30.
Taylor se réveilla une première fois vers
5 heures du matin. Une faible lumière, filtrée par les stores,
tentait de percer jusque dans la chambre. Elle regarda Baldwin. Il
était allongé sur le dos, nu, les bras posés sur la tête. Elle
roula vers lui et se blottit contre son torse. Il l’attrapa dans
son sommeil et la serra contre lui. Sa chaleur et la douce
sensation de sécurité incitèrent la jeune femme à fermer les yeux
de nouveau.
Elle s’était rendormie lorsque le téléphone sonna.
Ils sursautèrent tous les deux. Elle jeta un coup d’œil au
réveil : le temps était passé bien plus vite qu’elle n’en
avait eu l’impression. Il était à présent
6 h 30.
– Décroche, toi. Moi, je ne veux parler à
personne, dit–elle.
Baldwin grogna, desserra son étreinte et tendit la
main vers le téléphone. Elle se pelotonna de son côté du lit,
étonnamment heureuse. Après tout ce qui s’était passé la veille, le
fait de le savoir à ses côtés rendait ses malheurs moins
graves.
Baldwin bafouilla un allô rauque dans le
téléphone. Quelques secondes plus tard, il se redressa, tirant le
drap à lui. Il tendit le bras pour prendre la télécommande, alluma
le téléviseur et sélectionna la chaîne d’informations M.S.N.B.C. Il
donna un petit coup de coude à Taylor. Elle se colla contre lui,
tandis qu’il lui montrait l’écran du doigt.
Une femme blonde, vêtue d’un tailleur crème de
bonne coupe, les cheveux coupés court à la mode des présentatrices
new-yorkaises, se partageait l’écran avec Michelle Harris.
L’inquiétude se lisait sur son front plissé.
– Mademoiselle Harris, vous pensez donc que
la police de Nashville a mal engagé l’enquête sur le meurtre de
votre sœur ? Nous avons appris qu’un suspect a été
arrêté : votre beau-frère… C’est exact ?
– Tout à fait. Ils ont arrêté Todd… Mais,
après ce qui s’est passé hier, je ne suis plus du tout sûre que ce
soit lui le coupable. Si on ne peut pas se fier à la police, si les
policiers se tuent entre eux, comment peut–on être certain qu’ils
aient arrêté le véritable auteur du meurtre ?
– Oh, mon Dieu ! s’écria
Taylor.
La blonde fit la moue, se tapotant les lèvres du
bout de son stylo, affichant un air pensif.
– Mademoiselle Harris, avez-vous découvert un
élément qui puisse remettre en question, selon vous, le bien-fondé
de cette arrestation ?
Michelle Harris eut l’air troublé et Taylor se
rendit compte qu’elle ne connaissait pas bien le sens du mot
« bien-fondé ». Elle eut pitié de son ignorance, mais cet
élan de compassion cessa net lorsque Michelle répondit à la
question.
– Tout ce que je sais, c’est que cette
enquête a été menée n’importe comment. Et le comble, c’est que la
policière qui la dirige a été vue à la télé dans des circonstances
abjectes.
Un sourire mauvais déformait ses
lèvres.
« Ne fais pas ça », pensa très fort
Taylor, mais l’autre continuait :
– Oui, on l’a tous vue à la télé, hier soir…
Ce film dégoûtant où elle a des rapports avec son collègue, avant
de lui tirer de sang-froid une balle dans la tête… Il faut être un
monstre pour agir de la sorte ! Je ne comprends pas pourquoi
la police de Nashville ne la limoge pas…
– A ce propos, précisa la journaliste, le
porte-parole de la police de Nashville vient de confirmer à
M.S.N.B.C. que le lieutenant Taylor Jackson a été déchargée de ses
obligations en attendant les conclusions d’une enquête
interne. Taylor sentit la nausée la gagner.
Baldwin fit mine de vouloir éteindre le
téléviseur, perdant son flegme habituel.
– On va les attaquer en justice pour ça, ces
salauds ! Ne te fais pas de souci, ma chérie. Ils n’ont pas le
droit de…
– Attends… Chut ! N’éteins pas !
Qu’est–ce qu’elle dit ?
La blonde avait achevé son portrait assassin de
Taylor et était revenue au sujet du jour.
– A présent, mademoiselle Harris, dites-nous
ce que vous avez trouvé hier soir et qui vous a convaincue que les
enquêteurs faisaient fausse route ?
Michelle Harris brandit une feuille de papier
devant elle. Le bruissement fut amplifié par le micro-cravate qui
était fixé au col de son chemisier.
– Cette femme a un long passé de violence
policière. Un ami m’a dit qu’elle avait été citée plusieurs fois
pour avoir brutalisé ou intimidé des témoins. Elle a tué plus de
gens que tous ses collègues de la police de Nashville. Tenez, tout
est là…
La journaliste jubilait sur sa moitié
d’écran.
