huilée s'était rabattue sur une des
fenêtres du petit immeuble. Un habitant lassé du spectacle. Elle
avait cessé de hurler. Une éternité de minutes après leur départ,
assise sur les pavés de la cour, Sarah avait enfin pu sangloter.
Une femme âgée était sortie de l'immeuble. Elle avait
soupiré :
– Ça sert à rien de pleurer, ma fille. Crois-moi.
Ils t'ont pas découpée, c'est toujours ça. Relève-toi. Suis-moi. Je
te prépare une cuvette pour que tu puisses te laver. Va bien au
fond. Peut-être que t'éviteras le marmot.
Elle ne l'avait pas évité. Elle était rentrée tête
nue rue aux Juifs. Les marques de coup avaient enflé sur ses joues.
Sarah avait admis qu'elle avait été malmenée, injuriée. Rien
d'autre. Lorsqu'elle avait compris qu'elle était enceinte, elle
avait eu le sentiment d'un second viol. Porter l'enfant d'un des
soudards qui l'avaient déshonorée la révulsait au point qu'elle
avait considéré le suicide comme une alternative plus douce. Le
ressentiment qu'elle éprouvait pour cet enfant à venir la
terrorisait. La réputation tenace dans leur communauté de Joseph de
Bologne, l'inégalable médecin, l'humaniste, le philosophe, était
devenue son seul espoir de salut. Lui pourrait la sauver, même si
seules les femmes s'occupaient du ventre des femmes. Apprenant
qu'il consultait souvent les ouvrages de la prestigieuse
bibliothèque de la Sorbonne5 , elle s'y était ruée, dissimulant son voile
dans sa bougette6 dès qu'elle avait été assez éloignée de la
rue aux Juifs. Elle avait attendu messire Joseph, dehors, durant
plus d'une heure, sous une pluie battante. Se fiant aux
descriptions que lui avaient faites ceux qui l'avaient connu, elle
s'était précipitée vers lui dès qu'il avait paru en haut des
marches.
Il l'avait écoutée en silence, ne l'interrompant
jamais, levant juste un sourcil lorsque la rage qui l'étouffait
sortait en insultes, en mots de violence de sa bouche. Enfin, il
avait déclaré d'un ton doux mais sans appel :
– Je ne puis faire ce que tu me demandes, jeune
fille. Même s'il s'agit d'un viol. Je ne mettrai terme à une
grossesse que si je sais que la mère risque de périr. Tel n'est pas
le cas. Tu es jeune, en florissante santé.
– J'exècre cet enfant, je n'en veux pas ! Ils
m'ont déshonorée à tout jamais, messire. Si on venait à
l'apprendre, et dans quelques semaines je ne pourrai plus le
cacher…
– La faute ne te revient pas. Tu étais seule, ils
étaient trois, ivres. Tu t'es débattue. Et puis, si tu as cet
enfant, c'est que tu peux en concevoir d'autres. Rien n'est plus
terrible dans un couple que la stérilité.
Nulle larme. La vieille femme qui lui avait permis
de se laver, d'arranger un peu le désordre de ses vêtements avait
eu raison. Pleurer ne servait à rien. Elle l'avait fixé et déclaré,
mâchoires serrées :
– Je vous hais, vous aussi. Vous me condamnez à
accoucher d'un enfant souillé, à le supporter à mes côtés alors que
je l'abhorre déjà.
– Tu apprendras à l'aimer.
– Jamais. Je vais quitter Paris… Je trouverai
quelqu'un… Il est des femmes qui…
– Ce sont des tripières. Elles t'abîmeront les
intérieurs au point que tu ne pourras plus jamais concevoir, si du
moins tu ne trépasses pas d'une fièvre quelques jours plus
tard.
– Tant pis. Dans les deux cas, je vous le devrai.
Je préfère cela au déshonneur, à la flétrissure. Je ne survivrai
pas à la honte de ce ventre odieux.
Il avait détaillé le ravissant visage, les grands
yeux bleus d'enfante, la petite bouche serrée de détermination.
Redoutant une folie dont elle ne mesurait pas les conséquences, il
s'était décidé.
– Alors suis-moi. Je veillerai sur ta grossesse et
si tu veux toujours te défaire de l'enfant ensuite, je m'en
débrouillerai.
Sarah, devenue Pauline, s'était donc installée en
Perche, dans le hameau des Loges, où elle vivait depuis trois ans.
L'enfant, une petite fille, n'avait vécu qu'une heure minuscule
après la délivrance. Joseph veillait depuis sur Pauline qui,
sentant le sort qui leur était réservé, n'avait pas souhaité
retrouver la rue aux Juifs. Lorsque messire Joseph lui avait
demandé d'accueillir Adèle en la faisant passer pour sa jeune sœur,
ce que leur physique semblable permettait, elle n'avait pas hésité,
sans même poser de questions.
