39.
Henry Anderson avait pris de l’âge depuis leur
dernière entrevue. Ses cheveux coupés ras avaient blanchi
prématurément, sa peau bronzée commençait à se rider autour des
yeux et de la bouche, mais ses dents étaient encore blanches sous
une barbiche restée noire.
Ses yeux en revanche avaient conservé leur vert
glacial et métallique – ces mêmes yeux qui avaient mis
Taylor si mal à l’aise, de nombreuses années auparavant,
lorsqu’elle lui avait mis les menottes pour la première fois. Ce
regard magnétique l’avait troublée, juste le temps qu’il tente de
s’échapper. A l’époque, elle ne faisait pas bien la différence
entre le désir et la haine qu’un regard peut exprimer. Elle n’était
pas encore accoutumée aussi intimement au masque de séduction
derrière lequel peut se tapir le mal.
A présent, si…
Ils étaient de nouveau face à face, dans une salle
d’interrogatoire, et il n’y avait aucun doute, dans son esprit, sur
la nature du sentiment qu’éprouvait Anderson en ce moment précis.
De la haine.
« Haine », d’ailleurs, était un faible
mot. Non, c’était une aversion absolue, une exécration totale qui
se lisait dans ce regard aigre et furieux.
– Salope ! Tu sais que je serai sorti
sous caution avant que…
– Taisez-vous, Henry, lui ordonna Miles
Rose.
L’avocat était assis à côté de lui et il avait
l’air beaucoup moins jovial que lors de l’interrogatoire de Todd
Wolff.
L’opinion que Taylor s’était faite de Rose avait
changé du tout au tout. Elle venait d’apprendre qu’il était, en
fait, sous contrat permanent avec le September Group, la société
qui chapeautait l’empire pornographique d’Anderson et ses activités
illicites. Selectnet n’était qu’un des sites parmi d’autres, tous
dirigés par Anderson qui gardait l’anonymat grâce à de nombreuses
sociétés écrans et autres subterfuges commerciaux.
– Tu aimes toujours te faire lécher la
chatte, lieutenant de mes deux ? J’ai toujours adoré regarder
ce pauvre garçon enfoncer sa tête entre tes cuisses. Mais tu as du
mal à jouir de cette manière, hein ? Tu n’aimes pas perdre le
contrôle de la situation, ce doit être pour ça… Sauf avec ton
nouveau petit copain, n’est–ce pas ? Lui, c’est un véritable
artiste de la gaudriole… Un vrai danseur étoile… C’est pour ça que
tu veux l’épouser, hein, salope ? Parce qu’il te fait bien
reluire ?
Rose eut la décence de rougir.
– Ça suffit comme ça, Henry !
lâcha-t–il.
– Mais non, Miles, tout va très bien. Il n’y
a que comme ça qu’Henry peut bander, se gaussa Taylor.
Elle plongea ses yeux dans les siens et
ajouta :
– Pas vrai, Henry ? J’aurais dû me
douter que tu étais un voyeur, en plus de tous tes vices. Tu as
encore des problèmes d’impuissance ? Tu bandes mou, mon pauvre
lapin ? Mais ça doit lui suffire, à Michelle Harris, pas
vrai ? Elle préfère les femmes, de toute façon. Comme tu ne
vaux pas grand-chose au plumard, vous faites une belle paire bien
assortie. Toi, tu peux exhiber une jolie femme pour donner le
change et tu n’as même pas besoin de bander pour la satisfaire.
Elle t’a demandé pourquoi, au moins ?
– Lieutenant, je crois que ça suffit aussi de
votre part, intervint l’avocat en tapant du plat de la main sur la
table.
Le bruit résonna dans la pièce, mais cela ne
suffit pas à apaiser la situation. Taylor et Anderson ne se
lâchaient pas des yeux et ceux d’Anderson distillaient le plus
mortel des venins, tandis que ceux de Taylor exprimaient la
jubilation.
