Maison de l'Inquisition,
Alençon, Perche, octobre 1306
Ce tôt matin-là, il régnait un froid de gueux dans
le bureau d'Agnan. Le jeune clerc avait fourré les mains dans les
manches de sa robe de vilaine bure dans le très vain espoir de les
réchauffer. Attentif, il écoutait le frère Vieuvie qui se tenait
assis en face de lui. Son visage poupin et jovial inspirait la
confiance. Son grand regard myope semblait se poser sur toutes
choses avec bienveillance. Le dominicain Henri Vieuvie était venu
requérir l'aide de la maison de l'Inquisition, ainsi que l'y
autorisait le billet de mission que lui avait remis le camerlingue
Honorius Benedetti. Le moine s'empêtrait depuis un quart d'heure
dans des explications si évasives qu'Agnan s'appliquait à le suivre
entre les mots. De toute évidence, frère Vieuvie n'avait nulle
envie de révéler la nature exacte de son emploi, tout en essayant
de glaner des informations.
– Mon frère en Jésus-Christ, si je vous entends
bien, vous recherchez un luthier, sans pouvoir le rechercher
vraiment, résuma Agnan.
L'autre poussa un soupir dont Agnan ne sut s'il
était de soulagement ou d'agacement.
– En quelque sorte, hésita l'autre. Certes, je
suis aidé de trois laïcs dans ma tâche… la robe et la tonsure étant
trop révélatrices… toutefois, comment dire… nous devons faire
preuve de la plus extrême discrétion.
– S'il s'agit d'un hérétique, pour quelle raison ?
lança Agnan, que l'embarras palpable de l'autre intriguait mais qui
avançait à pas comptés.
Frère Vieuvie éluda avec maladresse :
– Votre connaissance de la ville, où vous naquîtes
m'a-t-on confié, et de sa population me rend votre collaboration
précieuse. Nous cherchons donc un luthier qui pourrait avoir votre
âge, quelques ans de plus à peine, et que l'on nous a décrit comme
malingre et… (Il hésita, détournant son regard du secrétaire, puis
acheva :) fort laid, caractéristiques qui devraient vous
orienter.
Agnan réfléchissait à toute vitesse. Pourquoi
Henri Vieuvie et ces laïcs ne rendaient-ils pas visite aux luthiers
de la ville ? La puissance de l'Église, que le dominicain installé
en face de lui représentait, l'y autorisait. Afin d'éviter que le
mot se donne, que la personne qu'ils recherchaient ne soit avertie
et ne prenne la poudre d'escampette. En d'autres termes, l'histoire
que lui avait servie son frère ne tenait pas debout. Nul n'aurait
prêté secours à un hérétique, à moins d'accepter d'en devenir
complice et de risquer un châtiment à peine plus clément. Simulant
la réflexion, les sourcils froncés de concentration, il
biaisa :
– Eh bien, il existe trois luthiers dans notre
bonne ville. Le premier est si vieux qu'il ne saurait être celui
que vous cherchez. Le second, dans la maturité, est une grande
carcasse d'homme au point que l'on se demande comment ses doigts de
charretier réalisent les merveilles de délicatesse qui ont fait sa
réputation. L'âge du dernier pourrait correspondre. En revanche, il
est plutôt avenant de figure. Je pense, mon frère, qu'Alençon n'est
probablement pas la ville où s'est réfugié ce suppôt de Satan, à
moins qu'il n'ait changé de métier.
Dieu lui pardonnerait ce mensonge, Agnan n'en
avait nul doute. Les manigances, les menteries, les pièges de
l'Inquisition l'écœuraient depuis le procès de madame de Souarcy.
Il était juste et bon de ne pas y participer, voire de les contrer
pour la gloire du Divin Agneau.
Une déception mêlée de colère sourde se peignit
sur le visage de son vis-à-vis, le rendant soudain beaucoup moins
engageant.
Agnan savourait sa petite victoire. Lui, la
laborieuse fourmi, contribuait à l'éternel combat vers la Lumière.
La Lumière est grisante. Agnan l'avait appris au contact de madame
de Souarcy, qui la dispensait sans même en être consciente. Avoir
approché la Lumière, s'en être abreuvé, aussi fugacement fût-il,
s'accompagnait d'une irréversible transformation : un tenace
dégoût pour les ténèbres vous envahissait. Il luttait pied à pied,
de toutes ses maigres forces, contre l'avancée des Ténèbres. Et
puis, bah, si on lui reprochait un jour d'avoir décrit le luthier
Denis Laforge comme « avenant », il pourrait rétorquer
que tout était relatif. Pour une fois, sa hideur le servirait. En
effet, comparé à Agnan, Laforge pouvait revendiquer un physique
quelconque, sans laideur particulière.
Vieuvie prit congé peu après, sans même un
remerciement. Agnan exultait. Elle serait fière de lui. Agnès. Il
décida d'aller au bout de sa rébellion.
