Rue Saint-Amour, Chartres, septembre 1306
Les cheveux tressés de rubans bleu pâle, torsadés avec élégance sur les tempes, Mathilde de Souarcy – rebaptisée d'Ongeval par madame de Neyrat afin d'éviter des indiscrétions –, toujours en robe d'intérieur d'épaisse soie violine, considérait avec ébahissement la coupelle remplie de petits grains jaune orangé et parsemés de raisins secs de Corinthe.
– Qu'est ceci, madame ? s'enquit-elle auprès d'Aude de Neyrat qui la détaillait, un sourire espiègle aux lèvres.
– Du riz1 , ma chère mie. Longuement cuit dans du lait safrané adouci de miel.
– Du riz ?
– Goûtez, c'est fort plaisant, bien meilleur que l'épeautre si vous voulez mon sentiment. Une fantaisie dispendieuse, mais nous méritons le meilleur, n'est-il pas vrai ?
Un soupir satisfait lui répondit. La jeune fille plongea sa cuiller d'argent dans la coupelle, sous l'œil d'épervier de madame de Neyrat qui lui avait déjà enseigné que les manières de table trahissent une origine plus sûrement que des clabaudages. Aude adoucissait chaque légère réprimande d'une leçon de vie. Elle devait cependant admettre qu'Agnès de Souarcy avait accompli de la belle ouvrage en élevant cette adolescente rétive et capricieuse. La donzelle se tenait droite, n'ignorait rien des codes de saluts et de révérences, savait baisser les yeux, et s'exprimait avec aisance à défaut d'esprit.
Mathilde porta un doigt à ses dents afin d'en chasser un grain de riz coincé. Aude intervint aussitôt :
– Allons, mademoiselle. Qu'est ce geste de soudard ?
– J'ai vu fort souvent mon oncle de Larnay s'y résoudre.
Aude arqua ses jolis sourcils blonds et rétorqua, ironique :
– Que vous disais-je ?
Mathilde pouffa derrière sa main.
– N'oubliez jamais l'œuvre méritoire de monsieur de Saint-Victor2 qui a clairement préconisé que l'on ne mange pas avec les doigts mais à l'aide de sa cuiller s'il est possible, que l'on ne s'essuie jamais les mains à ses vêtements mais sur la nappe dont la fonction première est de nous permettre de nettoyer la graisse de nos doigts, et qu'on ne rejette pas au plat les morceaux à demi mangés et encore moins les débris curés des dents. Ma chère mie, je vous l'ai dit, toutefois le répéter n'est pas superflu : il existe trois sortes de femmes. Les dames bien nées et richement dotées qui ignoreront toujours les affres de la vie. Les pauvresses soumises à leur sort, quelles que soient leurs qualités d'âme et d'esprit. Elles termineront au pire puterelle3 dans une maison lupanarde4 , au mieux moniale cloîtrée. Les renardes5 , une autre sorte de pauvres, insoumises celles-là.
– Sommes-nous de la race des renardes, madame ?
– Quelle femme en son plein sens souhaiterait terminer catin commune ou grenouille de baptistère ? Toutefois, l'état de renarde requiert des efforts et une vigilance constante. Il convient de développer des qualités précieuses.
– Lesquelles ?
– L'art de la menterie, de la tromperie, de la fourberie. Le goût du secret, car même acculée, vous ne devez jamais révéler les vôtres, surtout lorsque vous monnayez fort cher ceux des autres. Doit s'y ajouter une tenace lucidité. D'aucuns la nommeraient « cynisme6  », cette indépendance morale, ce mépris des règles imposées par les autres. Ceux-là n'auraient pas tort. Bref, tout ce qui, au bout du compte, vous rend libre, maître de vous. Cependant, prudence… la lucidité doit demeurer notre plus grand secret et notre force majeure. Nul ne doit nous démasquer. Au contraire, nous devons nous appliquer à faire accroire que nous suivons aveuglément la conduite admise, que nous ne tolérerons aucun écart aux belles mœurs et encore moins aux enseignements de l'Église. Comprenez-vous ?
– Si fait, et j'en suis toute retournée. Il s'agit donc de devenir une mystificatrice.
– Voilà qui est admirablement résumé. Que vous êtes fine, ma chère Mathilde.
– Je pense… non, je sais en avoir l'étoffe.
