Abbaye de femmes des Clairets, Perche, octobre 1306
Leone mit pied à terre devant la porterie Majeure des Clairets après none. Le souvenir du beau sourire de sa tante et mère d'adoption, Éleusie de Beaufort, ancienne mère abbesse enherbée entre ces murs, l'étreignit.
Élégante Éleusie qui s'esclaffait telle une jeune fille lorsque sa robe s'enroulait autour de ses chevilles, la faisant broncher1 , alors qu'elle lui enseignait le jeu de soule2 . Parfois, aux soirs d'été, elle désignait d'un doigt fin une étoile, la plus lumineuse, et déclarait en fermant les yeux de chagrin et d'affection :
– Donnez le bonsoir à votre mère, mon doux chéri.
– Est-ce bien madame ma mère que cette étoile ?
– Certes, c'est ma sœur, ma Claire, la plus étincelante d'entre toutes.
Éleusie avait trouvé une mort affreuse entre ces murs quand elle ne souhaitait qu'y découvrir la paix.
Leone bagarra contre la haine qu'il sentait monter en lui. Éleusie de Beaufort ne l'eût pas toléré.


Il dut s'expliquer longuement, le front contre le judas de l'huis, convaincre une portière laïque obtuse de la pureté de ses intentions et de son appartenance à l'ordre de l'Hôpital.
– Et où'c'te donc qu'il est vot'surcot à la croix à huit pointes3  ? demanda l'autre méfiante.
– Je voyage incognito, désigné par mon ordre. Pourrais-je, je vous prie, m'entretenir quelques instants avec votre nouvelle abbesse ? répéta le chevalier pour la vingtième fois.
La portière baissa le regard et le détailla par le grillage.
– Sauf vot'langage et vos bottes de voyage, m'avez plutôt l'air d'un gueux !
Jugulant son exaspération, Francesco de Leone insista d'une voix courtoise :
– Pourriez-vous faire quérir votre sœur apothicaire, Annelette Beaupré. Elle me connaît fort bien et vous rassurera tout à fait.
– Not'mère ?
– Annelette ?
– Ben, voui. C'est not'mère au jour d'aujourd'hui. Dieu soit loué. En v'là une à qui fait pas bon souffler dans les narines ! À part ça, c't'un ange de douceur et de compassion avec nous autres ! Un ange, j'vous dis.
À ce portrait séraphique – et n'eût été l'agacement qu'il réprimait avec peine – Leone aurait douté qu'ils évoquaient bien la même Annelette Beaupré.
– Voulez-vous donc bien la faire prévenir, je vous prie ?
Les yeux de la portière laïque s'étrécirent et sa bouche adopta la forme d'un cul de poule.
– Hum… j'm'en débrouille.
Le judas fut rabattu avec fermeté, indiquant au visiteur que l'échange était terminé.
Il ne s'écoula pas trois minutes avant qu'un ouragan ne surgisse par l'huis rébarbatif. La grande femme se rua telle une trombe à sa rencontre, bras ouverts :
– Doux Jésus, Sainte Mère de Dieu… Ah… quelle joie, mais quel contentement… Chevalier… Ah, chevalier…
Une telle fougue bienheureuse arracha un sourire à Leone :
– Ma mère, je suis si fortuné, soulagé également de vous revoir enfin. À la vérité j'ai bien souvent songé à vous et vous m'avez manqué. Je ne pouvais espérer mieux que votre élection pour les Clairets.
– Oh…, se rengorgea l'ancienne apothicaire, tant de louanges que je ne mérite guère ! Mais venez, venez… Que faisons-nous plantés tels deux balais devant la porterie ! Notre bonne Elisaba vous fera porter sous peu dans le bureau une collation et une revigorante infusion.
Il la suivit le long des interminables couloirs. Les voûtes, si hautes qu'elles se perdaient dans l'ombre, leur renvoyaient l'écho de leurs pas et la buée de leur souffle se mêlait. Francesco de Leone marqua un involontaire arrêt avant de pénétrer dans la vaste salle de travail où il avait souvent rendu visite à sa tante. Annelette lui adressa un petit sourire attristé.
