Alençon et maison de l'Inquisition, Perche, septembre 1306
Artus d'Authon et Monge de Brineux avaient mené leurs montures à train d'enfer depuis l'aube naissante pour rejoindre Alençon peu avant none. Ils avaient démonté en chemin pour quelques minutes de repos et afin d'abreuver leurs chevaux, en profitant pour chasser d'un gobelet de cidre ou de vin la poussière des chemins qui leur irritait la gorge. L'épuisement de la course, tout autant que la nervosité de son cavalier, qu'il percevait à la pression de ses mollets, avait rendu Ogier, l'étalon noir du comte, irascible. Lorsque, parvenus devant l'auberge de la Taure-Attelée où ils comptaient nuiter, Artus mit pied à terre, le destrier renâcla, soufflant d'exaspération.
– Tout doux mon beau, le rassura son cavalier en lui flattant le col. Nous sommes enfin rendus et tu vas jouir d'un repos mérité. Là… apaise-toi.
L'aubergiste, un maître Taure aussi large que haut, se précipita vers eux, plié de respect – autant que le lui permettait la graisse qui lui ceinturait l'abdomen – et gonflé d'orgueil. Ce n'était pas tous les jours qu'il recevait deux si prestigieux personnages. Maîtresse Taure avait eu grand raison de le convaincre de lâcher quelques deniers afin d'améliorer l'intérieur de son établissement. Sans être luxueuses, les chambres en étaient maintenant assez coquettes pour accueillir des hôtes de qualité. Maîtresse Taure, qui l'aidait au service dans la grande salle commune, faisait montre de distinction, il devait l'avouer. Elle se réjouissait de côtoyer maintenant les notaires ou les mires qui avaient remplacé leur ancienne clientèle braillarde de saucissiers1 . Au demeurant, elle ne s'adressait plus à ses clients qu'en termes choisis voire galants, bien que mélangeant parfois la signification des mots glanés des conversations d'un mercier2 ou d'un échevin. Maître Taure avait d'abord émis quelques doutes quant au projet de son épouse de « relever leur condition », ainsi qu'elle le formulait. Certes, la considération des voisins importait, pas tant, toutefois, que les espèces sonnantes et trébuchantes qu'il comptait au soir, après la fermeture. Or, les saucissiers sont gens de belle ardeur et d'amusements bon enfant. Ils s'invitent volontiers après une ronde affaire, trinquent parfois plus que de raison, bref les gorgeons s'alignent au vif contentement du mastroquet. Maîtresse Taure avait argumenté avec finesse : les saucissiers vidaient en effet les boutilles3 avec enthousiasme, en revanche, leurs offices et cuisines, sans oublier leurs éventaires, débordaient de victuailles et ils n'avaient donc pas nécessité de se restaurer ailleurs que chez eux. Au contraire, leurs nouveaux coutumiers, de par les fonctions plus délicates qu'ils remplissaient, s'approvisionnaient à l'extérieur, d'autant qu'ils avaient parfois besoin d'un lieu de tractations qui leur garantisse une propice confidentialité. C'est ce que se proposait de leur offrir maîtresse Taure. L'avenir devait prouver qu'elle avait eu raison.
– Messeigneurs, messeigneurs… vos chambres vous attendent. Vous y trouverez une cuvette d'eau parfumée afin de vous rafraîchir du voyage. Vous pourrez ensuite vous restaurer à votre souhait. Votre messager nous a indiqué que vous comptiez nuiter deux ou trois jours en notre établissement qui se réjouit de l'honneur de vous accueillir.
– Peut-être davantage dans mon cas, rectifia le comte d'Authon. Mon grand bailli, en revanche, repartira à l'après-demain, au plus tard. Veille à ce que son cheval soit prêt, aubergiste. Pour l'instant, que ton garçon de peine mène nos montures à l'écurie et qu'il les traite avec doigté et bienveillance. Elles sont fourbues et difficiles.
– À vos ordres, messire, obtempéra le cabaretier en s'inclinant encore davantage avant de se redresser pour hurler :
– Holà, paresseux de galopin4  ! Où te caches-tu encore ?
Un garçonnet d'une dizaine d'années, maigre comme une sauterelle, les yeux cernés de mauve, apparut. Maître Taure y alla du couplet outré qu'il servait devant tous ses clients :
– Tu sommeillais à ton habitude ! Si ce n'est pas une pitié, vous dis-je ! Ça mange comme quatre à vous ôter le pain de la bouche et ça fainéante comme un lézard au soleil. Allons, vilain traînard… Faut-il que je te frotte les oreilles pour que tu me fasses la grâce de t'occuper des montures de nos seigneurs ?
