Château
d'Authon-du-Perche, Perche, septembre 1306
Monge de Brineux se mordit la lèvre et hocha la
tête avec lenteur. Son regard fuyait celui du comte Artus.
Il murmura d'un ton défait :
– C'est un piège, monseigneur. Les renseignements
que j'ai glanés l'attestent.
– Enfin, Brineux, s'énerva Artus, pourquoi le roi
me tendrait-il un piège ? Et surtout, quel bénéfice pourrait-il en
tirer ?
– Je l'ignore, admit le grand bailli. En revanche,
ce que je sais de source sûre c'est que l'évêque d'Alençon a nommé
à la hâte un seigneur inquisiteur d'Évreux pour conduire le procès.
Pourquoi Évreux, si ce n'est parce que Louis1 , comte de cette ville, se
charge de presque toutes les missions diplomatiques délicates de
Philippe le Bel, son demi-frère, notamment les missions
romaines.
– Selon vous, je serais donc une monnaie d'échange
entre le roi et le Vatican ?
– C'est ma conviction, qui explique l'autorité
presque offensante de la missive que vous reçûtes du premier.
– Je devrais me sentir flatté de l'importance que
je prends soudain aux yeux de tous, ironisa sombrement le comte
Artus. (Il soupira et déclara avec brusquerie :) Le fond de
votre pensée, Brineux. Je sais toujours lorsque vous me taisez une
exécrable nouvelle. Votre visage s'allonge comme un jour sans pain
et votre regard fuit le mien avec une belle insistance.
– Je… peut-être m'abusé-je… Une idée m'a traversé
l'esprit et pour tout vous dire elle m'est détestable. Et si… Et si
l'on cherchait à vous éloigner de la comtesse ?
– Dans quel but ? s'enquit Artus.
Pourtant, Monge de Brineux eut la conviction qu'il
n'était pas surpris.
– Elle fait proie bien plus aisée sans votre
protection. L'acharnement dont elle fut récemment victime de la
part de l'Inquisition, ces nervis qui l'auraient égorgée dans la
forêt, n'eut été son courage et la vigueur de sa jument, mais
également l'intervention de ce chevalier hospitalier, intervention
trop… providentielle pour être parfaitement innocente… Tout porte à
croire qu'elle revêt une importance capitale pour des gens
puissants et résolus. Leur détermination, leur but – et bien qu'ils
me demeurent totalement mystérieux – se seraient-ils volatilisés
dès après vos épousailles ? J'en doute.
– Je vous rejoins dans ce doute, Brineux. Vous
êtes donc parvenu à la même conclusion que moi-même.
– En d'autres termes… (Monge de Brineux raffermit
sa voix afin d'en dissimuler l'alarme) me vient la crainte que
cette comparution soit bien davantage, bien plus préoccupante,
qu'une benoîte envie d'éclaircissements de la part de Rome.
Artus le considéra avant de répondre :
– C'est pour cette excellente raison que messire
Joseph m'a transformé en élève assidu depuis une semaine.
– Votre pardon ?
– J'apprends, décortique les Consultations à l'usage des inquisiteurs rédigées
par feu Clément IV, un petit traité de pratiques inquisitoriales
également. Nous le devons à un seigneur inquisiteur anonyme. Une
lecture édifiante. C'est à se demander comment un seul inculpé est
parvenu à s'extraire de leurs griffes !
Le soulagement se lut sur le visage de Monge de
Brineux.
– Quel insupportable sot je fais, monseigneur ! Je
me rongeais les sangs d'inquiétude à votre sujet. Je vous imaginais
vous jetant sans préparation dans la gueule du loup. Quel sot,
vraiment !
– Certes pas, rétorqua Artus d'Authon d'une voix
radoucie. Vous faites un valeureux ami et c'est ma propre bêtise
qui me navre. Car, voyez-vous, il aura fallu ces heures périlleuses
pour que je m'en rende enfin compte.
Cette déclaration, inattendue de la part d'un
homme le plus souvent impénétrable, distant sans dédain, fit monter
le fard aux joues de Brineux qui se contenta de
murmurer :
– C'est mon honneur et mon contentement,
monseigneur.