– Nous allons faire une petite pause
publicitaire. Restez avec nous… On se retrouve dans quelques
minutes.
Un clip la remplaça aussitôt et Baldwin coupa le
son. Taylor avait empoigné son téléphone.
– Tu appelles qui, là ?
Elle s’immobilisa et replaça le téléphone sur son
support.
– Fitz. Quelqu’un. Je ne sais pas. Dire
qu’elle passe à la télé pour raconter de telles conneries ! Où
se procure-t–elle ses informations ?
– C’est une excellente question. Même si elle
a été induite en erreur, c’est une diffamation
caractérisée.
Taylor se mit à arpenter la chambre.
– J’ai compris qu’elle avait soif de
célébrité à l’instant où je l’ai vue la première fois à la télé.
Corinne était la préférée, le chouchou de ses parents. Michelle
s’est toujours sentie exclue. Je pense que c’est sa manière à elle
de capter l’attention, la reconnaissance, d’obtenir enfin une
identité propre. Elle a commencé par se répandre sur toutes les
chaînes de télé pour raconter sa découverte du corps, et
maintenant, la voilà qui m’accuse publiquement de tous les maux.
Crois-moi, cette femme est dérangée. Mais ça ne se passera pas
comme ça…
Elle s’empara du téléphone de nouveau.
– Taylor…, commença Baldwin.
Elle composa furieusement un numéro, tout en
cherchant des yeux le bloc-notes qu’elle laissait en permanence sur
sa table de nuit.
– Quoi ? demanda-t–elle.
– Laisse-moi m’occuper de tout ça,
chérie…
Elle se souvint alors qu’elle était suspendue de
ses fonctions. Elle se figea net et faillit retomber sur le
matelas, sous le poids de l’évidence.
Elle n’avait plus de badge. Elle était
« déchargée de ses obligations ». Sans son badge, elle ne
pouvait pas intervenir pour remédier aux propos diffamatoires que
venait de tenir Michelle Harris. La colère monta en elle,
irrépressible.
A l’autre bout du fil, quelqu’un décrocha. Taylor
chuchota :
– C’est une erreur, excusez-moi.
Elle raccrocha et fixa Baldwin d’un air
pitoyable.
– Je ne peux pas rester les bras croisés. Il
faut que je fasse quelque chose ! Ils croient que je vais les
laisser torpiller ma carrière sans moufter, comme un brave petit
soldat ?
– Pourtant, c’est exactement ce que tu vas
faire pour l’instant, ma douce. Fais-moi confiance. On va être en
mesure de prouver ton innocence incessamment… Mais tant que ce
n’est pas fait, il va falloir que tu te tiennes à l’écart.
Cependant, je dois avouer que je préférerais ne pas te laisser ici
toute seule, sans protection. Aiden doit encore rôder dans les
parages. Il a toujours un compte à régler avec moi.
Elle l’avait oublié, celui-là ! Parfait… Un
tueur psychopathe à l’affût dans le voisinage. Son badge et son
arme de service retirés. Une situation idéale !
Baldwin sortit du lit.
– Je vais prendre une douche et filer en
ville. Il faut que je trouve un moyen d’assurer ta
protection.
– Je n’ai pas besoin d’être protégée,
Baldwin. Enfin, quoi ! Je suis flic, quand même, et j’ai des
armes, ici. Et puis il y a le système d’alarme. Ce type ne
parviendra plus jamais à s’approcher de moi.
Il se tourna vers elle et se rassit sur le bord du
lit. Elle se colla contre lui, posa sa tête sur son épaule. Elle ne
voulait pas que quelqu’un d’autre que lui la protège. A eux
deux, elle ne doutait pas qu’ils pouvaient faire face à tous les
périls.
– Ma chérie, commença-t–il d’une voix plus
douce. Il faut bien que tu me comprennes. Aiden est un individu
extrêmement vicieux et rusé. Ça fait des années qu’il tue en toute
impunité et que nous ne parvenons pas à l’en empêcher. Il ne
renonce jamais, ne se résigne jamais. Or il est engagé dans une
véritable vendetta contre moi. Je l’ai fait bannir des Etats-Unis.
Seulement sa mère est toujours en vie. Elle est internée dans un
hôpital psychiatrique de Rhode Island. Il a une femme, aussi. Mais
pour elle, c’est plus compliqué. C’est elle qui l’a dénoncé, en
2006. Elle l’a surpris en train de patauger dans les boyaux d’une
prostituée, à Berlin. Elle s’est enfuie. Elle est allée tout droit
au consulat américain et leur a tout raconté. J’ai été prévenu peu
après, le temps que mon contact dans la haute hiérarchie des
services secrets soit informé. Il fallait se rendre à
l’évidence : l’homme avait échappé à notre contrôle, il
s’était mis à « travailler pour son compte », comme on
dit chez les barbouzes.