Maître Taure fut un peu déçu par le visage impavide du plus prestigieux de ses deux clients. D'habitude, un sourire entendu accueillait sa sortie mille fois ressassée, parfois accompagné d'une repartie : « Des coups de bâton, voilà ce que ça mérite » ou « Au pain sec et à l'eau, ça lui fera l'échine ». Au lieu de cela, toute l'attention d'Artus s'était reportée sur le garçonnet comme il s'approchait d'Ogier. Le comte était prêt à intervenir si son fougueux étalon se montrait menaçant. Peu de gens pouvaient aborder l'animal sans craindre une réaction hostile. Agnès l'avait pu. Elle l'avait monté sans l'ombre d'une appréhension. Mais Agnès était autre. La pensée de son épouse apporta le miracle familier : il s'apaisa.
Le garçon de peine avança la main vers la bouche du destrier noir et frôla les narines duveteuses, blanches de l'écume de l'effort. Ogier souffla sans faire montre d'agressivité. Au lieu de cela, il tendit la tête vers la main de l'enfant qui caressa son front. Le petit garçon saisit les rênes et s'avança vers l'écurie, suivi du cheval qui lui emboîta le pas sans protester.
– Gamin…, l'arrêta Artus d'Authon en repêchant une pièce d'un denier d'argent dans la poche de sa jaque5 d'épais cendal6 gris. Voilà pour toi, de la part de mon valeureux compagnon à quatre jambes qui n'est pourtant pas accommodant. (Se tournant vers le tavernier et le fixant, il répéta :) J'ai bien dit pour toi. Ce serait gravement m'offenser que de ne pas l'entendre.
– Quelle munificence, s'exclama maître Taure, que la tentation de récupérer prestement l'argent sitôt le comte éloigné n'avait pas épargné. Il ne le mérite pourtant pas.
– J'en ai jugé autrement, rétorqua Artus d'Authon d'un ton sans appel.


Monge de Brineux avait à peine prononcé une phrase de tout leur repas dans la vaste salle de la taverne, badigeonnée de chaux fraîche afin de recouvrir les langues de suie noirâtre abandonnées par les torches. Au demeurant, il n'avait guère touché aux morceaux de civet de poule accompagnés d'une purée de févettes qu'on leur avait servis. En revanche, il avait avalé d'un trait quatre gobelets de vin, chose rare chez cet homme de sobriété. À mots couverts afin d'éviter les oreilles indiscrètes de la tenancière qui s'affairait autour d'eux, s'enquérant de leur satisfaction à grand renfort de courbettes, Artus d'Authon avait à nouveau tenté de tranquilliser son grand bailli sur l'issue de la confrontation qui l'attendait.
Lorsque la desserte, un crépiau7 aux pommes et aux raisins secs, fut déposée devant eux, Artus résuma, une trace d'agacement dans la voix :
– Morbleu, Brineux ! Ne voilà-t-il pas que je m'acharne depuis une heure à vous dorloter tel un enfançon, à vous rassurer telle une vieille femme alors même que je suis la victime du piège que vous ne cessez d'évoquer.
– Je sais, acquiesça le grand bailli, et je me déteste d'ajouter à votre tracas. C'est que, je m'en veux tant de mon impuissance… Palsambleu8  ! Je préférerais grandement pourfendre quelques vilains coquins !
– Il s'agit, pour la plupart, de vilains coquins sous leurs habits de justice et de pouvoir. Toutefois, une fine lame comme vous ne peut rien contre cette race-là.
– Êtes-vous bien certain, monseigneur, que je ne puis vous accompagner ? Ayant le privilège de vous servir depuis de longues années et l'honneur de vous côtoyer, je pourrais éclairer vos juges de mon témoignage.
– C'est exclu, Brineux. D'abord parce qu'ils auraient tôt fait de rejeter vos dires puisque, précisément, vous me servez. Ensuite, parce que je crains plus que le reste qu'ils s'intéressent à vous de trop près. S'il advenait que… Vous êtes le seul en qui j'ai assez d'estime pour lui confier le futur de mon épouse et de mon fils.
Le regard abaissé, Monge de Brineux hocha la tête, bouleversé. Artus d'Authon se leva, époussetant d'un revers de main son gipon9 de riche brocard.
– À vous revoir sous peu, mon ami. Priez pour moi.