Adèle ramassait les œufs lorsqu'il la rejoignit.
Il toussota. Elle se redressa et se tourna vers lui, un sourire
heureux illuminant son visage.
– Mon maître, quel constant bonheur de vous voir.
Qu'apprenons-nous aujourd'hui ? L'astronomie, l'art mathématique ou
la philosophie grecque ?
Il détailla l'adolescente, ses cheveux de miel qui
lui tombaient maintenant aux épaules, son regard pers, sa
silhouette élancée, déjà haute pour une si jeune fille. Dieu
qu'elle lui ressemblait. À Agnès de Souarcy. Clémence.
Pour la centième fois, messire Joseph tenta
d'argumenter :
– Elle souffre de ton absence, terriblement.
L'inquiétude la ronge. Pourquoi refuses-tu que je l'informe que sa
fille chérie se cache à deux pas d'elle, qu'elle est sauve ?
Le ravissant visage se ferma.
– Elle sait que je suis sauve. Elle le sent, comme
je la sens. Nous sommes si étroitement liées. (Clémence baissa le
regard et reprit d'une voix douce :) Messire Joseph, il est
encore trop tôt, pour notre sécurité à toutes deux. Quant au comte
d'Authon, il ne doit pas apprendre encore que je suis la fille de
ventre de son aimée.
– Il ne le saura jamais par moi, je t'ai donné ma
parole.
– Des hommes sont passés au village il y a un
mois, s'informant au sujet d'un jeune garçon. Amis ou ennemis, je
l'ignore. S'il arrivait quelque malheur à ma mère bien-aimée, ce
serait la fin de moi. Comprenez, messire Joseph. Je ne rêve que
d'une chose, me jeter vers elle, me blottir entre ses bras, lui
parler, la saouler de mots des heures durant… Cependant, la simple
intelligence commandant à nos ennemis de surveiller ma mère, ils
peuvent remonter jusqu'aux Loges, sans même qu'elle s'en aperçoive.
Les manuscrits sont en lieu sûr, un lieu auquel nul ne songera
jamais. Toutefois, je redoute les sbires du camerlingue. Leurs
moyens sont si vils, si puissants et si cruels. Qui dit qu'ils ne
parviendront pas à me faire avouer leur cachette ?
Le sourire revint sur le visage
juvénile :
– Comment se porte-t-elle ?
Joseph détourna à son tour le regard, certain
qu'elle y lirait tout ce qu'il lui avait tu, afin de lui épargner
d'interminables heures de terreur. La tentative d'enherbement de
madame, l'incarcération du comte.
– À part le cruel manque de toi qui lui dévore les
heures, elle est en admirable santé et illumine cet immense château
au point qu'il semble soupirer d'aise. Quand pourrai-je lui
annoncer la faste nouvelle ? Ah, j'imagine son allégresse…
– J'en doute, messire Joseph, rectifia derrière
eux une voix hachée d'émotion.
Ils se tournèrent d'un bloc. Agnès, dame de
Souarcy, comtesse d'Authon, se tenait devant eux, livide jusqu'aux
lèvres. Elle plaqua une main sur sa bouche comme pour étouffer un
cri, un gémissement peut-être. Le bonheur se mêlait à une peine
plus aiguë qu'une lame. Elle haussa les sourcils, cherchant son
souffle, cherchant ses mots :
– Je vous ai suivi, messire médecin. Vos
fréquentes promenades sylvestres qui vous ramènent la besace vide
m'ont intriguée.
Agnès fixa le regard presque jumeau de sa fille.
Incapable d'un geste, d'un pas, elle murmura :
– Saoule-moi de mots, ma chérie. Saoule-moi
jusqu'au soir. Ensuite, tu as raison, je ne reviendrai plus jusqu'à
ce que nos ennemis soient défaits. Ils sont trop sournois et
redoutables. Encore plus que je ne l'imaginais. Mais ainsi, je
pourrai te porter en moi, me souvenir de chacune de tes phrases,
les répéter jusqu'au sommeil.
Clémence se précipita vers sa mère et l'enlaça
presque brutalement. Elle pleura longuement contre cette femme
adorée, qui lui avait manqué jusqu'au vertige, jusqu'à la
douleur.
Joseph de Bologne, bouleversé, soulagé, s'en
retourna vers la chaumière de Pauline.
1 Aliments non kasher.
2 Dans le judaïsme, ensemble des
lois portant sur l'alimentation.
3 On ne nomme ni ne représente Dieu
(Yahvé) dans la tradition juive.
4 Juillet 1306.
5 Fondée en 1257 par Robert de
Sorbon, confesseur de Louis IX. Il s'agissait à l'origine d'un
établissement où l'on enseignait la théologie à des étudiants peu
fortunés.
6 Petit sac, le plus souvent en
cuir, que l'on portait en bandoulière et emmenait en courses ou en
voyage.