Forêt de Trahant, Perche, septembre 1306
En dépit du mantel fourré de zibeline1 qui l'enveloppait et dont elle avait rabattu l'aumusse2 , madame de Neyrat frissonnait. Une sorte de mélopée s'élevait dans le lointain, vers cette lueur qu'elle apercevait au travers des haies de châtaigniers, parfois interrompue par le cri strident d'une femme.
Elle jugula l'espèce d'appréhension qui tentait de s'immiscer dans son esprit en songeant que bientôt elle aurait accompli sa tâche, tenu sa promesse, obtenu ce qu'elle souhaitait. Elle partirait alors vers le sud, vers son fief. Quelle délectation de revoir enfin les grosses pierres rosées du manoir qu'elle avait récupéré au trépas de monsieur de Neyrat, le défendant avec une allègre férocité contre la cupidité des héritiers de sang de son défunt mari ! Tous étaient morts, plus ou moins rapidement en fonction de l'intérêt qu'elle éprouvait pour eux. De l'inclination aussi, car l'on peut tuer afin de se protéger tout en éprouvant une certaine tendresse pour ses victimes. Du moins était-ce l'absolue certitude de madame de Neyrat. Seuls les plus avisés avaient survécu, sentant confusément que toute obstination héritière de leur part risquait d'encourager leur « mauvais heur », en la personne de la jolie Aude, fermement décidée à les pousser au plus preste vers leurs aïeux. La profusion d'iris d'eau qui nimbait au matin d'un voile jaune et mauve l'étang qu'elle avait fait creuser. L'incessant chant des cigales qui accompagnait ses heures. On les découvrait parfois, rarement, plaquées contre un tronc d'arbre, et l'on s'émerveillait alors de ce qu'elles aient été si proches de vous tout ce temps. Les paons3 qui avançaient vers elle à grandes enjambées insolentes, la tête inclinée afin de distinguer quelle gourmandise elle serrait entre ses mains. Un jeu qui ne la lassait pas. Les paons sont des animaux souvent irascibles et leurs coups de bec sont redoutables. Aude, un bout de biscuit ou de pain de lait4 entre les doigts, avançait la main à les frôler, le regard rivé sur l'animal. Jusque-là, elle ne s'était jamais fait pincer. Elle s'arracha à l'espèce de torpeur bienheureuse dans laquelle elle se laissait glisser. Plus tard.
Elle ferma les yeux un instant, inspirant bouche ouverte l'air sec et frais de ce plein de nuit.
Vingt-cinq ans déjà. Vingt-cinq ans seulement. Une éternité de moments sans suite, un océan de visages dont elle ne conservait nul souvenir. Des mots oubliés à peine prononcés, des soupirs regrettés sitôt exhalés. Au fond, sa vie n'avait été qu'une interminable préparation. Elle avait amassé les moyens de se défendre, l'argent, les relations qui avaient à cœur de la contenter tant elle connaissait d'hideux petits secrets à leur sujet. Elle avait fait commerce de boue humaine, certaine qu'il s'agissait là du moyen le plus infaillible de s'en extraire à jamais. Le moment tant attendu était enfin venu. Il allait requérir du courage. Elle n'en manquait pas. De la cruauté aussi. Quelle importance si c'était pour retrouver la douceur ? Un autre moment, un autre visage, nul souvenir.
Cet homme rencontré à Ceton avait été formel dès que l'ivresse, qu'elle lui offrait avec libéralité, avait commencé de produire son effet. D'une voix que l'alcool alourdissait, il avait affirmé :
– C'te que'c'uns qui s'acoquinent pour du pas chrétien, j'vas vous dire ! Ça s'accointe à la pleine lune. Vaut mieux raculer, c'te pas sain. Paraît qu'y font plein de saloperies, qu'y'se frottent les parties honteuses les uns aux aut' et même avec des boucs noirs5 .
Elle était parvenue à extorquer l'endroit précis de ce sabbat infernal à l'homme avant qu'il ne glisse vers le sol, ivre mort. La pleine lune était prévue deux jours plus tard.
Escortée d'un de ses gens d'armes, consciente que la nuit brouille les pistes, dilue les repères, Aude avait exploré les lieux la veille, dès qu'elle avait appris le supplice de Guillette.