Brineux se contenta d'un nouveau hochement de tête, redoutant qu'une fêlure de sa voix ne trahisse l'émotion qui lui coinçait les mots dans la gorge.


Artus d'Authon franchit l'huis rébarbatif qui barricadait à la nuit l'enceinte de la maison de l'Inquisition. Il traversa d'un pas ferme la cour carrée aux pavés irréguliers et gravit les quelques marches qui menaient à une lourde porte renforcée de traverses.
Un garde se porta vers lui lorsqu'il pénétra dans l'ouvroir, obscur en dépit de la lumière vacillante dispensée par les torches des murs. Il déclina ses noms et qualités, précisant qu'il était attendu par un seigneur inquisiteur d'Évreux. Le garde s'inclina et bougonna :
– M'en va faire mander le secrétaire. Installez-vous si ça vous chante, proposa-t-il en désignant la table de bois noir flanquée de ses bancs, seul meuble de la grande salle sinistre et basse qui faisait suite à l'ouvroir.
Artus se rapprocha de la table, sans toutefois s'asseoir, attendant, l'esprit vidé de toutes pensées. Il s'était efforcé durant les jours derniers d'effacer jusqu'à l'ombre de l'appréhension, sachant pertinemment qu'elle constituait l'arme la plus redoutable des inquisiteurs.
Un incompréhensible soulagement le détendit lorsque apparut le secrétaire, cet Agnan qu'il avait invité à dîner dans l'espoir d'obtenir des éclaircissements sur le rôle joué par Francesco de Leone dans le meurtre de Florin. Il s'avança de deux pas vers le très jeune homme. Sa laideur sans charme, ces petits yeux rapprochés, ce long nez en lame et ce menton fuyant inspiraient la défiance dès que le regard les frôlait. Pourtant, Artus savait qu'une belle âme vaillante se dissimulait sous ce masque de hideur. Étrangement, Agnan ne manifesta aucune cordialité en parvenant à sa hauteur. Il déclara avec indifférence :
– Monseigneur d'Authon, vos juges se consultent en ce moment même. J'ignore s'ils auront bientôt terminé les préparatoires. Puis-je vous prier de me suivre ? L'attente sera moins longue dans la pièce attenante à la salle d'interrogatoire.
Un peu décontenancé par l'attitude du jeune homme, Artus obtempéra.
Ils traversèrent la grande pièce et obliquèrent à droite avant d'emprunter un escalier de bois sombre. Agnan précédait le comte en silence. Parvenus sur le palier, au lieu de le conduire vers la petite salle d'attente, il posa l'index sur ses lèvres afin d'intimer le silence à Artus d'Authon et indiqua de la main l'étroit couloir qui filait vers la gauche et butait sur une porte basse, celle de son bureau. Agnan se laissa aller contre le panneau dès qu'il en eut poussé le verrou. Essoufflé, il murmura :
– J'ai craint que vous m'interrogiez en bas sur mon attitude pour le moins déconcertante. Ils ne doivent pas apprendre que je vous connais d'autre que de votre unique visite en ce lieu, lorsque vous vîntes tenter de raisonner Nicolas Florin. Ils me contraindraient à témoigner après serment sur les quatre Évangiles et tordraient mon récit pour qu'il serve leur dessein.
Agnan rejoignit sa petite table de travail dont le bois médiocre disparaissait sous les rouleaux et les registres.
– J'ai recopié en cachette, pour servir madame d'Authon, l'essentiel des deux témoignages retenus contre vous. Prenez-en connaissance afin de vous préparer. Le plus incriminant est celui du petit coureur de rue. Ils ne feront pas comparaître les témoins à charge afin que vous ne puissiez les contredire. La procédure est habituelle.
Artus parcourut les copies. Les récits étaient habilement mensongers, tournés au point qu'on y voyait l'inspiration d'un clerc et qu'ils seraient aisément interprétés en défaveur du comte.
– L'interrogatoire que vous allez subir, puisqu'il faut bien le nommer ainsi, est entouré d'un inhabituel secret qui ne me dit rien qui vaille. Tout juste ai-je pu apercevoir les différents bijoux de doigts du monstre Florin récupérés dans le putel de la maison qu'il avait extorquée à l'une de ses victimes. En revanche, il se murmure qu'ils détiendraient une autre preuve à vous opposer, une preuve décisive dont j'ignore la nature.
– Comment l'auraient-ils obtenue puisque je n'ai jamais franchi le porche de chez Florin ?