Il marqua une pause, pendant laquelle Taylor
voulut dire quelque chose, mais il lui pressa le bras et
reprit :
– Je sais ce que tu vas me demander :
pourquoi s’en prend-il à toi ?
Elle hocha la tête.
– Jusqu’à récemment, je ne présentais aucun
talon d’Achille, je ne lui offrais aucune prise. En tant
qu’adversaire, Aiden a toujours fait montre de… disons, de respect
pour moi. Et c’était réciproque. C’est l’un des tueurs les plus
compliqués que j’ai jamais eus à profiler. A côté de lui, Ted
Bundy1 n’est qu’un enfant de
chœur un peu vicieux sur les bords. Mais maintenant que tu es
entrée dans ma vie, je suis enfin vulnérable à ses yeux. Il semble
qu’il nous ait vus ensemble en Italie – c’est la seule
façon dont il aurait pu mesurer l’intensité des sentiments que
j’éprouve à ton égard. Me tuer ne lui sert à rien. Te tuer, toi, me
ferait souffrir atrocement. C’est comme ça qu’il raisonne. Le
problème, c’est que nous n’étions pas vraiment sûrs de ses
intentions… jusqu’à ce qu’il rapplique ici.
Il lui pressa de nouveau le bras et
ajouta :
– Mais il y a quelque chose qu’il faut que tu
saches pour bien comprendre la situation…
Il se leva, enfila son caleçon et s’assit dans le
fauteuil, face au lit. Le fait qu’il ait rompu le contact physique
avec elle déconcertait la jeune femme.
– J’ai tué Lucy, sa femme…
Taylor ouvrit de grands yeux.
– Comment ça, tu as tué sa
femme ?
Baldwin plongea son visage dans ses mains un
instant. Puis il redressa la tête.
– C’était un accident. Un terrible accident.
Elle s’est jetée sur moi et j’ai tiré. Légitime défense. C’est du
moins ce que Garrett en a conclu… Je crois, moi, que j’aurais pu
réagir autrement. Cette femme était physiquement bien plus faible
que moi. J’aurais pu me défendre à mains nues. Mais elle me rendait
responsable de la folie d’Aiden. Elle m’accusait d’en avoir fait le
monstre qu’il était devenu.
» Elle s’était résolue à nous demander de
l’aide. J’avais réussi à lui faire quitter l’Allemagne. Je savais
qu’Aiden se lancerait à sa poursuite, pour se venger d’elle. On
l’avait mise à l’abri dans une maison sécurisée, à Vienne. Mais il
a réussi à se procurer l’adresse. J’en ai été averti au dernier
moment. Je suis sorti de cette maison avec Lucy, moins de cinq
minutes avant son arrivée.
» Ensuite, tout est allé de travers. Sans
nous en aviser, Lucy s’est arrangée pour qu’Aiden revienne aux
Etats-Unis. Il lui manquait, chose étrange, et elle complotait avec
lui pour nous doubler. C’était vraiment incompréhensible de sa
part. Elle avait vu son mari éventrer une femme, quand même. Mais
Aiden a renoué avec elle, il a su où elle vivait.
» Nous l’avons contrainte à quitter sa
maison. Elle ne voulait pas partir. Elle a inventé des prétextes
dont nous n’avons pas tenu compte. Dans la voiture, elle a sorti un
couteau, elle voulait me poignarder. J’ai été pris par surprise,
j’ai réagi sans réfléchir. Je lui ai tiré une balle dans la jambe…
Par réflexe, pour me défendre… La balle a touché l’artère fémorale.
Elle a perdu tout son sang avant que j’arrive à
l’hôpital. »
– Et Aiden ne t’a pas pardonné…
– Non. Je l’ai privé du plaisir de la tuer
lui-même. Elle est enterrée aux Etats-Unis et il n’a jamais pu se
rendre sur sa tombe… Il a juré de faire de ma vie un enfer. C’est
pour ça que j’ai toujours évité de me lier avec une femme. Mais
maintenant, il y a toi. Tu es toute ma vie et Aiden ne l’ignore
pas…
Il parut vouloir ajouter quelque chose, mais resta
silencieux. Un terrible désarroi se lisait sur son visage, palpable
et bouleversant.
Elle se jeta au pied du fauteuil et lui prit la
main.
– Baldwin, je suis vraiment désolée. Je
n’avais aucune idée de la gravité de tes problèmes. Qu’est–ce que
je peux faire pour t’aider ?