Cependant, je doute que tu en aies jamais la subtilité, songea Aude en roucoulant :
– J'en suis certaine. Je vous aiderai à la broder de belle manière…
Aude parut hésiter quand elle piaffait d'impatience depuis des jours d'aborder ce qui lui tenait vraiment à cœur.
– Ma mie… avez-vous bien été satisfaite de mes gaillards, ceux de Champagne ?
– Ah, madame, je rends grâce à Dieu tous les jours de vous avoir placée sur ma route. Ainsi que je vous l'ai conté, cet… enlèvement fut si aisé qu'il y aurait de quoi s'esclaffer, si je n'avais pas tant craint qu'il échoue. L'un m'a soulevée, moi et mon maigre balluchon, telle une plume, vers le haut de la muraille d'enceinte. L'autre qui se tenait à califourchon sur le faîte du mur m'a hissée aux bras puis m'a ceinturé la taille d'une large sangle de cuir à l'anneau de laquelle était nouée une corde. Il m'a doucement redescendue vers le troisième qui m'a libérée de ce harnachement. Une carriole légère m'attendait. J'ai rejoint Chartres sous bonne garde en quelques jours. Une délivrance que je vous dois tout entière.
– Comme je suis apaisée d'avoir mis terme à vos tourments. Certes, la chose était périlleuse. Cependant, ma détermination n'avait d'égale que ma compassion pour vous.
Mathilde avala une gorgée de vin tiède de pêche et de miel. Aude jugula son impatience. La bécasse n'avait toujours pas compris où elle souhaitait la conduire. Il allait lui falloir rompre en visière7 , sans plus d'atermoiements.
– Vous souvient-il de notre première rencontre, dans ce sinistre parloir de l'abbaye de femmes d'Argensolles, en août dernier ?
– Madame, chacun de vos mots, le moindre de vos regards est gravé dans ma mémoire à jamais, affirma Mathilde avec une petite moue attristée. Comment pourriez-vous en douter, vous l'ange de mon salut ?
– Comme c'est aimable. Je me déteste de vous remettre votre promesse en mémoire. Toutefois, l'honneur des renardes, bien que peu conventionnel, est l'un des plus exigeants qui soit.
La compréhension s'alluma enfin dans le languide regard noisette qui la dévisageait.
– La… rétribution, souffla la jeune fille.
– Disons… l'échange. Le mot est moins… choquant de notre part.
– Vous m'avez assuré qu'il ne serait pas disproportionné et qu'il ne m'offenserait pas.
– Tel est le cas. Je ne me dédis jamais d'une parole, aussi en usé-je avec parcimonie. L'échange, pour le résumer avec une brusquerie dont je vous conjure de me bien vouloir pardonner, est le suivant : votre futur contre celui de votre mère, madame Agnès.
L'étonnement se peignit d'abord sur le visage de Mathilde. Depuis qu'elle s'était installée au premier étage du magnifique hôtel particulier de la rue Saint-Amour, elle s'était attendue à bien des exigences, mais certes pas à celle-ci. La surprise céda peu à peu place à l'amusement. Elle baissa les yeux, pas assez vivement toutefois pour qu'Aude n'y lise une jubilation mauvaise.
– Le futur de ma mère ? Que puis-je contre lui ? murmura-t-elle, paupières abaissées.