– Je le sais bien. Le chevalier de grâce et de justice Leone m'a clairement renseigné sur son rôle. Il nous a débarrassé du monstre afin de sauver votre épouse, que Dieu veille toujours sur elle. Il m'est impossible de le dénoncer. De grâce, ne croyez pas que je redoute leur châtiment s'ils venaient à apprendre que j'ai dissimulé la confession que m'a faite un soir le chevalier. Ma seule terreur concerne madame d'Authon. Ils pourraient la rejuger s'ils parvenaient à prouver que le jugement de Dieu n'est pas intervenu en sa faveur. Or, je préférerais mourir que d'assister à nouveau à ses tourments. De surcroît, et même si j'ai commis un mensonge par omission, ma conscience est en grande paix. Madame devait vivre – de cela, je suis certain – et j'ai l'ardente conviction que Dieu est bien intervenu en envoyant cet hospitalier à son secours.
– Voilà résumée mon inquiétude. C'est la raison pour laquelle je ne mentionnerai pas même le nom de Leone. Outre l'indignité du procédé qui consisterait à le dénoncer et à lâcher les chiens sur lui, Agnès pourrait en pâtir d'intolérable manière.
– Il nous faut faire vite. Si leurs conciliabules parvenaient à leur terme et qu'ils vous découvrent ici… Monsieur… En dépit de l'horreur que me procure ce conseil, je vous en conjure : mentez. Mentez même après serment. Pour servir Dieu. Après tout, ne sont-ce pas eux qui bafouent les Évangiles en les utilisant afin de précipiter des innocents au fond de leurs geôles et de leurs salles de Question ?
– Pourquoi vous placer en si grave péril afin de m'aider, Agnan ?
– Pour madame de Souarcy, la comtesse, qui a illuminé ma vie de fourmi obstinée. Parce que je sens qu'elle est la plus précieuse des femmes. (Il baissa les yeux, son petit visage de fouine se fripant davantage, puis avoua d'une voix que la tristesse rendait presque inaudible :) Parce que, voyez-vous, je les ai crus, eux qui sont dans la salle d'interrogatoire et leurs semblables, avec toute ma naïveté, ma foi et mon imbécillité. J'ai cru à la pureté de leurs intentions, à la justesse de leurs condamnations. J'ai cru qu'ils ne cherchaient qu'à sauver l'âme des égarés, des pécheurs, jusqu'à ne plus pouvoir m'abuser moi-même. Certains des seigneurs inquisiteurs, comme Florin, ne sont que d'ignobles tortionnaires tout droit sortis de l'enfer. D'autres sont menés par la cupidité. Ils réquisitionnent les biens des accusés et se payent grassement dessus. Un acquittement se révélerait une exécrable affaire pour eux. Il n'y a donc pas d'acquittement. Et puis, il reste la foule de ceux qui sanglotent sur les souffrances du Sauveur mais n'éprouvent que mépris pour celles des faibles créatures de Dieu. Tordre les corps, les torturer jusqu'à la folie ou au trépas, est-ce là le seul moyen de sauver les âmes ? Je ne le crois plus et je me dégoûte d'y avoir un jour accordé foi.
Un pauvre sourire éclaira le visage aigu. Agnan conclut :
– Je terminerais à pourrir dans les cages de cave si l'on m'entendait. De grâce, mentez, défendez-vous, monsieur. Pour la comtesse, pour votre fils. Le chevalier de Leone m'a un jour assuré que l'on ne se battait dignement que contre des ennemis dignes. Le contraire serait déraison. Ceux-là sont indignes. Je vous conduis à la salle attenante. Ils ne tarderont plus à vous venir quérir.
1 Charcutiers. Ceux qui préparaient et vendaient tous les morceaux du porc.
2 Riche corporation de marchands qui vendaient tous les tissus, les vêtements, les objets et même l'orfèvrerie aux classes les plus riches de la société. Ils prirent rang parmi les métiers les mieux considérés et rejoignirent bien vite la bourgeoisie.
3 Bouteilles de terre, encore appelées « bouties ».
4 À l'origine, petit garçon que l'on employait à faire des courses.
5 Sorte de veste longue arrivant aux cuisses.
6 Soie.
7 Sorte de crêpe très épaisse. Le goût et la texture ressemblent à ceux du clafoutis.
8 Contraction de « par le sang de Dieu », dont la forme initiale était jugée blasphématoire.
9 Sorte de pourpoint lacé sur le côté.