Ils se levèrent tous deux d’un même élan. Il
l’embrassa avec une passion telle que Taylor sentit son estomac se
nouer et son cœur chavirer. Son menton mal rasé était rugueux mais
elle s’en moquait. Elle en voulait plus encore. Il ôta son caleçon
d’une main et ils se retrouvèrent sur le lit en un éclair. Il la
pénétra sans préliminaires et elle oublia toute la cruauté du
monde. Il n’y avait plus de tragédies, plus de tueurs en série,
plus d’échecs professionnels. Il n’y avait plus que
lui – lui, qui l’emplissait, la comblait, la déclarait
sienne, la serrait dans ses bras. Et les contrariétés de
l’existence, leurs peines et leur désarroi mêmes ne firent que
précipiter l’orgasme mutuel qui couronna la fusion de leurs deux
êtres.
***
Baldwin lui avait donné pour stricte consigne de
ne pas mettre un pied hors de la maison. Il avait laissé un garde
armé en faction devant la porte d’entrée et obtenu que des voitures
de patrouille sillonnent le quartier.
Que de précautions superflues ! Taylor avait
l’habitude des criminels les plus dangereux, elle saurait se
défendre en cas de besoin. Etre sur ses gardes, voilà ce qui
comptait le plus, quand on était menacé comme elle l’était. Il
était également plus malin de ne pas rester là où votre ennemi
s’attend à vous trouver et c’était exactement ce qu’elle avait
l’intention de faire.
Il lui restait encore la piste de Thalia Abbott,
dont elle n’avait parlé à personne. Elle pourrait faire un saut à
l’école catholique St. Ann’s, après son entretien avec Ellen
Ricard, qui l’attendait vers 8 heures.
Elle invita le garde en faction à boire un café
avec elle et lui expliqua ses projets. Elle lui signifia clairement
qu’elle n’avait pas le choix et lui fit jurer de ne pas révéler à
Baldwin qu’elle s’était éclipsée.
– Donnez-moi deux heures, lui demanda-t–elle.
Quand je reviendrai, je vous promets que je ne bougerai plus d’ici.
Je serai sage comme une image !
Lorsqu’elle sortit du garage au volant de sa
voiture, elle sifflotait joyeusement. On lui avait repris son
badge ? Ce n’était certainement pas ce détail qui allait
l’empêcher de poursuivre son enquête !
Sa conscience essayait bien, vainement, de se
faire entendre, mais elle ignora cette petite voix, dans un coin de
sa tête, qui lui conseillait de rebrousser chemin, de se calfeutrer
avec un bon livre et de laisser Baldwin se charger de tout. Depuis
quand laissait–elle un homme s’occuper de ses affaires à sa
place ? Elle ne tenait pas particulièrement à lui faire un
pied de nez en agissant de la sorte, mais, quelque part dans son
subconscient, elle désirait lui prouver qu’elle était bien aussi
dure et forte qu’il le pensait.
Elle jeta un coup d’œil dans le rétroviseur pour
voir si elle n’était pas suivie, mais ne remarqua rien qui puisse
faire naître en elle la moindre inquiétude. Jusque-là, lorsque
Aiden était proche, elle l’avait toujours senti, détectant sa
présence maléfique. Ce tueur avait le don d’éveiller chez elle les
instincts de survie les plus profonds. Ses réserves d’adrénaline
étaient mobilisées dès lors qu’il se trouvait dans les
parages.
La tombe de sa femme… Baldwin lui avait dit
qu’Aiden avait un double projet : gâcher la vie de son ennemi
et voir la sépulture de son épouse. Elle avait oublié de lui
demander où cette Lucy était enterrée. Aiden avait peut–être
inversé ses priorités et décidé de se recueillir sur la tombe de la
défunte avant de s’en prendre à elle.
Le trajet vers le centre-ville se passa sans
anicroche. Elle se gara dans le parking souterrain situé sous
l’immeuble où officiait le Dr Ricard. L’endroit était sombre
et lugubre. Elle se demanda brièvement s’il ne serait pas
préférable de se garer le long du trottoir dans West End Avenue.
Elle décida que c’était plus sûr – « tu vois, Baldwin, je ne suis pas
complètement idiote » –, fit demi-tour et remonta la rampe
d’accès vers la surface.
En regardant par-dessus son épaule, elle ne vit
rien de suspect. Elle se dit que Baldwin avait dû prendre des
mesures pour la faire suivre très discrètement par une équipe de
protection. Mais il se pouvait bien aussi qu’Aiden ait quitté la
ville, depuis qu’il savait que Baldwin y était revenu. Elle se
demanda ce que seraient son existence et celle de Baldwin s’ils ne
les passaient à traquer par monts et par vaux des fous dangereux.
Ternes et ennuyeuses, à n’en pas douter.
