Château de Larnay, Perche, septembre 1306
Étalé en travers de son lit, Eudes n'avait pas dessaoulé d'une semaine. Un étau lui serrait les tempes et sa langue lui collait au palais. L'odeur de ses vêtements souillés de crasse, de sueur et de vomissures de vin l'écœurait. Pourtant, l'idée d'en changer l'épuisait d'avance. Il avait hélé au service peu avant de s'écrouler, inconscient d'alcool. Du moins croyait-il s'en souvenir. Nul n'était venu. Le petit peuple du château rasait les murs et se faisait aussi rare que possible, la fureur du maître explosant sans motif autre que de frapper, de gifler dans le vain espoir de s'apaiser un peu.
Il roula sur le flanc et parvint à se lever à grand-peine, toujours ivre de sa beuverie de la veille. Quelle heure pouvait-il être ? Il n'en avait nulle idée. Le jour s'était levé. Sur une grisaille brumeuse. Il tituba vers le miroir biseauté et constata les marques de sa débâcle. Une trogne d'ivrogne de taverne. Un mince filet de veinules rougeâtres sillonnait sa cornée jaunie. Ses joues violacées semblaient s'être encore fripées depuis la veille. Il tendit la main devant lui. Elle tremblait au point qu'il la crispa.
Une vague d'apitoiement sur lui-même se mêla à la rage qui le brûlait depuis des mois, des années. Seul, il était seul. Ruiné, déconsidéré. Il ne lui vint pas à l'esprit qu'il avait tissé cette déchéance. Même les serviteurs se moquaient de lui derrière son dos. Il en était certain. Des gueux sans honneur ni reconnaissance. Il avait oublié les privations et les mauvais traitements qu'il leur avait infligés depuis son enfance. Il avait oublié qu'il allongeait les filles selon son bon plaisir, n'hésitant pas à les convaincre de quelques gifles lorsqu'elles se montraient rétives.
Même le ventre des filles ne le tentait plus. Il avait perdu le goût de tout, sauf du vin qui lui brûlait le gosier et noyait peu à peu son souvenir. Le vin était la seule arme capable de lutter contre le souvenir d'Agnès qui le taraudait sans trêve.
Elle ne lui avait jamais quitté l'esprit. D'aussi loin qu'il se souvenait. Enfant, déjà, il avait surveillé ses allées et venues, s'arrangeant pour la surprendre lorsqu'elle s'y attendait le moins et se pensait hors d'atteinte. L'appréhension qu'il lisait alors dans le beau regard gris bleu le grisait. L'envie de la faire plier à sa volonté, de la forcer à l'aimer s'était empoisonnée d'un désir malsain, si étouffant que pas une nuit il n'avait rêvé de poser la main sur son ventre offert. Au lieu de cela, il avait troussé tant de gueuses ou de catins qu'il en avait perdu le nombre. Il s'était acquitté d'un devoir conjugal, dans le seul but d'avoir un fils, avec une Apolline dont la chair molle le dégoûtait et qui ne semblait capable de produire que des pucelles. La vision du joli visage désespéré de sa défunte épouse s'imposa à lui. Il la chassa. Qu'avait-il à faire d'un remords. Quoi ? Il ne l'avait jamais aimée, supportant à peine sa présence, la rudoyant, la cocufiant jusque dans sa chambre ? La belle affaire ! Elle rejoignait la légion des femmes dont seul le fruit mâle importait.
La puissante crispation des longues cuisses d'Agnès vêtue de braies lorsqu'il lui enseignait à monter à cru. Il les avait imaginées mille fois enserrant ses reins.
Il s'était d'abord convaincu qu'elle ne comprenait pas, ne sentait pas. Il s'était convaincu que leurs liens de sang justifiaient à eux seuls l'entêtement avec lequel elle s'appliquait à lui rappeler toujours leur consanguinité. Il l'avait alors entourée de prévenances, la couvrant de présents précieux qui le ruinaient davantage. Et puis, quelques années après le trépas d'Hugues de Souarcy, force lui avait été d'admettre qu'elle le menait quand il avait cru diriger la danse. Elle feignait l'aveuglement afin de le maintenir à distance. Une sorte de détestation s'était mêlée à la convoitise qui ne le lâchait pas. L'envie de détruire, de saccager cette perfection qui se refusait puisqu'il ne lui restait que son pouvoir sur elle. Croyait-il. Même la vengeance s'était refusée à lui. Le plan habilement tramé afin de la terroriser, de ne lui laisser qu'une alternative de salut – lui – avait failli coûter la vie d'Agnès. Des forces qu'Eudes de Larnay n'était jamais parvenu à découvrir l'avaient poussée vers la Question et la mort. Or, si elle mourait, nulle raison ne demeurerait à Eudes de survivre. Pour ce qui était de vivre, il en avait perdu l'appétit depuis longtemps.
Une bourrasque de fureur chassa l'espèce de geignardise dans laquelle il se complaisait. D'un coup de pied meurtrier, il envoya le guéridon de sa chambre à l'autre bout de la pièce. Le plateau du meuble n'y résista pas et céda dans un claquement sec. Dieu s'était-Il acharné contre lui depuis le début ? Par son mariage, Agnès était devenue sa suzeraine. Il ne pouvait plus l'atteindre. Elle avait offert un fils à Artus d'Authon. Quant à la mine de la Haute-Gravière qu'il faisait parfois surveiller par ses gens, elle dégorgeait de fer.
Pourquoi ? Lui venait parfois l'insidieuse angoisse que Dieu ait veillé tout exprès sur Agnès afin de le punir d'être né, afin de le prévenir que la suite serait à la hauteur du pire cauchemar.
Dans le haut miroir biseauté, une hure d'ivrogne soutenait son regard. Et dans ce regard jumeau, il détecta la peur.
Son poing partit et se fracassa contre la glace. Une ride épaisse fila dans le verre, le fendant dans toute sa largeur. Eudes ne la vit pas. Il détaillait, un sourire aux lèvres, le sang qui gouttait paresseusement de ses articulations.