Mine de la Haute-Gravière,
Perche, août 1306
Un crachin tenace tombait lorsque Agnès, comtesse
d'Authon, dame de Souarcy, démonta, peu après none*. Le gens
d'armes que son doux époux Artus avait exigé qu'elle emmenât
partout dans ses déplacements l'imita, demeurant à deux toises
d'elle.
Agnès flatta l'encolure de la belle
haquenée1 baie, regrettant son Églantine, la
valeureuse jument de Perche2 à la robe d'un gris presque noir qu'elle
avait montée jusqu'à son mariage. Le garrot d'Églantine dépassait
la taille d'un homme. Toutefois, faites pour le labeur d'endurance,
ces puissantes bêtes capables de soutenir un semi-trot s'épuisaient
vite au galop.
Elle contempla les dix arpents* de terre rouge,
jadis si déprimante, que lui avait concédés son douaire. Il n'y
poussait alors qu'une foison de belliqueuses orties. Elle avait
exécré ce lieu battu par les vents et les pluies incessantes, le
maudissant d'être incapable de contribuer à la survie de Souarcy.
Jusqu'au soir où Clémence avait fait usage de cette pierre
d'attirance3 confiée par messire Joseph de Bologne, le
médecin juif du comte d'Authon, un savant prodigieux qui n'ignorait
rien de l'art des sciences, sans pour autant bouder l'astronomie,
la philosophie ou même les méandres de la loi. Agnès avait alors
compris : Eudes de Larnay, le scélérat qui tentait depuis des
années de la contraindre vers sa couche en dépit de leurs liens de
sang, convoitait aussi, et peut-être même surtout, la
Haute-Gravière, dont lui n'ignorait pas la richesse en fer. La
faire condamner pour complicité d'hérésie ou commerce charnel avec
un homme de Dieu, ainsi qu'il s'y était employé, revenait à obtenir
la déchéance de tous ses droits, dont son douaire. Il récupérait
ainsi sa fille Mathilde et la Haute-Gravière. À la haine qu'elle
ressentait pour lui, s'était mêlé un mépris sans fin.
Agnès soupira, surprise comme à chacune de ses
visites par la métamorphose de ce lieu ingrat. Les orties avaient
été fauchées. Les rares arbres maigrelets qui étaient parvenus à
résister à leur conquérante anarchie, abattus. De larges et
profonds sillons dans lesquels disparaissaient les hommes
éventraient le sol4 . Des monticules de terre attendaient d'être
chargés sur les fardiers qui se relayaient tout le jour afin
d'acheminer le minerai jusqu'aux moulins qui animaient les
soufflets de forges. Là, un mesureur5 évaluait la charge de minerai livré, le coût
en charbon de bois et en temps de forge nécessaire à sa
transformation. En contrepartie, il renseignait Agnès sur le poids
de métal qu'elle pouvait espérer récupérer.
Elle se félicitait d'avoir suivi le conseil de
messire Joseph. Pour une fois, la loi normande, pourtant peu
propice aux femmes, l'avait avantagée. De puissantes ligues de
ferrons6 s'étaient créées dans la province et
regroupées en pays d'Ouche voisin. Afin de s'affranchir des
seigneurs et des moines, elles exploitaient le minerai contre
louage et pourcentage. Agnès avait fait appel à ces fèvres, plutôt
que de vendre le minerai extrait à un seigneur ou à un monastère
possédant des forges, ainsi qu'il se pratiquait communément.
Le contremaître surgit d'une des tranchées et
l'aperçut. Il rampa à genoux afin de se hisser en haut de
l'éminence et courut vers elle, son chapeau à la main. L'homme
massif, sanglé dans une tunique de cuir sans manches, la salua bas
et lança d'un ton fier :
– Madame, je ne le répéterai jamais assez :
cette mine est la plus riche de la région. C'est plaisir que de
pelleter quand on reçoit pour sa peine.
– Dieu grand merci, mon bon Éloi. Et pourtant,
j'ai tant détesté cette terre aride qu'elle est bien charitable de
me pardonner et de se montrer si généreuse envers moi.
– La terre n'a pas de méchanterie ni de vengeance.
(L'homme souffla, semblant hésiter :) Je ne sais… Enfin, nous
sommes à bail… Toutefois, à bon payeur bon vendeur. Y en a qui
viennent fureter dans le coin depuis quelque temps, sous prétexte
de cueillette.
Une vague appréhension tempéra aussitôt l'humeur
paisible d'Agnès.
– Fureter ?
– D'abord, Robert, mon apprenti, et moi on a cru à
de petits larrons. Sauf qu'en général, ceux-là, ils viennent à la
nuit. Un bon gros sac de minerai, ça se vend toujours. Non, ceux
dont je vous cause prétendent passer aux environs. Ils
s'approchent, pris d'une soudaine envie de bavardage. Ils sentent
le manoir. Trop benoîts pour être honnêtes si vous voulez mon
sentiment.
