Château d'Authon-du-Perche, Perche, septembre 1306
Lorsque l'homme aux traits tirés de fatigue, aux vieux vêtements grisâtres de la poussière des chemins, menant par les rênes une haridelle de louage exténuée, pénétra dans l'immense cour du château qui donnait sur les jardins en pente douce, Ronan comprit qu'il ne s'agissait pas d'un pauvre voyageur requérant l'hospitalité et la générosité d'un verre d'eau et d'un quignon de pain. Quelque chose dans la démarche de l'homme qui avançait vers lui, dans son maintien, trahissait son rang.
L'homme le salua d'un hochement de tête. La poussière avait dessiné des rides noires autour de son regard bleu marine.
– Ronan, n'est-il pas ? s'enquit l'homme d'une voix plaisante.
Le vieux serviteur ne s'étonna qu'à moitié que le visiteur connût son prénom.
– Je souhaite rencontrer ton maître afin qu'il me permette de m'entretenir avec madame d'Authon. Veux-tu, je te prie, lui annoncer Francesco de Leone, chevalier de l'ordre de l'Hôpital.
Ronan s'inclina bas. Ainsi, c'était lui cet hospitalier qui avait sauvé Madame. Lui qui avait bravé le monstre Florin. Lui dont le comte s'était agacé, jaloux de son intervention auprès de la femme aimée. Le vieil homme ému murmura :
– Chevalier, grand merci de ma part, de notre part à tous, nous qui avons le privilège de côtoyer Madame.
Leone comprit immédiatement qu'il faisait allusion au jugement de Dieu.
– Grand merci à Dieu, mon bon Ronan. Peux-tu prévenir ton maître de mon arrivée ?
– Hélas… Il s'est rendu en la maison de l'Inquisition afin d'y comparaître volontairement… mais sur ordre royal. Messire Monge de Brineux, son grand bailli, l'escortait. Quant à madame, ah ! Dieu du ciel…
En dépit de l'épuisement de son interminable voyage depuis Chypre, Leone remarqua l'agitation grandissante de Ronan dont les yeux se remplissaient de larmes.
– … Chevalier, c'est la providence qui vous envoie de nouveau. Je n'y comprends plus rien… À la vérité, j'en viendrais à croire qu'une force mauvaise s'acharne sur nous depuis l'assassinat par un détrousseur de cette pauvre Raimonde, une vieille servante… Comme je m'en suis voulu de ne pas avoir accédé à sa prière d'être accompagnée les jours de marché… Qu'elle repose en paix. Vite suivez-moi, de grâce. Messire Joseph de Bologne, le médecin du comte, vous contera mieux que moi notre effroyable situation, derrière laquelle je perçois une main malfaisante mais terriblement puissante, au point d'influencer le roi, qui a retiré d'un coup son amitié d'enfance à mon maître. J'arrête de vous étourdir de propos incohérents… Je ne fais que jeter la confusion dans votre esprit. Je ne sais que faire, s'affola le serviteur, je me sens démuni. Vieil imbécile impotent que je fais !


Une heure plus tard, Francesco de Leone, qui avait écouté sans l'interrompre jamais la narration de messire Joseph, termina le repas que Ronan lui avait servi. Il émietta avec soin son tranchoir imbibé de sucs de viande et l'avala jusqu'à la dernière bouchée. Un us de pauvre qu'il chérissait d'habitude. Les fortunés jetaient leurs tranchoirs à leurs chiens ou les offraient aux gueux accrochés aux huis de leur enceinte. Pourtant, aujourd'hui, ce geste de nécessiteux ne lui procurait aucune satisfaction. La fureur se mêlait à son inquiétude. Tête baissée vers le bas de sa robe qui balayait le plancher à chaque pas, bras croisés derrière son dos, messire Joseph acheva son récit sur un lugubre :
– Vous savez tout, chevalier. Je n'ai omis nul détail, du moins ceux qui ont été portés à ma connaissance, afin de vous éclairer. Je vous l'avoue… je ne dispose que de peu de moyens pour retarder les effets du poison que l'on administre à Madame. Des vomissements provoqués après ingestion de lait qui n'ont d'effet que si le poison est toujours dans l'estomac, force fromages1 en plus de tous les mets que lui prépare personnellement Ronan afin que nul ne puisse s'en approcher. Si l'enherbeur n'est pas découvert au plus vite, elle trépassera.