– Tant, ma chère. Nous y reviendrons. Or donc, voilà que se complète enfin pour vous la proposition que je vous fis en l'abbaye d'Argensolles. Je construis, j'arme, je dote votre futur. Vous m'aidez à abattre celui de votre mère. Fichtre, alors que je vous ai retrouvée sans difficulté dans cette… geôle champenoise où votre odieux oncle vous avait fait enfermer, votre mère de sang en fut incapable ? Allons ! Elle ne vous a simplement pas cherchée, trop contente de vous savoir éloignée d'elle et de ses plans. Rappelez-vous sa fourberie, sa jalousie vis-à-vis de vous, le peu de cas qu'elle faisait de son unique enfante au point de la contraindre à une vie de porcherie, à des hardes de pauvresse, à l'insupportable promiscuité avec la valetaille. Dans ce manoir sinistre… que dis-je, cette ferme décrépite. Enfin, tudieu, vous êtes une Souarcy de sang et si ce n'est pas la plus riche des noblesses, loin s'en faut, elle est de belle réputation dans le comté du Perche et jusqu'à celui de Chartres ! Ma chère, la réputation d'une famille est un bien inestimable…
Mathilde ne l'écoutait plus. Un futur à sa mesure. Elle avait admis, deux ans plus tôt, lors de son séjour au château de Larnay, qu'elle détestait sa mère. Son exécration n'avait fait que croître durant ce qu'elle nommait son « emprisonnement » à Argensolles. En dépit d'une intelligence modeste, et contrairement aux insinuations de madame de Neyrat, Mathilde savait fort bien qu'elle n'avait rien à reprocher à Agnès, hormis ces années à Souarcy qu'elle avait subies comme une interminable et injuste pénitence. Elle l'avait haïe de refuser le confort que lui offrait son demi-frère, Eudes de Larnay, lorsqu'il avait insisté afin qu'elles rejoignent son château, peu après le décès d'Hugues de Souarcy. Certes, Mathilde avait compris, juste avant le procès inquisitoire de sa mère, qu'Eudes en attendait une complète récompense. Agnès comme maîtresse. La belle affaire ! Il se serait lassé d'elle aussi vite que des autres. Qu'étaient quelques nuits en regard de l'insupportable pénurie dans laquelle elles vivaient ? Elle-même, s'il avait fallu en passer par là… non pas que son oncle l'ait jamais charmée. En revanche, ce qu'elle croyait savoir de sa fortune l'avait appâtée. Mathilde s'était depuis longtemps vouée à elle-même, à la satisfaction de ses besoins, de ses envies. Le reste, tout le reste, était insignifiant. Seule récente exception à cette indifférence pour tout ce qui ne la concernait pas : l'espèce d'amicale reconnaissance qu'elle avait conçue pour madame de Neyrat puisque la magnifique créature incarnait le futur que Mathilde entendait bien s'approprier. À la vérité, ce qui l'avait plongée dans une fureur qui ne la quittait plus n'était autre que cette nouvelle qu'elle avait reçue avec six mois de retard. Celle du remariage de sa mère au comte d'Authon. Quoi ? Cette bâtarde reconnue sur le tard devenait comtesse d'Authon, épousait l'un des hommes les plus riches et les plus séduisants de la province ? D'autant qu'il était beaucoup plus âgé qu'Agnès et qu'elle pouvait espérer devenir une veuve8 fortunée sous peu ! Quelle épouvantable injustice. Mais que lui trouvaient-ils à la fin ! Son père, Hugues de Souarcy, ce chancre de Clément le Gueux, cet abruti de Gilbert le Simple, Eudes son oncle, les moniales des Clairets qui s'étaient fait un honneur de la secourir, le comte d'Authon, et jusqu'à cette gourde épaisse d'Adeline qui la vénérait comme si elle était une émanation de la Sainte Vierge. Quoi ? Qu'avait-elle de plus ? Mathilde l'abhorrait. Elle en terminerait avec contentement.
– Mathilde ?
– Votre pardon, madame. Vos paroles ravivent tant de désastreux souvenirs.
– Je m'en doute, ma pauvre chère.
– Je suis votre obligée. Nous sommes alliées, vous l'avez dit. Toutefois, avant d'aller plus avant et si vous le permettez, je souhaiterais me retirer un moment dans mes appartements.
– J'allais vous en donner conseil. Un moment de réflexion en intimité s'impose.
Aude n'était pas dupe. Elle avait suivi la moindre expression du visage de Mathilde. Cette dernière se délectait à la pensée d'une vengeance proche contre sa mère, son ennemie jurée. Qu'allait-elle faire au prétexte de se retirer ? Sans doute admirer ce qu'elle avait ici, dans cet hôtel qu'Aude jugeait ornementé à la vulgarité. Quoi de plus incitant pour Mathilde que l'étalage d'une richesse qu'elle croyait bientôt sienne, surtout comparée à l'impécuniosité qu'elle avait laissée derrière elle avec la ferme intention de ne jamais la subir à nouveau ? Quant à franchir l'ultime pas qui la séparait de la flétrissure et de l'indignité, c'était chose faite depuis le mensonger témoignage grâce auquel elle avait tenté d'envoyer sa mère au bûcher.
Un mépris presque étourdissant envahit madame de Neyrat. Elle se leva avec lenteur et songea qu'un long bain, suivi d'un massage à l'huile d'amandes d'Italie, en l'étuve de dames de la rue du Bienfait, l'apaiserait. Une plaisante certitude lui vint. En dépit de tous ses péchés, de toutes les menteries qu'elle avait commises, en dépit même des meurtres qu'elle avait perpétrés, elle n'était pas de l'essence de cette jeune fille. Elle s'était défendue. Tous ceux dont elle avait organisé le trépas étaient fautifs, cupides ou féroces, violeurs ou incestueux. Sauf Agnès de Souarcy, force lui était de le reconnaître. Elle étouffa un petit rire : piètre quittance mais il lui faudrait s'en contenter. Étrangement, le souvenir de la fillette blonde de la masure la dérida tout à fait. Angélique… la tirer de son taudis, la rendre à la pureté.


