Auberge de la Carpe-Vieille, Authon-du-Perche,
Perche, juillet 1306
Raimonde soupira de contentement en étirant ses jambes percluses de rhumatismes. Ah, vrai ! Un gorgeon offert, et en plaisante compagnie, rien de tel pour requinquer sa commère1 . Elle poussa du pied le cabas lourd de victuailles négociées au marché. Les gueux ! Certes, les récoltes avaient été mauvaises depuis deux ans, mais ces vauriens de marchands augmentaient leurs prix et vous serraient à la gorge comme des malandrins. Raimonde ne s'en laissait pas conter et hurlait au vol telle une poissarde de halle. C'est ainsi qu'elle avait rencontré Muguette, qui lui collait à l'épaule devant un éventaire. Après une éructation outrée de Raimonde, la jeune femme s'était tournée vers elle, opinant du bonnet :
– Ah ça, ma bonne, vous avez belle raison ! Les gredins qui s'engraissent sur la misère du monde ! Pensez : la livre* de lard était à un quart de denier tournois* à la Noël dernière. La voilà passée à près du double aujourd'hui. Et on voudrait nous faire accroire que les cochons ont souffert des intempéries ! De qui se gausse-t-on ?
Justifiée par ce renfort inattendu, Raimonde y était allée d'une autre bordée de commentaires acerbes. Le marchand, faussement penaud mais véritablement cupide, avait baissé la tête, attendant avec patience que l'orage s'éloigne. Ce n'étaient pas les clients qui faisaient défaut en ces temps de presque disette. Que cette vieille et vilaine haridelle2 en finisse et s'éloigne. Cela n'empêcherait pas que lorsqu'il crierait « Haro3  ! », son étal serait vidé de ses denrées et ses poches remplies à satisfaction. Et quoi ? Si les pauvres n'avaient pas les moyens d'acheter… qu'ils crèvent. Il y en avait bien assez pour que quelques-uns de moins se remarquent à peine.
Raimonde et Muguette avaient aussitôt sympathisé et décidé de sceller leur amitié nouvelle devant un pichet bien mérité à la taverne voisine de la Carpe-Vieille. Muguette, une fermière cossue si l'on en jugeait par son bonnet de lin ajouré de dentelle et la croix d'améthyste retenue autour de son cou par un mince ruban noir, sans oublier sa bague de mariage, une turquoise de la taille d'un ongle du petit doigt, avait lancé dans un élan de générosité, rare en ces temps :
– C'est moi qui régale !
Raimonde ne s'était pas fait prier. Elle était lasse, trop vieille pour s'acquitter seule des allées et venues à la halle aux victuailles, mais Ronan, le serviteur et confident du comte d'Authon, ne l'entendait pas de cette oreille. La charrette des cuisines et son trait de hersage4 étaient réservés aux gros achats, bœuf entier, cerf abattu en forêt par le maître, tonneaux de vin ou minots* de blé ou d'avoine. Le reste se chargeait et se rapportait à bras ou à birouette5 .
Muguette héla le tavernier :
– Maître Carpe6 , servez-nous un vin de bonne tenue. Nous l'avons bien gagné.
Puis, elle attaqua, outrée :
– Cochons de profiteurs ! Ils vous saigneraient à blanc. Mon époux, qui est homme sage, affirme que les temps à venir seront bien sombres et, voyez-vous, je crois qu'il voit juste. Certes, nous ne sommes pas à plaindre, toutefois, il serait peu chrétien de se réjouir quand tant d'autres souffrent, voilà ce que je pense.
– Et c'est une belle preuve de charité de votre part, acquiesça Raimonde en vidant d'un trait son gobelet et en saluant sa longue gorgée d'un claquement de langue.
Muguette la resservit aussitôt, l'encourageant à boire d'un petit signe de tête.
– Or donc, vous servez notre bon comte Artus ? demanda-t-elle d'un ton de respect. Quel homme que ce seigneur ! Ça, il ne rechigne pas à la tâche. Nous l'avons vu faucher l'orge comme n'importe lequel de nos manœuvriers7 . Et beau spécimen de la gent forte, de surcroît, s'extasia la jeune femme.
– Pour sûr, renchérit la vieille femme. De même qu'il est juste et charitable.
– Quand j'affirme qu'au fond, nous ne sommes pas tant à plaindre que cela. Certes, on pourrait espérer mieux du temps qui nous gâche les saisons. Que voulez-vous…
Elles discutèrent paisiblement de choses et d'autres, échangeant des secrets de sauces, des préparations destinées à apaiser les brûlures de gorge, la recette afin de faire dégorger au mieux les limaçons8 de sorte qu'ils perdent leur amertume, bref, elles se réjouirent l'une l'autre. Désolée, Raimonde songea qu'il lui fallait rentrer au château si elle voulait s'épargner une nouvelle remontrance de Ronan. Il voyait tout, savait tout, au point qu'on aurait pu croire qu'il avait des yeux plantés derrière le crâne.
Les deux femmes se quittèrent à la sortie de la taverne, avec promesse de se revoir un jour prochain de halle. Raimonde s'esclaffa :
– Mes moyens sont bien modestes. Toutefois, c'est moi qui régalerai.