Dans le hall de l’immeuble où elle entra, une
plaque laquée de noir indiquait en caractères dorés que le bureau
du Dr Ellen Ricard était situé au septième étage. Autour des
ascenseurs s’affairait tout un petit monde de patients et
d’hôtesses. Une infirmière en combinaison bleue rapportait des
tasses de café fumantes du Starbucks voisin.
Taylor s’enfonça dans la mêlée et prit sa place
dans la cabine d’ascenseur.
Le bureau du Dr Ricard était situé tout au
fond d’un long couloir, à côté de l’escalier de secours. Lorsque
Taylor passa le pas de la porte, une sonnerie discrète retentit
pour annoncer sa présence. Le bureau était décoré avec goût. Un
tapis d’Aubusson à motifs rouge et or couvrait presque tout le sol,
faisant ressortir les toiles aux tons assortis qui ornaient les
murs crème. Taylor reconnut en elles des œuvres dues au pinceau
d’une artiste néo-impressionniste du Tennessee, Jennifer Wilken.
Les meubles étaient robustes et carrés, uniformément brun clair.
Des exemplaires du magazine Town and
Country étaient empilés sur une table basse. Une vague
senteur de Chanel n° 5 flottait dans la
pièce.
Avertie par le carillon de la porte, Ellen Ricard
surgit d’une pièce adjacente. Ses cheveux argentés, coupés court,
tranchaient d’avec ses traits juvéniles. Lunettes carrées à monture
noire, maquillage minimal, pantalon à pattes d’éléphant noir,
tunique échancrée de soie noire et blanche, le médecin présentait
un curieux mélange vestimentaire entre la mode baba cool et celle
d’une bobo branchée. Elle ne devait pas avoir plus de quarante ans,
mais Taylor n’avait jamais été très douée pour estimer l’âge des
gens.
Ellen Ricard traversa la pièce et lui tendit la
main. Taylor la lui serra et la suivit.
Orientée à l’est, la pièce où elle fut reçue
baignait dans la lumière du matin. Le soleil qui dardait ses rayons
au travers de vastes fenêtres apportait à l’endroit une touche de
gaieté. Deux canapés massifs se faisaient face, séparés par une
table basse en verre de style Art déco. Juste à côté, une bergère
tapissée de velours noir affichait les stigmates d’un usage
fréquent.
Le Dr Ricard traversa la pièce pour s’y
installer, comme un chat, les jambes repliées sous elle. Elle posa
un bloc-notes et un stylo sur la table basse et invita Taylor à
s’asseoir d’un signe du menton. La policière s’exécuta, fascinée
par l’autorité qui se dégageait de cette femme, sans qu’elle ait
encore prononcé le moindre mot.
Au bout d’un instant, la psychothérapeute prit la
parole et son accent donna à Taylor l’impression dépaysante de
participer à une visite guidée au British Museum de
Londres.
– Je suis Ellen Ricard, mais ça, vous le
savez déjà. Que puis-je pour vous, lieutenant ?
Droit au but. Tant mieux.
– Corinne Wolff était votre patiente.
J’aurais voulu savoir pourquoi elle vous consultait.
– Si vous savez déjà qu’elle était ma
patiente, alors vous devez savoir que je ne suis pas obligée de
vous décrire nos séances privées. Mais sa mort m’a beaucoup
touchée. Corinne était une fille merveilleuse.
– Alors aidez-moi à retrouver son assassin,
docteur…
– N’est–ce pas déjà fait ? J’ai cru
comprendre que vous aviez déjà placé un suspect en garde à
vue…
– C’est exact, mais je ne crois pas que la
culpabilité de Todd Wolff soit si évidente que ça. Plusieurs
éléments à charge l’incriminent, mais l’enquête est loin d’être
terminée. Ce n’est pas pour ça que je suis venue vous voir. Il
semble que Corinne et son mari étaient très… ouverts sur le plan
sexuel…
– Vous n’êtes sûre de rien, en somme. Et vous
ne voulez pas être responsable de sa condamnation, s’il est
innocent.
– Vous avez raison. Je suis loin d’être
convaincue de sa culpabilité. Et je me soucie de la vérité, quels
que soient les choix et les goûts des personnes pour lesquelles je
dois établir les faits.
Ricard sourit enfin et se détendit dans son
fauteuil.
– D’accord, lieutenant… J’arrêterai donc de
tourner autour du pot, quand vous ferez de même.
Taylor la regarda, interloquée. Quelle étrange
femme ! Cette conversation allait–elle la mener quelque part,
ou Ellen Ricard lui faisait–elle perdre son
temps ?
– Qu’est–ce que vous entendez par
là ?
– Je veux dire que j’ai vu les infos, ce
matin. Il paraît que vous êtes suspendue… C’est bien vrai,
ça ? Ou peut–être avez-vous été réintégrée il y a cinq
minutes.