– Je sais ce que vous ressentez. Moi-même… je me sens si bien dans ce bureau, il me calme, me porte. J'y passe mes jours et une bonne partie de mes nuits en amicale compagnie. Pourtant, je m'y sens également importune.
– Nulle autre que vous n'y aurait été plus à sa place, ma chère mère. Je vous le dis en vérité. La merveilleuse Éleusie vous aimait, certes comme l'une de ses filles, mais également comme une amie.
Annelette contourna la lourde table de travail et fixa un point situé au loin avant d'admettre :
– J'ai toujours eu la sotte vanité de me croire plus forte que les autres. Toutefois, je l'avoue, votre tante me manque terriblement.
Cherchant un prétexte, n'importe lequel pour dissiper ce moment d'émotion qui la rendait vulnérable, elle souleva une liasse de papiers en soufflant et s'emporta :
– Et ces papiers, ces listes, ces cartulaires4 , ces registres… Ça n'en finit jamais ! C'est à vous rendre chèvre la plus méticuleuse des femmes ! Et puis, ma vue baisse… Je dois écrire, tenant ma plume bras tendu, torse reculé. Certes, notre évêque m'a fait promesse de me ramener des béricles5 de son prochain voyage en Italie. Je vais ressembler à une pauvre infirme6  !
– Vous en parlez avec une telle aisance, quand tous les autres le dissimulent, que vous vous accommoderez fort bien de cet attirail auquel peu de nous échapperont, la consola Leone.
– En effet, la vue de tous les vieillissants faiblit. Que cherchent-ils à faire accroire en prétendant qu'ils y voient aussi bien qu'un enfançon ? Qu'ils sont encore verts ?
Un étonnant sourire, que Leone ne lui avait jamais vu, rajeunit le visage austère qu'il avait jadis trouvé revêche. Elle répéta dans un murmure :
– Je suis si contente de votre venue. C'est un cadeau du ciel. Cependant, je me doute que votre devoir vous appelle et que, malheureusement, vous ne resterez pas longtemps.
– Lorsque notre Quête aura abouti, ma mère, je reviendrai plus longuement.
– Aboutira-t-elle jamais ? répliqua Annelette sans l'ombre d'une aigreur.
– Peut-être pas de notre vivant. Dieu seul le sait et je m'en remets à Lui.
– Amen.
Une petite semainière7 de cuisine frappa à la porte :
– Pénétrez ! hurla Annelette d'une voix de stentor.
Avec un peu d'appréhension, la jeune sœur déposa un plateau au sol, à côté du fauteuil où s'était installé le chevalier en précisant :
– Ma mère, notre bonne pitancière Elisaba Ferron vous supplie de lui indiquer si elle a été trop chiche pour rassasier votre invité. Un second en-cas lui sera porté.
Leone baissa le regard. Cette Elisaba devait avoir eu coutume de nourrir des hommes affamés dans son passé laïc. Cinq épaisses tranches de pain tartinées de suif étaient recouvertes de filets de truite fumée au point qu'on les apercevait à peine. Un énorme morceau de fromage de brebis constituait le deuxième service. Une coupelle de fruits secs trempés dans du vin faisait office d'issue.
– Fichtre ! s'exclama Leone. Il y a là de quoi remplir l'estomac de deux hommes affamés.
La semainière disparut. Leone, en soldat qui connut la faim, demanda :
– Pourrai-je emporter le reste de ce festin afin d'aider à mon voyage ?
– Avec bonheur. Dieu nous l'a offert. C'est merveille de le partager avec vous. Contez-moi l'objet de votre visite.
– Le plaisir de vous revoir…
Elle l'interrompit, certaine toutefois qu'il ne s'agissait pas là d'un compliment de simple courtoisie :
– Les autres manuscrits de la bibliothèque secrète, ceux que vous n'avez pas emportés avec vous ? Rassurez-vous, ils sont sous ma garde et il ne fait pas bon tenter de me jouer un vilain tour !