– Pour en revenir à ce procès que l'on tente de me
faire prendre pour une simple explication, je ne puis l'éviter.
Même si je le pouvais, je m'y présenterais. Biaiser reviendrait à
leur donner raison sans effort. De simplement questionné, le
jugement de Dieu qui sauva ma tendre épouse deviendrait suspect,
pour ne pas dire frauduleux, donc caduc. Qui dit qu'ils ne
tenteraient pas alors un vil coup de leur façon : un nouveau
procès, alourdi d'un meurtre d'inquisiteur et d'un irréparable
sacrilège. C'est ce que je veux à toute force éviter. (Artus
d'Authon marqua une courte pause avant de reprendre d'un ton si
plat qu'il inquiéta le grand bailli :) Brineux, maintenant que
vous voilà un peu rassuré sur ma pugnacité, j'ai… Il ne s'agit pas
d'un commandement mais bien d'un service que je demande à l'ami que
vous êtes. Dans l'éventualité où les choses ne se dérouleraient pas
telles que je les souhaite, je vous supplie de conduire au plus
vite la comtesse d'Authon et le petit Philippe chez mon cousin
Jacques de Cagliari, en Sardaigne. En dépit de ses manières…
rustiques, il a noble cœur et véritable courage. En homme avisé, il
se mêle aussi peu que possible des affaires du monde. Nul ne pourra
les atteindre. Je l'ai averti dès après avoir reçu la missive
royale.
– Ainsi, vous aviez tout prévu ?
– Même le pire, Dieu nous en préserve. Mon bon
ami, les rois possèdent en commun avec les papes une magnifique
justification qui les décharge de se sentir coupables de leurs
manquements ou de leurs tromperies : la raison d'État. Il
faudrait être privé d'esprit pour la mésestimer.
– La comtesse sait-elle que vous vous rendez
demain à l'aube à Alençon ?
– Non, et j'insiste pour que vous vous en teniez à
la fable du déplacement d'affaires que je lui ai conté. Si… deux ou
trois journées se révélaient insuffisantes à éclaircir mes juges,
vous reviendriez ici afin de la réconforter, de l'assurer que je
rentre sous peu. S'ils en venaient à un emprisonnement, nous
saurions à quoi nous en tenir. Il vous faudrait alors renseigner la
comtesse, sans omettre aucun des détails de notre présente
discussion et prendre au plus vite la route pour la
Sardaigne.
– Il en sera fait à vos ordres… et en amitié,
monseigneur.
– Du fond du cœur, merci, Brineux.
Agnès se releva de son prie-Dieu. En dépit de la
tiédeur de l'après-midi, elle frissonnait. Elle repoussa la porte
de la petite chapelle attenante à sa chambre et se dirigea vers le
coffre-banc qui jouxtait son lit. Elle s'y laissa choir, agacée
contre elle-même. Cette langueur contre laquelle elle ne parvenait
pas à lutter l'exaspérait. Les remèdes que lui avait préparés
messire Joseph semblaient incapables de combattre la fatigue qui
l'assommait depuis des jours. Elle s'admonesta, en vain. L'envie de
faire, de sortir, de monter à cheval ou de se promener dans le
parc, autour de l'étang l'avait fuie. Elle regarda autour d'elle.
Où donc était passé son beau recueil des Lais de Marie de France ? Un coup discret frappé
contre la haute porte de ses appartements la fit sursauter.
Guillette parut, tenant avec précaution un fin gobelet de
Beauvais2 .
– Votre lait de poule, madame. Aucun remède de ma
connaissance ne requinque aussi vite et c'est savoureux au
palais.
– Tu es gentille. Pose-le à mon côté.
La jeune femme s'exécuta et demanda d'un ton où
perçait l'inquiétude :
– Comment vous sentez-vous aujourd'hui ?
– Mieux, mentit Agnès.
– Je ne m'en étonne pas. Messire Joseph passe pour
un des meilleurs médecins du royaume.
– Réputation justifiée, j'en suis certaine.
Guillette, je cherche mon recueil de lais et ne le retrouve point.
L'aurais-tu vu ?