Taylor s’enfonça piteusement dans les coussins du
canapé.
– Je m’en fiche, lieutenant. Et j’ai vu les
vidéos.
Taylor blêmit. L’autre poursuivit, sans véritable
chaleur, mais avec une touche de camaraderie dans la
voix :
– Rassurez-vous, j’ai bien compris que
quelqu’un vous en veut à mort et essaie de salir votre réputation.
Ça crève les yeux… J’ai moi-même eu à subir ce genre de coups bas.
Intimidation, diffamation, coercition… Je connais la musique. Ne
vous laissez surtout pas abattre. Mais, en toute franchise, rien de
tout cela n’a d’importance pour moi. Je vois que vous êtes sincère
dans votre désir de confondre le véritable assassin de Corinne
Wolff.
Elle sourit et lui adressa son premier regard
cordial depuis qu’elle l’avait admise dans son
sanctuaire.
– Mes propos devront cependant rester entre
nous… Vous comprendrez aisément pourquoi, je crois. Si je dois
divulguer des secrets concernant une patiente à un officier de
police suspendu, je préfère me restreindre à de simples
hypothèses.
Taylor scruta son visage en quête de signes de
moquerie, et n’en trouva aucun. Qu’avait–elle à perdre ? Elle
n’était plus en mesure d’annoncer officiellement qu’elle avait
résolu l’affaire. Non, mieux valait prendre la psychothérapeute au
mot, écouter ce qu’elle avait à dire, recueillir de sa bouche le
maximum d’informations.
– Je comprends. Ça me va. Je voudrais juste
savoir comment quelqu’un d’aussi stable et maître de soi que
Corinne Wolff a pu tomber dans la dépression. Elle ne semblait pas
du tout du genre à prendre des anxiolytiques pendant sa grossesse.
Je me demandais aussi si c’était un indice pouvant m’aider à
déterminer si c’est son mari qui l’a tuée, ou quelqu’un
d’autre…
Voyant qu’elle hochait la tête, Taylor
s’interrompit pour laisser à la femme le temps de rassembler ses
pensées.
– Vous en savez déjà beaucoup sur elle, à ce
que je vois. Vous avez effectué une étude victimologique pointue,
je suppose ?
– J’essaie de parvenir à des conclusions
victimologiques exactes. Corinne me
fait l’effet d’une femme pourvue d’une double personnalité. D’une
part, la femme au foyer et la mère de famille menant une petite vie
bien tranquille dans une banlieue résidentielle, l’ex-prodige du
tennis et brillante étudiante… D’autre part, une perte de contrôle,
une recherche désespérée du bonheur et du plaisir. J’aimerais
savoir pourquoi cette femme avait ainsi deux personnalités aussi
opposées.
– Nous sommes tous doubles, lieutenant. Il y
a le personnage dans lequel nous nous coulons pour les autres, et
il y a le soi que nous gardons caché, le côté authentique et sans
fard de notre personnalité, celui qui nous permet de porter des
jugements secrets et de tirer du plaisir de nos actes. Ne me dites
pas que vous êtes la même chez vous, dans l’intimité de votre
foyer, et en public. Dans votre cas, en outre, le simple fait
d’être une femme exerçant un métier d’homme doit vous dissuader de
montrer au travail toute forme de faiblesse ou toute
vulnérabilité.
– Je ne suis pas vraiment une femme exerçant
un métier d’homme, docteur. Et je suis la même femme au travail
qu’à la maison. Avec moi, les apparences ne sont pas
trompeuses.
Ricard la gratifia d’un sourire pincé. Elle ne
semblait pas beaucoup aimer qu’on la défie.
– Ah bon ? Combien y a-t–il de femmes de
votre grade dans la police de Nashville
aujourd’hui ?
– Pas mal…
– Et elles exercent sur le terrain ou dans
des bureaux ?
– Dans la police de Nashville ? Elles
sont dans les bureaux. Je suis la seule femme de ce grade à
intervenir sur le terrain.
– Et je parie que vos subordonnés vous
respectent. Que vous ne leur montrez jamais qu’au fond, en votre
for intérieur, vous aimeriez renoncer à votre pouvoir et leur
permettre de se préoccuper davantage de vous.
– Vous vous trompez. Nous formons une équipe.
Nous travaillons ensemble et je suis leurs conseils. Si je
n’agissais pas ainsi, ils ne me feraient pas confiance.
– Et vous avez un homme, chez
vous ?
– Oui.
– Quel est son métier ?
– Il travaille pour le F.B.I. Il
est…
– Oui ?
– Il est en pleine enquête et me cache
certains aspects de l’affaire qui l’occupe en ce moment. Il veut me
protéger, mais je n’ai pas besoin d’être protégée…
« Mais qu’est–ce qui te prend, Taylor ?