Il pouffa. L'énergie de cette femme d'intelligence, capable de soulever des montagnes en dépit de son âge, le revigorait :
– Bien fol celui qui s'y risquerait, approuva-t-il. (Redevenant grave, il chercha ses mots :) Ma mère… Je fais un rêve, le même, depuis des années. Les détails importent peu mais sachez cependant qu'il gagne en précision, en cruauté aussi…
Les coudes appuyés sur son bureau, elle pencha le torse vers lui, ne perdant pas une de ses paroles.
– La nuit dernière, un autre personnage est apparu, sortant de l'ombre d'une absidiole d'église. Le rêve ne me l'avait jamais révélé jusqu'alors… Vous allez croire que je perds le sens mais… Je me suis mis en tête que vous étiez la seule à pouvoir me permettre de résoudre cette charade. Votre intelligence, votre science…
Annelette aurait ronronné de plaisir à tout autre moment. L'intelligence était pour elle le don suprême de Dieu. Cependant, la pesanteur de Leone, son sérieux douloureux lui fit oublier le contentement que lui procurait habituellement ce genre de compliment.
– Chevalier… pardon, mon fils – je ne m'y habitue pas –, les rêves ne sont pas nécessairement prémonitoires. Certains ne sont que de vulgaires embrouillements d'idées et de souvenirs que notre esprit nous restitue de façon si corrompue que nous n'y comprenons goutte. La tentation est alors grande d'y voir une divination.
Il aima sa façon sèche de scientifique de balayer le fatras de superstitions auxquelles s'accrochaient la plupart des gens.
– Toutefois, certains le sont, n'est-ce pas ?
– Si je me fie aux témoignages sérieux, émanant de gens qui ont la tête sur les épaules et les pieds plantés en terre, il semble bien que certains rêves, rares, puissent être prémonitoires. Faut-il y voir une mise en garde de Dieu qui choisit de nous guider ou une sorte d'intuition qui se libère à la nuit des contraintes que lui impose l'esprit ? Les deux, sans doute, car l'intuition nous vient du Seigneur.
– Celui-là l'est, j'en suis certain.
– Venant de vous, je le crois sans réserve.
– Or donc, la nuit dernière, cette femme, une abomination, m'est apparue dans le songe.
– La connaissez-vous ? Je veux dire, l'avez-vous déjà rencontrée un jour ?
– Non pas. Je m'en souviendrais. Elle est d'une beauté à couper le souffle. Haute de taille, élancée, de magnifiques cheveux blonds, ondulés, cascadant sur ses épaules. Des yeux comme des lacs de montagne, étirés vers les tempes, vert émeraude. Elle a surgi de l'absidiole et lorsqu'elle a voulu s'adresser à moi, un flot de sang rouge sombre…
– Madame de Neyrat ! cria Annelette.
Elle se redressa d'un bond et abattit son poing sur la lourde plaque de chêne avant d'éructer :
– La monstresse… Un démon tout droit sorti de l'enfer avec un visage d'ange. Votre rêve est prémonitoire, je vous l'assure ! (La panique la rattrapa et elle s'effondra dans son fauteuil, enfouit son front entre ses mains en balbutiant :) Ah doux Jésus… Ah mon Dieu… Veillez sur nous, tendre Vierge.
Leone fonça vers le bureau. D'un ton d'affolement, il pria :
– Ma mère, ma mère… De grâce, je vous en conjure, expliquez-vous.
Elle lui indiqua de faire silence d'un geste. Il s'écoula quelques instants qui semblèrent peuplés de présences malveillantes et invisibles.