La gorge desséchée d'appréhension, Leone s'enquit :
– De quel poison s'agit-il ?
– Sauf à me tromper gravement et j'en doute, de plomb*. Les toxicatores les plus expérimentés l'utilisent depuis la plus haute Antiquité. Toutefois, peu de gens se doutent de son effroyable pouvoir, au point que nous sucrons nos vins les plus fins grâce à lui2 .
– Avez-vous conçu un soupçon, aussi mince soit-il, sur l'identité de l'assassin ?
– Je vous confesse que nous commencions de soupçonner sa servante, la jeune Guillette, en dépit de la véritable tendresse qu'elle semble porter à notre dame. Mais cela ne se peut. Elle a interdiction, comme tous, de lui porter mets ou breuvages, pas même de l'eau. Or, ce poison s'avale… Voyez-vous, chevalier, Madame est un être d'exception, c'est pourquoi j'ai tardé à comprendre l'inacceptable vérité. Qui pourrait en vouloir et s'en prendre à un éclat de lumière afin de le détruire quand ils sont si peu fréquents en ce monde ?
– Ceux à qui les ténèbres profitent. Puisqu'il s'agit d'un enherbement, pourquoi cette mystification avec le sachet de toile noire renfermant un débris carbonisé et des plumes ?
– Je me suis longuement interrogé à ce sujet. Une habile ruse à laquelle je vois plusieurs raisons.
– De grâce, asseyez-vous, messire médecin, proposa à nouveau Leone. Partageons un verre d'hypocras.
Joseph s'exécuta, un peu à regret. Il pensait mieux debout, à arpenter les pièces, son regard rivé sur un point qu'il ne voyait pas, plongé tout entier dans son esprit. Toutefois, le réconfort que lui apportait la présence de ce chevalier encore jeune, ce qu'il sentait de son implacable détermination, la réputation de vaillance et d'intégrité des hospitaliers, valait bien une petite entorse à ses habitudes de réflexion. Il précisa néanmoins avant d'accepter le gobelet que lui tendait Leone :
– Nous ne sommes pas de la même foi et vous êtes soldat de votre Dieu.
– Je ne l'ignore pas, sourit Leone, et mon Dieu fut le vôtre, bien longtemps avant. De surcroît, j'ai tant appris au contact de votre peuple et des Sarrasins contre lesquels nous luttons âprement. Messire Joseph, seul le poids des âmes distingue les hommes. Nos deux âmes sont légères, à l'évidence. Trinquons aux hommes de bonne volonté et de belle foi.
Après une gorgée, Leone reposa son hypocras et reprit :
– Une ruse habile, dites-vous ?
– Certes. Je ne sais quelle opinion vous vous êtes forgée de tous ces sorciers, jeteurs de sort. La mienne est sans atténuation : ce ne sont que des charlatans qui vivent sur la crédulité des gens ou de pauvres fols grisés par l'espoir de pouvoirs surnaturels.
– J'en suis venu à la même appréciation que vous. Je n'ai jamais été témoin de la manifestation de leurs prétendues capacités. Pourtant, j'ai assisté à tant de choses surprenantes.
– Madame… n'est pas indemne de crainte à leur égard. Je fus surpris de la terreur que lui inspirait ce sachet en dépit de sa vive intelligence, que j'ai constatée à maintes reprises.
– Elle a vécu entourée jusque-là de valets de ferme superstitieux qui gobent n'importe quelle baliverne pour peu qu'on la leur serve entourée d'incantations.
– C'est exact. Toujours est-il que le seul véritable pouvoir de ces êtres de pacotille est la terreur qu'ils inspirent. La première raison que je vois est la suivante : que l'enherbeur souhaitait amplifier les ravages du poison en affolant Madame. En effet, lorsqu'on y songe, le sachet était fort mal dissimulé. Il est même étonnant qu'une servante en balayant dessous le lit de notre maîtresse ne l'ait découvert plus tôt.
– Malfaisant et judicieux, commenta Leone.
– L'autre raison est encore plus perverse. Pourtant, je la trouve convaincante. Les sorts sont, supposément, jetés à distance. Celui qui a placé le sachet sorcier espérait peut-être qu'on le mettrait en concordance avec le délabrement de santé de la comtesse. Une enquête pour démasquer le coupable était donc, a priori, vouée à l'échec puisque, selon la légende, le sorcier peut se trouver à des lieues* de sa victime, contrairement à un toxicatore qui distribue chaque jour sa substance létale. Le monstre pouvait ainsi espérer opérer en tranquillité, même après que la dégradation physique de la comtesse aurait commencé d'alerter ses proches.