S'agissait-il des gens d'Eudes ? Et pourquoi son
demi-frère ferait-il surveiller la mine ? Que pouvait-il en
espérer ? Ou bien lui fallait-il se ronger encore davantage au
spectacle de ce qu'il n'avait pas obtenu ? Un frisson de déplaisir
la tendit. Que tramait Eudes ? Serait-il assez fol pour comploter
contre son suzerain, le comte d'Authon ?
Artus d'Authon n'avait laissé nulle échappatoire à
Eudes de Larnay. Ce dernier avait compris qu'il n'était ni de
taille, ni de lame à affronter son presque demi-beau-frère. Poltron
mais avisé, il avait accordé sa bénédiction à sa demi-sœur et
s'était publiquement félicité de sa prestigieuse union. Agnès n'en
avait eu aucune nouvelle depuis. Des rumeurs de plus en plus
insistantes avaient couru sur la fermeture de la dernière mine de
fer des Larnay, épuisée comme les autres.
– Ouvrez l'œil, mon bon Éloi. Il peut s'agir de
gens de mon demi-frère… Le connaissant, et quoi qu'il ait en tête,
c'est nécessairement une vilenie.
– Oh, vous inquiétez pas, noble dame ! J'ai vu
tant de maraudeurs et de grabugiaux de tout plumage que je les
renifle avant même de voir leur sale museau. Et s'ils tentent un
coup pas franc de leur façon, on est quinze gaillards ici qu'avons
plus froid aux yeux depuis belle l'heurette7 . Ils pourraient bien tâter de nos
gétoires8 , de nos esquiparts9 et de nos picois10 .
Il aida Agnès à remonter en selle et elle le salua
d'un petit geste amical avant de s'éloigner.
Elle tourna et retourna l'information que venait
de lui fournir le maître fèvre. Devait-elle la rapporter à son
époux, l'encombrer d'un autre tracas ? Allons, elle se montait la
tête. Après tout : que pouvait tenter Eudes ? Un mince sourire
détendit les traits de son visage. Il avait dû s'étouffer de rage
lorsqu'il avait appris que, de pauvre vassale soumise, elle
devenait sa suzeraine par union. Jolie revanche.
Suivie de son gens d'armes, elle longea l'orée de
la forêt de la Louvière. Deux ans plutôt, elle y avait tué deux
hommes, deux assassins, afin de sauver sa fille Clémence de leurs
griffes. Une éternité. Étrange, elle ne se souvenait même pas du
visage de ces brutes.
Clémence, ma douce, ma tendre chérie. Tu me
manques tant. Où te terres-tu ? Aucune des recherches que nous
avons lancées afin de te retrouver ne m'a donné le moindre espoir
de te revoir. Je t'imagine belle et sauve. Je chasse avec
obstination la moindre rêverie funeste. Il est si aisé d'inventer
le pire lorsque l'absence de l'autre vous ronge jour et nuit. Je ne
veux que le mieux pour toi qui fus et demeure mon meilleur. J'ai si
peur qu'ils te retrouvent avant moi. Comment pourrais-tu alors te
défendre ? Les sbires d'Honorius Benedetti veulent te détruire
après avoir récupéré les manuscrits que tu protèges. Et lui, ce
chevalier hospitalier, ce Francesco de Leone qui m'a sauvé la vie,
qui offre la sienne pour que se réalise la prophétie, il n'a pas
encore compris que tu étais sans doute l'être de lumière, la femme
unique qu'il cherchait avec toute sa dévotion et son immense
courage. Je me méfie de lui aussi. Je me méfie de son amour et de
sa pureté. Peut-être encore davantage que des maudits à la solde du
camerlingue.
– Nous passerons la nuit au manoir de Souarcy,
lança-t-elle au gens d'armes. Je donnerai ordre que l'on vous
prépare une paillasse dans les communs et que l'on vous serve un
généreux souper.
Revoir cette grosse ferme aux tours carrées dont
la maçonnerie venait d'être réparée sur ordre de son époux.
N'était-il pas déroutant que lui vienne de plus en plus souvent
l'envie de retrouver ces murs épais et rébarbatifs, ces pièces
immenses et glaciales qu'elle avait jadis jugées sinistres. Les
souvenirs de vie passée se parent souvent de douceurs inventées.
Pourtant, Agnès avait tant redouté pour elle, ses filles et sa
mesnie, tant craint qu'une mauvaise saison, une épidémie, une
mauvaise fortune quelconque ne mette en péril leur survie à tous.