Puis, les mains tombèrent, les paupières s'entrouvrirent et le regard bleu pâle se riva à celui de Leone. D'une voix étonnamment détachée, Annelette Beaupré expliqua :
– Peu après le décès de votre tante, de votre bien-aimée mère de substitution, notre douce Éleusie, une abbesse fut nommée. Quel charme, quelle débauche d'amitié. Elle fit montre d'une telle tendresse à notre égard. Je n'étais pas dupe. Aussi ne consentit-elle à aucun effort à mon endroit. C'est l'acolyte, que dis-je, la complice du camerlingue. C'est elle qui avait recruté Jeanne d'Amblin, notre ancienne tourière, afin d'exécuter ses basses besognes. Elle encore qui a enherbé cette dernière lorsqu'elle ne lui a plus été d'aucune utilité. Savez-vous qu'elle m'a menacée afin de récupérer les manuscrits ? Ils avaient déjà quitté les Clairets grâce à la valeureuse Esquive d'Estouville. J'avoue que madame Aude de Neyrat fut belle perdante. Elle quitta au plus vite l'abbaye afin d'éviter les hommes du bailli, sans même songer à se venger de moi. Je manque de termes afin de la qualifier. Lorsque j'ai parlé plus tôt d'un « démon tout droit sorti de l'enfer », n'y voyez qu'une formule toute faite et aisée d'utilisation. Il s'agit de bien plus que de cela. Elle n'est pas possédée et encore moins satanique. Étrangement, et au contraire de Jeanne d'Amblin et de Blanche de Blinot, je n'ai pas perçu de haine rongeante chez elle, mais plutôt une… l'accolement de ces trois mots dans le cas d'une assassine vous sidérera, mais c'est le seul qui me vienne à l'esprit : une allègre et inflexible détermination.


Une sourde angoisse étreignait Leone lorsqu'il quitta l'enceinte de l'abbaye. Le mal se rapprochait. Agnès d'Authon avait décidé de se rendre à Souarcy. Ce n'était pas les deux gens d'armes, lourds et obtus, qu'elle avait promis de réquisitionner qui pourraient lutter contre le fléau aux yeux émeraude. Cette femme agissait dans l'ombre, de derrière la tenture, depuis des années. Elle avait été à l'origine du trépas de nombre de moniales et de sa bien-aimée tante Éleusie. Elle était parvenue à se faire nommer abbesse, mascarade qui devait lui permettre de récupérer les manuscrits pour le compte du camerlingue. Elle n'avait pas hésité à recruter une prétendue malfaise afin d'enherber madame d'Authon sans même avoir à l'approcher. En bref, il s'agissait d'un des ennemis les plus sournois et les plus efficaces que Leone ait eu à affronter. Pourtant, seule une coïncidence, son amitié pour Annelette, avait permis à Leone de la flairer. Cela et son rêve. Dieu les assistait.
Protéger Agnès. Durant un fugace instant, il eut presque envie de remettre son voyage pour Chartres. Il ne le pouvait. Il lui fallait détruire le mal à la racine, au plus vite, l'éradiquer de telle sorte qu'il mettrait un temps fou pour renaître. Car le mal renaît toujours. Gagner du temps. Gagner du temps afin de sauver Agnès. Détruire la vipère.
1 Trébucher.
2 Ancêtre du football, du rugby et du hockey. Le jeu se pratiquait en tapant du pied, du poing voire du bâton dans un ballon d'étoupe recouvert de cuir.
3 La croix de l'ordre hospitalier de Saint-Jean de Jérusalem évolua entre le xiie et le xive siècle. Le blason « d'argent à la croix potencée de gueules, cantonnée de quatre croisettes du même », c'est-à-dire d'une large croix hébergeant à chaque angle droit des branches une autre petite croix, devint « de gueules à la croix à huit pointes d'argent » après 1259.
4 Recueils de copies de chartes au sens large. Ils apparaissent en France dès le ixe siècle. Il peut s'agir de dossiers renfermant les droits et titres d'un seigneur ou d'une abbaye, des actes de vente ou d'échange et des contrats, ou encore des actes d'administration d'un patrimoine et des inventaires. Il existe également des cartulaires de chroniques qui entremêlent chartes et récits historiques, etc.
5 De « béryl », qui donnera « bésicles ». Lunettes. On en porte en France depuis le xiiie siècle.
6 Les lunettes sont perçues comme la démonstration d'une grave invalidité et on les cache avec soin.
7 Moniale sans affectation fixe qui remplissait des tâches différentes chaque semaine.