– À vous revoir ma bonne, avec grand bonheur, la salua Muguette avant de disparaître au coin de la ruelle.


Raimonde cheminait, poussant sa birouette en soufflant. Dieu que la route était longue ! La sente de caillasse rendait sa progression difficile. Elle s'arrêtait parfois, reprenant son souffle. Elle allait exiger de Ronan qu'il lui octroie un homme le temps du marché. L'écho d'une cavalcade légère dans son dos la fit se retourner. Muguette courait dans sa direction. Raimonde l'attendit, un sourire jouant sur ses lèvres. La jeune femme, hors d'haleine, pila à un mètre d'elle et s'exclama, main sur le cœur :
– Dieu du ciel, quelle bécasse je fais ! Mon époux n'aura pas réglé ses affaires avant le soir échu, et je puis donc bien vous aider à pousser votre faix9 .
Elle interrompit d'un geste la molle protestation que s'apprêtait à formuler la vieille femme et insista :
– Non, non, vous dis-je. C'est bien là le moindre bienfait que peut offrir une femme de mon âge à une femme du vôtre… en espérant qu'un jour, on lui rendra la pareille. Allons, reposez-vous un peu. Je pousse à mon tour.
Elles devisèrent durant une dizaine de minutes et Muguette s'arrêta. Raimonde reprit les brancards, remerciant la providence d'avoir placé cette serviable jeune femme sur son chemin.
Muguette se mit à boitiller et annonça en riant :
– Ah, il fallait s'y attendre : un gravier s'est faufilé dans mon soulier. Poursuivez, Raimonde, je vous rattrape et vous décharge.
La vieille femme se sentait soulagée. Ses reins la tiraillaient moins grâce à la gentille Muguette. L'écho d'un pas vif. Elle tourna à peine la tête. Muguette devait s'être débarrassée du gravillon.
D'abord, durant un infime instant, Raimonde demeura l'esprit vidé de toute pensée. Ensuite, aussitôt, une effroyable douleur explosa dans son sternum et la coucha vers l'avant. Elle se demanda quelle bête féroce déchirait ainsi ses chairs. Elle hoqueta et tenta de se redresser, cherchant son souffle bouche grande ouverte. Un flot de sang s'échappa de sa gorge, maculant son chainse10 . Elle voulut crier, appeler à l'aide, mais sa force avait déjà fui. Et Raimonde s'écroula, renversant la birouette dans sa chute, sans avoir compris que la charmante Muguette venait de lui trancher le cœur de sa daguette.
Celle-ci essuya sa lame sur la robe de la vieille femme qui reposait ventre contre terre. Une moue de déplaisir crispant ses lèvres, elle rabaissa les manches de sa robe, qu'elle avait pris soin de rouler haut afin de les préserver d'une éclaboussure de sang. Elle détestait cette tache de vin de la taille d'un denier* qui enlaidissait le pli de son coude droit. Elle murmura :
– Je suis désolée, Raimonde. Dieu accueille ton âme, ma bonne. Je n'avais pas d'autre choix. Tu es un ange maintenant, et je ne doute pas que tu me pardonnes.
Muguette allait s'écarter bien vite de sa victime lorsqu'une pensée la retint. Fichtre, toutes ces denrées. Nul doute que celui qui découvrirait le cadavre ne les abandonnerait pas aux hommes du bailli. C'était pécher que de négliger la nourriture. Après tout, celle-ci ne servirait plus à Raimonde. D'autant que Muguette devrait rendre sa robe, son bonnet, ses jolis bijoux à son commanditaire pour retrouver ses hardes de pauvresse.
Elle inventoria du regard le contenu répandu de la birouette. Une baudroie11 emmaillotée dans un cocon d'herbes afin de la protéger de la chaleur. Dieu du ciel : elle n'en avait jamais mangé. Il s'agissait d'un mets de prince. D'autant qu'elle serait perdue au demain. Et puis, une belle longueur de saucisse de sang12 , une merveille dont elle ferait son régal. Elle embarqua la nourriture sans un autre regard pour la femme qui achevait de se vider de son sang.
1 À l'époque, le terme n'a pas la connotation péjorative qu'il a aujourd'hui. « Commère » et « compère », après avoir signifié « qui a tenu un enfant sur les fonts baptismaux », s'emploient pour désigner des gens du voisinage, de fréquentation plaisante.
2 Mauvais cheval efflanqué.
3 Exclamation destinée à faire savoir que la vente est terminée. Elle fut ensuite utilisée pour exciter les chiens de chasse avant de finir dans la locution « crier haro sur le baudet ».
4 Lourd cheval réservé au labour ou aux tâches pénibles.
5 Brouette. Elles étaient alors équipées de deux petites roues, les rouettes, d'où le nom.
6 Il était de coutume de nommer les aubergistes d'après leur enseigne.
7 Paysans sans terre qui louaient leurs bras.
8 Escargots. Ils conviennent aux jours gras et maigres et on les trouve sur toutes les tables.
9 Fardeau. Donnera « portefaix » : homme de peine qui porte de lourdes charges.
10 Sorte de longue chemise de corps que l'on portait contre la peau, sous la robe ou le vêtement.
11 Lotte. À l'époque, les poissons de mer étaient une denrée rare à l'intérieur des terres.
12 Boudin.