– Ne peut-on occire rapidement grâce au plomb ?
– Si fait. C'est dangereux, toutefois, car on sait alors que la victime fut enherbée. Le but du toxicatore était de nous faire accroire à une maladie de langueur ressemblant fort à celle dont périt la première dame d'Authon ainsi que Gauzelin, son fils. Plus de coupable. Il suffisait ensuite de faire courir la rumeur d'une malédiction familiale, ou peut-être même d'orienter les soupçons vers le comte d'Authon.
– Vous feriez un redoutable enquêteur, messire médecin.
Joseph de Bologne le considéra un moment.
– C'est que, à l'instar de vous, j'ai percé tant des mystères de l'âme humaine. Des plus merveilleux aux plus répugnants. Nous sommes capables de tout. Du pire comme du meilleur. Le saviez-vous ?
– Je l'ai appris.
– Les champs de bataille vous auront donc permis de me devancer de plusieurs décennies, murmura Joseph.
– L'homme s'y révèle dans la peur, la bravoure, la poltronnerie ou la traîtrise. Seul Dieu sait dans quelle direction nous inclinerons.
– Seul Dieu sait, approuva le vieux médecin. Une dernière hypothèse m'a traversé l'esprit au sujet de ce sachet. Certains sorciers ont pignon sur rue. Leur réputation s'étend au-delà d'une province. Ils la soignent à la manière d'un enfançon. Leurs succès se répandant, ils en entretiennent la légende. La peur qu'ils inspirent les protège et leur garantit un flot de clients. Et si nous avions affaire à l'un de ces méfaisants pour qui le trépas de Madame serait une sorte de… recommandation, pour peu que l'on croie que des puissances infernales domptées par lui sont à son origine ? Il ne faudrait alors pas que l'on puisse soupçonner un enherbement, un simple meurtre, finalement à la portée du plus grand nombre. Il faudrait, au contraire, que tout atteste qu'il s'agit de la puissance du sort qu'il a jeté.
– Vos trois explications me troublent. Elles sont aussi pertinentes les unes que les autres.
– Notez, chevalier, qu'elles ne s'excluent pas et que nous pouvons être confrontés à un être d'une sombre mais véritable intelligence.
– Que nous allons défaire, promit Leone en se levant. Permettez-moi de prendre congé, messire médecin. Je veux saluer et rassurer Madame.
Joseph l'imita. Incertain, le domaine des sentiments l'intimidant, il bafouilla :
– Ah, monsieur, c'est Dieu qui vous envoie, nul doute. En l'absence du comte et de son grand bailli, Ronan et moi nous trouvions telles deux vieilles femmes, impuissantes, désespérées. Vous êtes le miracle que nous avons appelé de nos vœux afin de sauver notre bien-aimée maîtresse.
– Nous en jugerons ensuite, lorsque le monstre assassin se balancera au bout d'une corde. Avez-vous constaté des améliorations de l'état de santé de Madame depuis vos soins et les repas que lui prépare Ronan ? Est-ce encore trop prématuré ?
– Les douleurs abdominales auraient dû s'espacer. Il n'en est rien, admit le médecin d'un ton catastrophé.
– Or donc, le toxicatore est toujours actif d'une façon qu'il nous faut percer au plus rapide. Je m'y emploie aussitôt. Auriez-vous la bonté de faire installer une paillasse à la porte de la chambre de la comtesse ? Je n'en bougerai pas jusqu'à avoir élucidé cette démoniaque charade.
Le soulagement ferma les paupières du médecin et il lutta contre l'envie de serrer le chevalier dans ses bras, ainsi qu'il l'eût fait d'un fils. Cependant, une nouvelle inquiétude remplaça la première :
– Et monseigneur d'Authon ? Comment le tirer de cet interrogatoire inquisitoire qui s'apparente fort à un procès ?