Elle avait trimé comme une manante, arrachant à la terre de quoi
les nourrir à peine. Et ne voilà-t-il pas que lui venait une sorte
d'apaisement dès qu'elle pénétrait dans la vaste cour. Tous ses
souvenirs de Clémence reposaient en ces lieux. Elle les revisitait
un à un lorsqu'elle inspectait les communs, le pigeonnier,
interrogeait ses gens restés au manoir. Ils dévalaient dans sa
mémoire, tels de précieux fantômes, lorsqu'elle descendait vers le
village de Souarcy, empruntant au hasard des venelles bordées de
maisons tassées les unes contre les autres. Un lacis de ruelles
serpentait sans logique apparente, au point qu'il n'était pas rare
qu'une charrette de foin écorne le toit d'une bâtisse dans sa
progression. Souarcy, à l'instar des autres manoirs, n'avait pas
droit d'armement. Jadis, alors que l'Anglais n'avait pas encore été
décrété ami, et cela bien qu'on se méfiât de lui sans relâche, le
seul recours contre une attaque avait été la discrétion et une
solide inertie. Cette riposte passive mais tenace expliquait la
situation surélevée de la bourgade et son enfoncement dans la forêt
avoisinante. Les hautes murailles d'enceinte, derrière lesquelles
s'étaient réfugiés paysans, serfs et petits artisans, avaient
résisté avec effronterie à bien des convoitises et tout autant
d'assauts.
Mathilde, il fallait s'y attendre, fit une
incursion dans l'esprit de la jeune femme qui chassa le souvenir
d'un sourire enjôleur, d'une bouderie de caprice, d'une colère
d'envie, d'une peur de nuit. Autant, malgré son incessante
inquiétude, Agnès convoquait-elle les images de Clémence, parce
qu'elle y puisait sa force, sa résistance, autant elle louvoyait
depuis deux ans, repoussant les regrets et les incompréhensions
qu'avait semés Mathilde, son aînée. Au plus fort de sa rage, de sa
terreur, lorsqu'elle avait admis que Mathilde les poussait,
Clémence et elle, dans les mâchoires implacables de l'Inquisition,
mentant sans honte ni remords, Agnès avait souhaité la détester.
Peut-être y était-elle parvenue, transitoirement. Toutefois, la
certitude qu'elle était également fautive de ce qu'était devenue la
jeune fille la harcelait. C'est une injustice blessante lorsqu'une
mère admet qu'elle a, de tout temps, préféré l'un de ses enfants.
Tel était pourtant le cas et Agnès était trop honnête pour tenter
de se le dissimuler. Ses rires, ses discussions avec Clémence –
lorsque l'enfante savait devoir s'appeler Clément, lorsqu'elle
ignorait encore qu'elle n'était pas le fruit bâtard d'une suivante
hérétique mais la deuxième fille d'Agnès. Leurs promenades, leur
connivence joyeuse, et même la peur du demain que chacune sentait
chez l'autre. Autant l'admettre : elle avait aimé Mathilde
comme un enfant, elle l'avait élevée, espérant le meilleur pour
elle, s'appliquant à lui rendre la vie moins rude. En revanche,
elle s'était délectée de découvrir chaque jour Clémence. Se moquant
un peu d'elle, elle avait traqué la moindre expression, le plus
léger froncement de sourcil, cherchant chez sa cadette des traces
d'elle-même, sa mère de ventre.
Elle pressa la jument du genou. Elle avait hâte
d'arriver à Souarcy. La tête lui tournait un peu. La fatigue du
voyage, sans doute.
1 Hongre ou jument docile, dressé à
marcher à l'amble afin de ne pas déséquilibrer les dames
désavantagées par les selles de l'époque.
2 Les comtes du Perche auraient
rapporté des chevaux arabes vers le viie siècle afin
de les croiser aux chevaux percherons, cela dans le but d'améliorer
les caractéristiques de la race. Cette explication remontant au
xixe siècle, certains la contestent. Au
contraire, il semble admis que certaines juments percheronnes
furent très vite croisées avec des étalons boulonnais ou belges
afin d'obtenir des traits plus lourds et encore plus
puissants.
3 Aimant.
4 Il existe surtout à l'époque des
mines en plein ciel, les moyens techniques manquant pour creuser
des galeries souterraines et surtout les étayer.
5 Leur intervention était
obligatoire afin de veiller à la régularité des transactions. Ils
avaient interdiction de faire commerce des denrées dont ils étaient
chargés d'évaluer le poids ou le volume.
6 Appelés « fèvres » ou
« ferrons de Normandie », ils organisaient la production,
la commercialisation du fer et déterminaient les conditions de
travail voire le recours à des intermédiaires.
7 De « heure ». Origine de
l'expression « belle lurette ».
8 Pelles.
9 Pioches.
10 Outils de mineur, à long manche,
au fer épais à la tête qui est recourbée et pointue.