La solitude qu'elle s'était imposée pour cette ultime nuit ne lui pesait pas. Elle redoutait, en effet, une probable indiscrétion d'un homme de garde et avait décidé qu'elle mènerait seule son plan à terme. La peur diffuse qu'elle avait ressentie en s'installant sur la selle de sa jument s'était évanouie. Elle avait assez instillé la crainte chez les autres afin de les faire plier pour la connaître comme une sœur. La pesante compagnie de la peur n'avait plus aucune prise sur elle. Pourquoi aurait-elle redouté la nuit, une complice de longtemps ? Quant à la forêt qui l'environnait, si dense, si noire, elle s'y sentait en attente, une attente presque sereine.
Sa jument louvet6 , bride retenue à une branche basse, patientait le regard rivé vers ses sabots emmaillotés de toile de jute afin de ne produire aucun son.
La lune était pleine. Une nuit idéale. La première nuit d'une vie, la dernière d'une autre.
Au loin, la mélopée venait de s'éteindre. Un silence presque irréel régnait. Une grande voile argentée frôla le visage de madame de Neyrat, sans un son, puis disparut. Elle sursauta, se morigénant de l'idiotie qui lui avait traversé la tête. Non, il ne s'agissait pas d'une sorcière en mission de reconnaissance. Un sifflement hargneux la renseigna : une dame blanche7 , elles portaient chance. Crédules qui croyaient qu'une âme se peut vendre contre de prétendus pouvoirs et un ramassis d'improbables recettes ! Les âmes ne sont jamais à vendre puisqu'elles n'ont d'autre prix que celui que Dieu leur accorde. Elle se souvint de ce volume acheté à prix d'or lorsqu'elle croyait encore à la puissance de l'innommable. Elle l'avait étudié avec grande attention jusqu'à ce qu'un passage la fasse pouffer : « Pour ôter l'entendement et le faire revenir : mangez de la racine de fève en poudre et, pour le faire revenir, pressez du suc d'oignons et en mettez dans les oreilles8 . »
Elle avait refermé l'ouvrage et ne le consultait plus qu'afin de rire de ces grotesques conseils.
S'aidant d'une souche et prenant appui sur l'unique étrier, madame de Neyrat remonta en selle d'un mouvement leste, regrettant comme à l'accoutumée la sotte contrainte des selles de dames, inadaptées au trot ou au galop, sauf peut-être pour les cavalières les plus émérites. Le harnachement réservé aujourd'hui aux chevaux de femmes9 n'était guère plus approprié que l'ancienne sambue du siècle dernier, confortable fauteuil posé sur l'arrière-main du cheval et ne permettant pas à la cavalière de diriger l'animal. Un domestique le menait au pas.
Elle repoussa les pans de sa cape, frissonnant à nouveau. D'un mouvement de talon, elle mit la jument au pas. Ses sabots enveloppés de toile ne produisaient aucun son. Elle se dirigea dans la direction qu'elle avait repérée la veille. Parvenue dans la clairière, elle immobilisa l'animal d'une tension de rênes.
L'écho d'un pas, de feuilles foulées. Un rire ivrogne. Une exclamation :
– Je vais me retrouver tête par-dessus cul, j'avance plus droit ! Mais aide-moi donc, empotée que tu fais. Montre un peu la reconnaissance du ventre à défaut du reste. Et on n'y voit goutte. Le trou du cul de l'enfer ! Aide-moi, te dis-je, ou tu te souviendras de la raclée que tu recevras dès que j'aurai cuvé ce mauvais vin.
Aude serra les lèvres de déplaisir. Elle avait envisagé cette éventualité tout en souhaitant ne pas y être confrontée. Tant pis. Au bon plaisir de Dieu !
Les sons se rapprochaient d'elle. Aude tira le couire10 suspendu à son étrivière et engagea une courte flèche de deux pieds*, empennée et pourvue d'une pointe de fer, dans l'arc français11 . L'arme pouvait envoyer un projectile à plus de cent mètres et l'on prétendait que les meilleurs archers pouvaient en décocher douze par minute. Amplement satisfaisant.
La malfaise déboucha de derrière un buisson d'aubépine, vautrée sur l'épaule d'Angélique qui chancelait sous la charge. Ivre, elle ne s'aperçut pas aussitôt de la présence de la cavalière à dix toises d'elle. En revanche, Angélique la reconnut sur-le-champ et un sourire radieux illumina son visage crispé par l'effort.