Tu n’es pas venue ici pour t’allonger sur le divan et lui déballer
ta vie ! »
Cette femme était vraiment
douée !
– Nous nous éloignons du sujet, docteur,
reprit–elle vivement. Tout cela n’a rien à voir avec Corinne
Wolff.
– C’est là que vous vous trompez, justement.
Corinne se comportait également comme si elle contrôlait
parfaitement tous les aspects de sa vie. Comme si les choix qu’elle
faisait étaient bien ses propres choix. Et comme si elle se livrait
à des activités extrêmes parce qu’elle en avait envie. Mais en
réalité, et il en va ainsi chez toutes les femmes, il y a toujours
une part de nous-mêmes qui souhaite être cajolée et protégée et non
pas collectionner les partenaires sexuels. Moins encore si ces
moments intimes sont vendus au plus offrant.
Taylor la regarda. Derrière ses lunettes, derrière
son masque de femme sévère et réservée, elle découvrait un être
astucieux et habile.
– Vous êtes en train de me dire que Corinne
était une victime ?
– En quelque sorte, oui… Corinne,
malheureusement, n’est plus parmi nous pour confirmer qu’elle se
sentait abusée par les inclinations sexuelles de son mari. Quant à
vous, qui êtes novice en ces matières, vous pouvez vous blinder
face aux accusations qui pleuvent en ce moment sur vous, car vous
savez, au fond de votre cœur, que vous n’avez pas fauté.
Hélas ! Corinne n’avait pas votre force d’âme… Elle était
facilement influençable. Au lieu de résister, elle acquiesçait à
tout. Elle laissait volontiers les autres la manipuler.
– Je ne suis pas une victime, docteur Ricard,
protesta Taylor. C’est ce qui fait toute la différence entre
Corinne Wolff et moi. J’aimerais que vous vous contentiez de me
parler d’elle, s’il vous plaît. Donc, selon vous, son mari la
manipulait ?
Ellen Ricard eut l’air amusée pendant un instant.
Elle hocha la tête et poursuivit :
– Corinne était manipulée par de nombreuses
personnes. Mari, famille, frère et sœurs, amant. Vous découvrirez
la vérité assez tôt, lieutenant. Parlons plutôt de l’angoisse que
peut ressentir une jeune mère dans une situation semblable à celle
de Corinne. Songez aux difficultés que peut éprouver une enfant
exceptionnellement douée. Imaginez une existence systématiquement
contrôlée, un petit monde entièrement structuré autour du prétendu
génie de cette gamine. Une enfant qui, sous la pression de
l’adulation générale, doit sans cesse travailler, s’entraîner et
répondre aux espérances que son entourage a placées en elle…
Jusqu’au jour où cette enfant se réveille, au propre comme au
figuré, et décide qu’elle ne veut plus être un prodige. Elle ne
veut pas travailler aussi dur pour exister. Elle voit autour d’elle
ses camarades de classe qui se la coulent douce, qui font la grasse
matinée pendant le week-end, qui ont le temps de sortir et de se
voir… Et, tout à coup, elle décide qu’elle veut mener la même vie,
une vie « normale ». Or quelqu’un d’aussi engagé peut
très bien rechercher ces bonheurs simples avec la détermination
acharnée qui a fait d’elle une sportive accomplie.
– La mère de Corinne m’a confié que sa
passion du tennis s’était modérée quand elle est entrée en
terminale.
Comme Ellen Ricard ne réagissait pas à cette
remarque, Taylor demanda :
– Est–ce que des petites contrariétés, qui
paraîtraient insignifiantes au commun des mortels, pourraient
déclencher une crise chez ce genre de sujets ?
– Certainement. Quelqu’un d’aussi soucieux de
tout contrôler autour d’elle, comme elle l’était indéniablement,
aura toujours du mal à laisser les autres prendre des décisions à
sa place. A moins d’être compromis, jusqu’à un certain point.
Soumis à une force irrationnelle comme l’amour, par
exemple…
C’était logique. Taylor songea au film porno
qu’elle avait visionné, celui où Todd s’ébrouait avec les deux
jeunes femmes tandis que Corinne tenait la caméra. Peut–être
goûtait–elle ces jeux sexuels, peut–être pas, mais en prenant le
contrôle de la caméra, en découvrant la première ce qui allait être
livré au voyeurisme du public, elle gardait le contrôle de sa
situation conjugale. En mettant les frasques de son mari en scène,
elle accédait à un rôle on ne peut moins conventionnel.
– Il ne se passait rien, dans la vie de
Corinne, qui puisse exprimer ce besoin de tout
contrôler ?