– Non pas, madame. Je vous ai vu hier rejoindre la
bibliothèque alors que vous l'aviez en main. Peut-être l'y
aurez-vous abandonné.
– Il m'est si précieux. Je t'en prie, trouve-le
moi. Ah, tu me rapporteras une carafe d'eau. J'ai si soif… La
journée n'est pourtant pas étouffante.
La servante se plia en révérence et sortit sur un
sourire en promettant :
– Je n'y manquerai pas. Je vais le découvrir bien
vite ce mignon chenapan de livre qui vous joue des tours.
Agnès balaya du regard les tables et les guéridons
qui parsemaient la pièce. L'énervement qu'elle ressentait contre
elle amplifia. Était-elle une buse de semer cet ouvrage qui lui
tenait tant au cœur ? Elle dégusta à petites gorgées le lait de
poule, sucré à sa convenance et relevé d'une pointe de cannelle et
de gingembre, réfléchissant, tentant de se remémorer ses allées et
venues de la veille et du matin. Elle avait encore le livre à la
nuit puisqu'elle avait parcouru un des lais une fois allongée.
S'était-elle endormie, avait-il glissé dans la ruelle3 ? Elle se leva en prenant
appui sur ses mains et examina l'espace délimité par le mur et le
côté de son lit. Sans résultat. Elle s'agenouilla, releva la
courtepointe pour inspecter le dessous sans rien y découvrir qui
ressemble à son gracieux rassemblement de textes. Elle allait se
redresser lorsqu'une excroissance étrange attira son regard. Elle
tenta de l'attraper mais dut s'allonger sur le plancher, glisser le
torse sous le lit avant d'y parvenir. Elle arracha la sorte de
boule molle clouée au bois et rampa. Assise à même le plancher,
elle considéra le petit sachet de toile noire. Elle desserra le
lien qui le fermait et vida son contenu dans sa paume. Qu'était
ceci ? Qu'était ce petit amas carbonisé, malodorant, et ces plumes
de duvet noir ? La panique la releva et une sueur glacée trempa son
front. De la magie. De la sorcellerie. Sa fatigue, ses
étourdissements. Quelqu'un cherchait à la tuer grâce à un sort.
Elle se rua dans son antichambre et sans même réfléchir se
précipita dans la salle d'études de messire Joseph. Elle courut
vers le vieil homme plongé dans une lecture. Il leva la tête du
lutrin et demeura bouche entrouverte en constatant le ravage qui
marquait le visage parfait de la comtesse. Elle ouvrit la main sans
mot dire.
– Madame…
– Voici ce que je viens de découvrir cloué sous
mon lit, annonça-t-elle d'une voix si détachée qu'elle ne la
reconnut pas. Pas un mot à mon époux. Pas encore.
Il poussa les plumes du bout de l'index, se pencha
afin de renifler l'agrégat noirâtre et déclara en transvasant le
petit amas dans sa paume :
– Une carbonisation de matières organiques.
Probablement des viscères. C'est fréquemment le cas. Un bel étalage
de sorcellerie, à ne pas s'y méprendre.
– Ainsi s'explique cette incompréhensible fatigue,
mon peu d'appétit… je suis victime d'un sort.
– Car vous ajoutez foi au pouvoir des
sorciers ?
La pâleur cadavérique d'Agnès le renseigna. Le
vieux savant reprit d'un ton apaisant :
– Madame, je suis un vieillard qui a vu tant de
choses, qui les a toujours évaluées à l'aune de la science. Je vous
le certifie : la puissance des sorciers réside dans la foi,
dans la terreur qu'ils inspirent à leurs clients ou à leurs
victimes, selon les cas.
– Il me suffirait donc de nier leur pouvoir pour
être débarrassée de ce malaise qui va croissant ?
– Peut-être pas. Toutefois, ne l'oubliez pas, je
suis à vos côtés.
Elle le quitta sur un sourire dépourvu de
gaîté.
Mâchoires crispées, Joseph demeura un long moment
paume ouverte, examinant le résidu noirâtre. Plusieurs hypothèses
se succédèrent dans son esprit. Une seule persista, si ahurissante,
si grave qu'il décida de patienter encore. Une erreur de sa part
serait fatale à la comtesse.