Leone déclara d'une voix douce :
– Apaisez-vous tout à fait, messire Joseph. J'ai toute confiance en l'habileté et en la hardiesse de votre maître. Authon n'est pas un pleutre et sa magnifique réputation joue en sa faveur. De surcroît, je connais Jacques du Pilais : un pur, retors et redoutable. Mais un pur. Je sais le moyen infaillible de tirer monseigneur d'Authon de la maison de l'Inquisition. Si vous le voulez bien, je me tairai pour l'heure sur sa nature. Toutefois, sachez que je n'hésiterai pas à l'employer.
Les larmes montèrent aux yeux du vieil homme qui remercia Dieu de lui avoir permis d'être témoin de ce miracle. Ainsi les hommes pouvaient être droits, bons, valeureux sans espoir de rétribution, même lorsque la mort était leur seule récompense.
– Inutile de m'éclairer sur sa nature, je crois l'avoir élucidée par déduction. Car vous fûtes celui que Dieu choisit pour porter Son jugement, n'est-ce pas ? Vous vous dénonceriez pour le meurtre de Nicolas Florin.
– S'il en venait à cela, sans hésitation.
– Vous savez, bien sûr, le sort qu'ils vous réserveraient.
– Dans le plus macabre détail, pouffa Leone. En rejoignant Dieu en tout amour et en toute obéissance, j'ai accepté l'éventualité de la pire mort. Je ne l'ai jamais regretté. Allons, sage et perspicace médecin, plaisanta Leone, je ne suis rien, pourtant, je suis tout tant qu'Il m'en donne les moyens. Ôtons-nous pour l'instant ces vilaines histoires de la tête. Notre seul impératif, notre unique urgence est madame d'Authon.


Elle se leva avec difficulté à son entrée. Il l'avait déjà vue aussi affaiblie, aussi défaite et pourtant aussi sublime. Dans cette cave putride de la maison de l'Inquisition. La même émotion le bouleversa. Elle était celle pour qui il donnerait sa vie avec bonheur.
Elle se précipita vers lui, mains tendues :
– Chevalier, tendre Jésus, mes vœux sont exaucés. Vous revoir. Mon époux devrait rentrer sous peu et vous accueillir tel un frère, lui qui regrette tant de n'en avoir jamais eu d'autre que le roi.
Il ne la détrompa pas. Artus d'Authon ne rentrerait pas de sitôt. Il avait cru sage de tenir son épouse dans l'ignorance afin de la protéger. Il s'était lourdement trompé. On l'avait écarté à seule fin d'occire sa bien-aimée. Mais Dieu, dont elle était la fille chérie, en avait décidé autre, et Leone avait été dépêché à son secours. De cela, il ne doutait pas.
– Madame, messire Joseph m'a relaté par le menu les événements récents. On attente à vos jours. Je compte m'installer tel un chien, au-devant de votre porte, jusqu'au retour de votre époux.
– De tout autre que lui, j'aurais rejeté ce diagnostic telle une sornette.
– Vous savez, bien sûr, pour quelle raison.
– Certes, chevalier, celle-là même que vous découvrîtes dans la bibliothèque secrète des Clairets. Les femmes au sang vert, au sang différent*. Ils veulent m'occire afin d'empêcher la transmission de ce sang à l'une de mes filles et la Seconde Venue.
Leone acquiesça d'un signe de tête.
– N'oubliez jamais, madame. Ils sont redoutables et prêts à tout. Benedetti est derrière tout cela, je ne vous apprends rien. Il est même parvenu à museler Clément V, sans doute en agitant sous son nez la menace d'une divulgation des aides royales qui ont conduit à son élection. Il sera impossible de le prouver, évidemment. Méfiez-vous de tous, n'abaissez jamais votre garde. Jusqu'au retour de votre époux et de son grand bailli, vous ne comptez en ces lieux que trois alliés dévoués à qui vous fier : votre médecin, le vieux Ronan et moi-même.
– Vous en chien de garde, chevalier, tenta-t-elle de plaisanter.
– Je promets de ne pas aboyer à la nuit.
1 Les laits fermentés de type yaourts ou fromages diminueraient l'absorption intestinale du plomb, tout comme l'ingestion de pain intégral ou complet.
2 Cette habitude persistera jusqu'au xixe siècle. Des recettes permettent de calculer que certains vins renfermaient jusqu'à 800 mg de plomb par litre. Rappelons que la dose maximale tolérée pour un homme adulte est de 3 mg par semaine ! Certains historiens y ont vu une des raisons du déclin de l'empire Romain, les aristocrates buvant des vins fortement édulcorés avec ce métal lourd.