Elle le dévisagea ainsi un petit moment avant de
lui adresser un sourire narquois.
– J’espère que ce n’est pas trop dur, Henry,
insista-t–elle. Est–ce que tu fais semblant d’avoir une crampe,
quand tu ne peux pas bander ? Désolée, c’est ma faute, je
crois. J’ai peut–être tapé un peu trop fort le jour où je t’ai
balancé un coup de pied dans les couilles pour t’empêcher de
t’échapper. Mais je vois que tu as trouvé de nouveaux moyens de
nuire aux gens. Dommage que ça ait foiré, une fois de
plus…
La mâchoire d’Anderson frétilla
légèrement.
– Je ne vois pas de quoi tu veux parler. Je
suis blanc comme neige.
– A d’autres ! On a tout sur toi. On
connaît toutes tes combines, toutes tes sociétés écrans. Toutes les
vidéos porno, tous les studios de tournage… Et on a saisi toutes
tes archives. Todd Wolff a tout balancé. Et tu viens d’admettre,
alors que cet interrogatoire est enregistré, que tu
m’espionnais.
Anderson se cala sur son siège. S’il n’avait pas
été menotté à la table, il aurait posé ses coudes dessus, tant il
semblait nonchalant.
– Pfft… Ce trouillard ne sait rien. Sa petite
bonne femme me manquera, c’est vrai. Elle était vraiment chaude,
celle-là.
– Dommage que ton fils soit mort avec
elle…
– Je ne vois pas de quoi tu veux parler. Tu
dis toi-même que je suis impuissant…
– Par intermittence. Les médecins m’ont dit
que tu aurais du mal à bander, mais que le temps finirait par
réparer les dégâts. Et comme nous avons la preuve que tu étais
l’amant de Corinne Wolff, il faut croire que leurs prévisions
étaient exactes…
Un soupçon d’inquiétude finit par percer dans le
regard glacial de l’homme.
– Tu dis que le gosse était de
moi ?
– L’A.D.N. ne ment jamais, Henry. Oui, ce
bébé était ton fils. Tu n’aurais pas dû tuer Corinne. Tu t’es privé
d’une occasion d’avoir un héritier.
– Je ne l’ai pas tuée… L’enfant était de
moi ? demanda-t–il de nouveau, d’un ton étrangement
douloureux.
Il avait l’air sincèrement affecté.
– Raconte-moi comment ça se passait, Henry.
Tu couchais avec une des deux sœurs et tu vivais avec l’autre… Je
m’y perds un peu…
– Henry…, le mit en garde Rose.
– Ça n’a aucune importance, Miles. Je refuse
de porter le chapeau pour le meurtre de Corinne.
Il se tourna vers Taylor.
– Oui, je vivais avec Michelle. Elle n’était
au courant de rien. Corinne et moi, on était discrets. Très
discrets. Je l’aimais…
– Je ne savais pas que tu pouvais éprouver un
tel sentiment, Henry.
– Tu ne sais rien de moi !
Il détourna la tête et Taylor aurait juré avoir
aperçu une larme perler au coin de son œil. Il avait fini de parler
et se murait dans son silence. Quand elle comprit qu’elle n’en
tirerait rien de plus, Taylor éteignit le magnétophone.
– Tu as raison, Henry, Todd n’était pas au
courant de tous les détails… Mais il n’a plus rien à perdre et
témoigner contre toi ne lui coûtera rien. D’ailleurs, on lui
accordera sans doute des circonstances atténuantes pour le meurtre
de Corinne. D’autant qu’il a fini par se montrer coopératif. Mais
il n’y a pas que lui qui t’a balancé…
– Qu’est–ce que tu
racontes ?
Cette fois elle se leva, en souriant.
– Tu crois que je vais te révéler tout ce
qu’il y a dans le dossier ? Tu auras tout le temps de t’en
préoccuper, en attendant le procès. Et tu seras une grande vedette
en taule, Henry. On m’a dit que tes codétenus t’appelaient
Henriette, lors de ton dernier séjour derrière les
barreaux.