Il patienta jusqu'après sexte, incapable de se
concentrer sur son travail, une interminable copie d'actes des
récents procès. Agnan sortit alors de la maison de l'Inquisition,
adoptant la démarche paisible d'un obscur secrétaire. Il se dirigea
vers la rue de la Poêle-Percée et pénétra dans l'auberge du
Chat-Borgne où il avait ses habitudes de midi. Le
pot-en-bouille1 qu'on y servait en guise de repas manquait
certes de délicatesse, mais il était mangeable et peu onéreux. De
surcroît, maître Borgne lui servait de généreuses portions de
nature à le rassasier pour la journée et à lui permettre
d'économiser un souper. Sans doute le bonhomme cherchait-il à se
faire pardonner une longue vie de veniales2 , ce que laissaient supposer
sa belle trogne d'ivrogne et sa panse triomphante. Le Chat-Borgne
pouvait s'enorgueillir de deux autres particularités qu'ignorait
l'ombre qui avait emboîté le pas à Agnan dès sa sortie de la maison
de l'Inquisition et que celui-ci, sur ses gardes, avait aussitôt
repérée.
Maître Borgne se précipita vers lui.
– Aujourd'hui, c'est une merveille, lança-t-il.
Une marmite de poisson à l'aigre-douce dont vous me direz des
nouvelles. Et les poissons étaient frais, l'œil bien vif.
– Seigneur Borgne, approchez-vous que je vous
confie un secret ecclésiastique.
Flatté, songeant qu'il se rapprochait encore d'un
pas du paradis, le tenancier s'installa carrément à la table et se
pencha vers Agnan.
– Il s'agit d'un secret, m'entendez-vous ?
– Une tombe, jura l'autre en levant la main
droite.
– Un seigneur inquisiteur m'a confié une tâche de
la plus haute importance. Je suis suivi… par des ennemis de notre
foi, ajouta-t-il pour faire bonne mesure.
Bouche entrouverte, l'autre l'encourageait de
petits mouvements de tête.
– Il me faut utiliser votre trou d'aisance et… ne
revenir que lorsque votre merveille sera servie fumante sur la
table.
– Entendu.
– Si dans l'intervalle les vils coquins qui
tentent de m'empêcher de remplir ma mission vous interrogeaient,
répondez que la nature m'a appelé et qu'à l'habitude elle me cause
de durables embarras.
– Euh…
– Une constipation rebelle et coutumière, en
d'autres termes.
La compréhension puis l'hilarité éclairèrent le
gros visage violacé par des décennies de fonds de cruchons.
– Ben, tiens, ça arrive à tout le monde de pas
pouvoir en pousser une ! Vous inquiétez pas. Je mens si bien que
même moi j'ai du mal à retrouver la vérité. Allez, je prépare votre
poisson à l'aigre-douce. Répondez donc à l'appel pressant de la
nature, mon frère, lança-t-il sur un gros rire.
Agnan sortit par l'arrière de la taverne et se
dirigea rapidement vers la cabane de bois qui abritait le restrait,
sorte de trou creusé à même la terre. Il escalada le muret et se
retrouva dans la rue parallèle à celle de la Poêle-Percée.
Remontant à deux mains sa robe au-dessus de ses chevilles, il
fonça.
Le deuxième avantage du Chat-Borgne était sa
situation géographique : à cent toises de l'échoppe du luthier
Denis Laforge. Sans même reprendre son souffle, il poussa la
porte.
Laforge était penché au-dessus d'une lyre dont le
large cheviller avait été brisé. Il leva la tête et sourit
machinalement. Agnan ne s'embarrassa pas d'entrée en matière. Le
temps pressait :
– Ils vous recherchent. Un dominicain de
l'Inquisition et des laïcs. Je vous ai aussitôt reconnu à leur
description.
Le sang se retira du visage du luthier, preuve que
cette annonce ne le surprenait guère.
– Dieu tout-puissant, murmura-t-il. Cela n'aura
donc jamais de fin, murmura Sulpice de Brabeuf d'un ton doux.
– Ils tentent de faire accroire que vous êtes un
dangereux hérétique. S'ils vous arrêtent, vous serez placé au
secret et nul ne pourra vous secourir. Quant aux témoignages contre
vous, ils les forgeront. Ils en ont grande pratique. J'ignore pour
quelle raison ils vous cherchent si ardemment et nous n'avons guère
le temps de nous y attarder. Mon conseil : fuyez au plus vite.
Je pense les avoir retardés en leur mentant.
L'ancien moine du monastère de Vallombrosa
dévisagea Agnan :
– Pourquoi m'aider ? Vous êtes dominicain et s'ils
venaient à apprendre votre trahison…
– Pour l'amour de Dieu, mon frère. Pour que vive
la Lumière.
Il disparut à ces mots, courant vers le
Chat-Borgne. Les semelles de bois de ses socques glissaient sur les
pavés irréguliers. Il n'en avait cure. Il lui semblait avoir des
ailes, être porté par une force incommensurable. Il était à peine
essoufflé, lui le maigrelet, le chétif, lorsqu'il s'installa devant
son poisson à l'aigre-douce fumant. Maître Borgne le rassura. Nul
ne s'était enquis de lui durant sa courte absence.
Contrairement aux affirmations optimistes du
cabaretier, lesquelles frisaient l'escroquerie, la pitance sentait
le poisson fatigué de fin de marché. Malgré l'abondance de
gingembre, de cardamome et la généreuse ration de vin aigre grâce
auxquels maître Borgne avait espéré en atténuer le fumet, une odeur
suspecte s'en dégageait. Peu importait. La victoire avait aiguisé
l'appétit d'Agnan.
Lorsque le jeune clerc ressortit une heure plus
tard, l'ombre le suivit de loin jusqu'à la maison de
l'Inquisition.
Un sourire espiègle aux lèvres, il se réinstalla
derrière sa table de travail. Il leur réservait un autre tour de sa
façon ce soir.