Grave et calme, la voix de madame de Neyrat résonna :
– Écarte-toi, ma chérie, et ferme les yeux. À l'instant.
Un bond sur le côté, la fillette était hors de portée de l'arme. Aude banda l'arc.
En dépit de sa griserie, la femme comprit enfin qu'elle était la cible. Elle éructa :
– Vous périrez dans d'affreuses souffrances et serez maudite à jamais… Celui ou celle qui attente à ma vie connaîtra des tourments pires que ceux que réserve l'enfer ! Ils l'ont promis et ils tiennent toujours leur parole. Ceux d'en bas !
Aude gloussa avant de rétorquer d'une voix amusée :
– Que d'enfantillages, ma bonne.
Elle visa la femme. Celle-ci s'écroula à genoux, se tassant en boule sur le tapis de feuilles, protégeant sa tête de ses bras repliés, hurlant :
– C'est la gamine que vous voulez ? Prenez-la, mais prenez-la donc. Je vous l'offre. Pour ce qu'elle me vaut !
– Voilà qui est plus raisonnable. Eh bien, topons-la, j'emmène Angélique. Viens, mignonne.
Le regard de l'enfante, malgré l'ordre de madame de Neyrat, passait de l'une à l'autre.
La malfaise se releva, avança de trois pas vers la cavalière. La flèche partit dans un sifflement rageur et se ficha dans sa gorge. Elle tituba, cramponnant le fût à deux mains, tentant de contenir le flot de sang qui dévalait de sa plaie, et s'écroula.
Aude soupira et fit avancer sa jument. Elle considéra la femme qui râlait et avoua avec un sourire désolé :
– J'ai menti. Mais bah, à menteuse, menteuse et demie. Le temps des marchés était dépassé. Tu m'as trompée. Je déteste que l'on me mystifie. Tes sorts, tes philtres et tes puantes poules égorgées n'ont d'autre effet que de lever le cœur à dégorger puisqu'il te fallait engager une enherbeuse afin de te seconder. Une bien piètre enherbeuse, avec cela. Morte, tu ne risques plus de révéler nos petites tractations. (D'un ton déçu, elle ajouta :) Décidément, je n'ai pas de chance. Je m'en accommoderai.
Les jambes de la malfaise se détendirent pour un ultime spasme. Aude se tourna vers Angélique qui considérait la scène, un sourire de contentement entrouvrant ses lèvres.
– Viens, ma chérie. Tu monteras en croupe. Nous rentrons. Malheureusement, je vais devoir t'imposer une présence dont j'espère que tu la jugeras aussi ennuyeuse que moi, ce qui prouverait que nous nous ressemblons bien plus que de simple allure. L'ennui est que la jolie bécasse reprend du service, puisque sa mère a échappé à la mort. La peste soit des incompétents ! J'ai bien fait de la conserver à mon côté. En vérité, on ne peut compter sur personne que soi-même, ma chérie. Pour l'instant, cessons aussitôt avec ce vilain tutoiement de gueux et de valetaille.
Aude tendit une main gantée de fin cuir violet vers la fillette afin de l'aider à s'installer en croupe.
– Venez, jolie damoiselle ma fille. Avez-vous quelque ballot à aller quérir ? De grâce, rejetez toutes vos vilaines hardes. Elles vous sont insulte.
– Juste un coffret dans lequel je serre12 de menues baboles13 , répondit Angélique d'une voix douce. Si peu de choses en vérité. De bien ridicules porte-bonheur ramassés ici ou là. Je les frôlais en cachette de la malfaise qui me les aurait confisqués, espérant, priant pour qu'un jour une magnifique princesse me vienne sauver. Elle est enfin arrivée. Vous êtes venue, madame ma mère. Il n'en est point d'autre dans mon cœur.
Une émotion qu'elle ignorait être capable de ressentir suffoquait madame de Neyrat. Elle savourait ce titre soudain et précieux : « madame ma mère ».
Sa vie changeait enfin. L'univers s'adoucissait. Angélique allait repousser les ombres qui l'obscurcissaient depuis trop longtemps.
Elle mit la jument au pas, silencieusement, de peur que sa voix ne trahisse son émoi.
Lorsqu'elles parvinrent devant la masure, Aude aida l'enfante à glisser de selle.
– Faites prestement, ma tendre mie. Quittons bien vite et à jamais le passé.