Elle lui tourna le dos et se sentit tout de suite
beaucoup mieux. Depuis l’excès de zèle qu’elle avait commis lors de
la première arrestation d’Henry, il lui était resté un vague
sentiment de culpabilité à l’égard de la blessure qu’elle lui avait
infligée, en le frappant aux parties intimes. Ce sentiment s’était
évanoui, à présent.
– Au revoir, Henry.
Après avoir refermé la porte derrière elle, elle
laissa échapper un profond soupir. Elle se rendit immédiatement
dans la petite salle de photocopie, à deux portes de la salle
d’interrogatoire.
– Ce sera suffisant ? demanda-t–elle à
ses équipiers qui s’étaient entassés dans cette pièce qui tenait
lieu de poste d’observation.
– Oui…, répondit Baldwin. Comme tu l’as
toi-même souligné, il a admis avoir regardé les vidéos où on te
voit… Les empreintes vocales seront certainement exploitables, tu
as réussi à lui faire adopter toute une gamme d’émotions. Ça
devrait permettre aussi de boucler définitivement l’affaire de la
vidéo où on te voit faire feu sur David Martin : cet
enregistrement de sa voix pourra être comparé à la voix
numériquement recréée qui est censée être celle de David sur la
bande sonore trafiquée. Ça nous fera une nouvelle charge contre
lui. Et puis ça prouvera aux yeux du monde, sans l’ombre d’un
doute, que ta réputation a été injustement entachée.
– Injustement entachée… J’adore cette
expression !
Ils échangèrent un sourire.
– Je vous en prie, vous devriez vous isoler…,
plaisanta Lincoln.
Tous s’esclaffèrent, ce qui fut d’un grand secours
à Taylor. Elle se sentait sale, après son entretien avec Anderson.
Il avait vraiment le don de l’horripiler. C’était la raison pour
laquelle elle avait perdu son sang-froid lors de la première
arrestation. Elle l’avait frappé si fort que ses testicules étaient
remontés et qu’il avait fallu une opération chirurgicale pour les
remettre en place. Il n’avait donc depuis lors que de très faibles
chances de pouvoir procréer, mais elle n’était pas disposée à
compatir à cette perte, qui semblait pourtant avoir touché Anderson
au cœur. Tout le chagrin de Taylor allait au bébé, un enfant qui
était mort avant terme, parce que ses parents s’étaient conduits
comme des irresponsables.
***
Au moment où ils conversaient ainsi dans la salle
de photocopie, Antonio Giormanni comparaissait devant le grand jury
pour se voir signifier son inculpation. Auparavant, il avait conclu
un marché avec le procureur et accepté de témoigner contre
Anderson.
Todd Wolff maintenait toujours sa
déposition : il n’avait pas tué sa femme. Mais il était prêt à
charger Anderson en échange d’un aménagement de peine dans le volet
pornographique de l’affaire. Le procès s’annonçait long et
compliqué, mais Taylor avait bon espoir que l’accusation
parviendrait, cette fois, à faire enfermer Anderson pour le restant
de ses jours.
Les hommes parlaient d’aller fêter ça au
Mulligan’s Pub, sur la IIe Avenue, mais elle aurait préféré
d’abord voir la dernière pièce du puzzle bien en place : le
mobile du meurtre de Corinne Wolff. L’enquête le déterminerait tôt
ou tard, nul doute à cela, mais elle aurait aimé que ce soit le
plus tôt possible.
Ils se séparèrent pour vaquer aux derniers détails
qui restaient à régler, avant de conclure une journée si fertile en
rebondissements. L’affaire, dans ses principaux aspects, semblait
résolue.
La jeune femme rangea toute la paperasse qui
encombrait son bureau et répondit à deux ou trois courriels. Elle
ouvrit le dossier Wolff-Anderson pour y placer les derniers
documents, y revit les photos de l’autopsie de Corinne juste à côté
de sa photo de mariage, glanée sur la table de l’entrée, à leur
domicile. Le décor sylvestre avait l’air plus vert et Corinne
ressemblait à un esprit de la forêt dans sa robe blanche. Quel
gâchis !