Mathilde pirouettait, se complimentant d'une moue mutine, s'admirant devant l'un des innombrables miroirs biseautés de ses appartements. Elle leva le regard et apprécia pour la centième fois les fines moulures des solives et des poutres, une délicatesse réservée aux plus riches seigneurs. Le grand lit sculpté dans lequel elle aimait à paresser était protégé d'un clotêt9 , surmonté d'un ciel suspendu au plafond et entouré de lourdes courtines sur les trois côtés. Durant le jour, on remontait celle qui occultait le pied de lit. Des tapisseries aux teintes délicates et lumineuses, fendues devant les portes, tendaient les murs. Une haute almaire10 , décorée de ferrures et de sculptures, avait été poussée entre les deux fenêtres qui, comble du luxe, étaient vitrées et garnies de volets intérieurs. Sur une petite table de parure, surmontée d'un miroir inclinable, s'alignaient des brosses et des peignes, des agrafes de cheveux et des rubans. En vérité, une chambre de princesse qui faisait suite à une antichambre tout aussi gracieuse. Toutefois, ce qui la ravissait le plus n'était autre que ce petit cabinet d'ablutions attenant à sa chambre. Quel raffinement que cette haute table à plateau de marbre sur lequel était posé chaque matin et chaque soir une cuvette d'eau parfumée d'essence de rose. Elle s'approcha de l'almaire et en tira l'un des vantaux lourdement sculpté. Dieu du ciel, quel enchantement ! Madame de Neyrat l'avait comblée de présents dès son arrivée à Chartres, une multitude de robes à large drapé et à manches agrafées à la mode italienne sans oublier leurs tourets11 à barbette12 assortis et leurs mantels13 bordés de fourrure. Gloussant, elle tira la plus jolie chose du monde : un surcot à manches fendues à partir du coude tout de vair14 doublé. Elle enfouit son visage dans la fourrure soyeuse que sa bienfaitrice avait eu le goût exquis de faire parfumer. Elle songea aux vêtements de sa tante Apolline de Larnay, mis à taille par Eudes peu après le décès de son épouse afin d'en vêtir sa nièce de sang. Et avare, en plus du reste ! L'aigreur faillit tempérer sa belle humeur mais une idée réjouissante la chassa.
N'était-ce pas l'occasion rêvée de monnayer davantage l'aide qu'elle se réjouissait d'apporter à madame de Neyrat ? Lui demander la tête d'Eudes le rat. Certes, il lui faudrait se montrer encore plus charmante et reconnaissante qu'à l'accoutumée, cependant, il s'agissait là d'un de ses plus beaux talents. En dépit de son peu d'esprit, Mathilde avait senti que sa protectrice n'était pas de la sorte que l'on contraint d'une manière ou d'une autre.
1 Contrairement à ce qui est cru généralement, on produit du riz en France, notamment en Roussillon, depuis le xiiie siècle. Il restera cependant longtemps une curiosité gastronomique.
2 Hugues de Saint-Victor, 1096 ?-1141.
3 Prostituée.
4 Bordel.
5 Contrairement au loup, jugé glouton et sot, en dépit de la terreur qu'il inspirait, le renard était admiré pour son intelligence, sa ruse et son courage.
6 École d'Antisthène et de Diogène qui professaient un retour à la nature et une attitude d'indépendance morale méprisant les conventions sociales, la morale commune et l'opinion publique.
7 Attaquer de face.
8 Le statut de veuve, surtout avec enfant, était apprécié des dames aisées de l'époque, au point que bourgeoises et nobles, devenues enfin maîtresses d'elles-mêmes sans avoir de comptes à rendre à quiconque pour peu que leurs mœurs ne soient pas scandaleuses, hésitaient très souvent à se remarier.
9 Sorte de paravent fixe et généralement de faible hauteur.
10 Armoire.
11 Coiffe ronde retenue sous le menton par une large bande.
12 Voile qui, passé sous le menton, maintient la coiffe.
13 Longue cape.
14 Fourrure de petit-gris.