Une seule ombre tempérait sa joie, une ombre dense. Comment annoncer au camerlingue que la femme de Souarcy venait d'échapper une troisième fois à la mort ? Mathilde se révélait à nouveau indispensable. Elle seule pourrait approcher sa mère d'assez près, feignant la résipiscence, afin d'achever ce que ces maladroites idiotes avaient laissé en plan. Ce que suggérait cette stratégie ne séduisait qu'à moitié madame de Neyrat. Elle avait songé utiliser Mathilde pour saper le futur de sa mère à coups d'espionnage, de preuves plus ou moins fabriquées que l'on pourrait utiliser contre la belle Agnès si besoin s'en faisait sentir. Il n'était plus temps. Agnès était encore jeune et de belle constitution. Elle pouvait produire d'autres enfants. Elle devait donc trépasser au plus vite. En d'autres termes, madame de Neyrat devrait enseigner à cette bécasse de Mathilde un peu de la science des toxicatores et fournir le poison. Or, Aude n'avait nulle confiance en la peste de jeune fille. Si elle se faisait surprendre, accuser, elle n'hésiterait pas à tout révéler, dont le nom de sa bienfaitrice et donneuse d'ordre. Quel embarras ! À moins, bien sûr, que Mathilde ne rejoigne bien vite sa mère auprès de son Créateur. Trop vite pour que des juges puissent l'interroger. Quelle excellente idée.
Angélique sortit de la masure, tenant un petit coffret pincé sous son bras. Son rire acheva de dérider madame de Neyrat.


Le lendemain, lorsque Monge de Brineux, escorté par trois gens d'armes, parvint à hauteur de la masure, un pingre soleil de début d'automne éclairait les alentours. Ils découvrirent bien vite le corps transpercé d'une flèche en pleine gorge.
– Belle main d'archer, commenta le grand bailli.
Il ne s'étonna qu'à moitié de cette mort. Les commanditaires de la malfaise devaient avoir pris son échec avec aigreur. De surcroît, elle devenait un embarrassant témoin.
Sur son ordre, un des hommes jeta le cadavre en croupe de son roncin14 bai, sans cacher sa répulsion. Monge le tranquillisa :
– Une fois que quelques quidams de Ceton l'auront identifiée, nous nous en débarrasserons. Ne t'alarme : elle n'avait nul pouvoir de son vivant et la mort n'y a rien changé.
1 Toutes les fourrures sont prisées au Moyen Âge. Les plus dispendieuses, qui proviennent principalement de Russie et de Scandinavie, sont réservées aux classes les plus fortunées (zibeline, martre, vair). Les classes les plus pauvres se contentent de lapin, de chèvre, de mouton blanc. Les classes intermédiaires, quant à elles, utilisent l'agneau, la loutre, le castor et le renard. La fourrure sert d'indicateur social. Aussi, dès le xiiie siècle, des ordonnances limitent le droit des bourgeois à porter les peaux les plus luxueuses, symbole d'aristocratie.
2 Capuche doublée de fourrure.
3 Symbole de l'immortalité dans l'Antiquité, le paon devient au xie siècle le motif favori des mosaïques et des peintures. Au xive siècle, il est l'emblème des vertus chevaleresques, ce qui n'empêche pas que l'on déguste volontiers, sa chair étant alors réputée non putrescible.
4 Équivalent de la brioche.
5 Accusation fréquemment portée au Moyen Âge contre les sorciers.
6 Mélange de poils rouges ou jaunes et noirs. Robe assez rare.
7 Chouette effraie.
8 Recueil de secrets concernant les arts et les maladies, anonyme.
9 Il s'agissait d'un siège à pommeau surélevé possédant un unique étrier qui contraignait donc l'écuyère à mener sa monture grâce à sa seule jambe gauche. Les cornes, ou fourches, que nous connaissons maintenant et qui permettent à la cavalière d'affirmer son équilibre ne furent inventées qu'au xvie siècle par Catherine de Médicis, émérite amazone.
10 Carquois.
11 Le plus généralement en if, bois dur, l'arc français est plus court et plus léger que l'arc anglais.
12 Signifie à l'époque « ranger ».
13 Deviendra « babioles ».
14 Cheval ordinaire utilisé à la guerre. Plus rapide que le cheval de trait, il n'a pas la nervosité du destrier.