– Lieutenant, comme nous sommes convenues de
ne parler que de situations hypothétiques, je ne peux
malheureusement pas vous répondre. Mais un sujet ayant un tel
besoin de stabilité peut très bien avoir subi ce genre d’abus dans
le passé, qu’il se les soit infligés lui-même ou qu’il les ait
subis d’un tiers. Nombre d’enfants surdoués s’expriment
principalement par leur talent. Une chose aussi banale qu’une mère
ou un père ordonnant à un tel enfant d’aller se coucher, plutôt que
d’étudier ce qui le passionne, peut très bien déclencher une crise.
Ces surdoués se servent de leur talent pour contrôler la situation,
tout comme un enfant anorexique se sert de l’inanition pour nier
son corps. Tout cela n’est qu’affaire de perception. Si vous leur
ôtez les moyens d’exercer leur talent ou s’il vient à tarir, vous
aurez un enfant qui ne pourra ni ne voudra survivre sans obéir à un
mécanisme régulant son comportement et ses désirs.
– La promiscuité sexuelle, par
exemple ?
Ellen Ricard esquissa un sourire.
– Excellente déduction, lieutenant. Vous
faites des progrès. La promiscuité sexuelle peut fort bien être une
conséquence amorale du comportement discriminant d’une enfant
surdouée.
– Mais cette enfant finit par devenir un
adulte. Cela ne l’aidera pas à dépasser un tel
mécanisme ?
– Certains y arrivent. D’autres pas. Certains
vont continuer à cultiver leur talent particulier. D’autres, quand
ils sont privés de la passion qui a construit leur identité,
sombrent vite dans la dépression. Ils dépérissent, se renferment
sur eux-mêmes et finissent presque toujours par se suicider ou être
internés. Mais il s’agit là de cas extrêmes et rares. La plupart
continuent à mener des existences qui sont productives, à défaut
d’être heureuses.
– Peut–on imaginer qu’il puisse y avoir un
catalyseur, un événement qui pourrait faire basculer une personne
de ce genre dans la déprime ? Quelque chose qui la pousserait
à agir en contradiction avec son être même ?
– Oui, absolument. Je pense que c’est
parfaitement possible. Un événement imprévu pourrait bouleverser
son existence…
Elle avait dit cela d’un ton plein de
sous-entendus et Taylor commençait à y voir plus clair.
– Cette grossesse était–elle désirée ?
demanda-t–elle.
Ricard hocha la tête, mais se montra
circonspecte :
– Je ne pourrais pas vous le garantir.
Corinne savait cacher son jeu.
Ainsi, c’était ça, le problème. Elle était tombée
enceinte et n’en était pas ravie. Cela paraissait étrange, pour une
jeune mère qui avait l’air heureuse de l’être.
– Est–ce qu’une grossesse non désirée serait
difficile à vivre pour une femme qui veut tout contrôler ? Au
point de déclencher un trouble pathologique ?
– Bien déduit de nouveau, lieutenant. Dans
certains cas extrêmes, le sujet aura du mal à renoncer au contrôle
qu’il exerce sur son corps, comme cela se produit forcément chez
une femme qui attend un bébé. Le sujet pourra même être amené à se
persuader que le fœtus est un être étranger à son corps et éprouver
une telle répulsion à son égard que la seule solution possible est
l’interruption de grossesse. Ou bien le sujet peut chercher à se
faire conseiller pour mieux affronter ses crises de claustrophobie.
L’hyperanxiété, le désir irrépressible de s’échapper et celui de
créer une séparation – tous ces troubles doivent être
traités par une thérapie cognitive régulière, des séances de
psychanalyse, de relaxation et de biofeedback.
– Corinne souffrait–elle de tels
troubles ? Avait–elle des crises de claustrophobie causées par
sa grossesse ?
– Allons, lieutenant, là, vous voulez me
faire sortir des bornes du champ des hypothèses…
– Bon… Et la médication ?
– Eh bien, en cas de grossesse, la patiente
ne doit pas être encouragée à user de moyens chimiques pour
résoudre le problème de ces crises.
– Mais Corinne a choisi d’en prendre.
Pourquoi ?
Ricard jeta un coup d’œil à la
pendule.
– J’ai bien peur qu’il ne se fasse
tard…
Elle se leva.
– Une dernière question, dit Taylor en se
levant à son tour. Corinne Wolff avait–elle des tendances
suicidaires ?
Ellen Ricard rajusta ses lunettes et tira sur sa
tunique pour qu’elle recouvre bien ses hanches.
– Elle a pu en avoir. Mais vous conviendrez
qu’il est très improbable qu’elle se soit battue elle-même à
mort…
1 Célèbre tueur en série
américain, Ted Bundy fut arrêté en 1978 et exécuté en 1979 pour le
viol et le meurtre de trente-deux jeunes femmes, mais on le
soupçonne d’en avoir assassiné plus d’une centaine (NdT).