Et cette jolie petite fille, Hayden… Une pensée
lui vint en revoyant la chevelure blonde de l’enfant, d’une teinte
si différente de celle de ses parents, tous deux très bruns… Et si
Anderson était aussi le père d’Hayden ? C’était peu probable,
mais Taylor nota quand même cette piste sur un Post–it, qu’elle
colla dans le dossier. Cela n’avait guère d’importance qu’Anderson
soit ou non le père de la fillette, mais cela pourrait permettre
d’éclairer davantage la chronologie des faits. Il restait encore de
nombreux détails à vérifier et le dossier allait devoir être
complété d’ici le procès. On n’était jamais trop prudent face à la
complexité du système judiciaire moderne.
Elle leva les yeux en entendant frapper doucement
à la porte. Baldwin se tenait dans l’embrasure, flanqué de
Lincoln.
– Entrez, dit–elle. Je suis prête. J’écrivais
quelques pense-bêtes. Je boirais bien une bonne Guinness,
maintenant…
– Il va peut–être falloir reporter ce doux
moment, lieutenant, lui dit Lincoln.
Il la regardait de ce regard qui voulait dire
« j’ai trouvé un truc qui mérite votre attention » et
qu’il ne lui adressait que lorsqu’il avait une révélation explosive
à lui faire.
L’estomac de Taylor se serra. Elle dénoua sa
queue-de-cheval et la renoua aussitôt.
– Qu’est–ce qu’il y a encore ? Pas de
nouvelles vidéos de moi, j’espère ?
– Non ! Non ! Rien de grave pour
vous…
Il souriait et s’assit face à elle, tandis que
Baldwin restait debout sur le pas de la porte.
– Alors ? Je suis à bout de patience,
Linc…
– Michelle Harris a des antécédents
judiciaires. Elle a eu affaire au juge pour enfants, quand elle
était mineure. Et son casier judiciaire est scellé.
Taylor sentit son cœur bondir dans sa cage
thoracique, avant de se mettre à battre plus vite.
– Pour quel délit ? Vous avez eu accès à
son casier ?
– Oui, mais ça n’a pas été facile et j’ai dû
appeler Baldwin et ses collègues du F.B.I. à la rescousse. Il
s’agissait non pas d’un simple délit, mais d’un crime
fédéral.
– Michelle Harris a été accusée de crime
fédéral quand elle était gamine ?
– Pas exactement. Elle a été violée. Elle
avait quatorze ans. Violée par un vrai salaud… Un violeur en série
qui agressait des femmes dans le Connecticut. C’est pour ça que
j’ai eu du mal à accéder à son casier. Il se trouve dans une autre
juridiction. Comme ce gars transportait ses victimes en
franchissant des frontières d’Etat, le F.B.I. avait réussi à le
coincer et à le faire inculper d’enlèvement. Mais il a réussi à
échapper à la justice : il a été acquitté à la suite d’un vice
de forme. Je vous passe les détails. Il est donc passé entre les
mailles du filet et s’est illico remis à son passe-temps
préféré…
Il marqua une pause et reprit :
– C’était dans un camp de vacances où les
deux filles Harris suivaient un stage de tennis. On ne connaît pas
tous les détails de l’agression, mais on sait que, après le viol,
Michelle l’a tué.
– Quoi ?
– Oui. C’est une drôle d’histoire… Il la
viole, s’en va. Au lieu d’aller porter plainte, elle le suit. Il va
dans un bar, elle l’attend dehors. Il en sort ivre mort et elle en
profite. Elle l’attire derrière l’établissement et, là, elle lui
fait son affaire.
– Comment ? demanda Taylor.
– Avec un tuyau en acier. Elle l’a frappé
jusqu’à ce que mort s’ensuive.