15. 
A première vue, la nouvelle n’était pas déterminante. Mais, étant donné la grossesse de la victime, elle n’était pas à négliger non plus. Taylor prit donc scrupuleusement en note les indications de Sam, pour être sûre d’avoir les conclusions de son rapport sous les yeux, puis elle raccrocha. Cela faisait d’autres questions à poser à Todd Wolff… 
Elle consulta sa montre. 10 h 35. 
Elle se leva précipitamment et fila, emportant avec elle le bloc-notes sur lequel elle venait de griffonner. Elle devait interroger l’homme pour la troisième fois et elle avait déjà cinq minutes de retard. 
***
Elle retrouva Fitz à l’entrée de la salle d’interrogatoire numéro un. Il lui fit signe de la suivre dans la salle de photocopie où était centralisé le système vidéo qui permettait d’enregistrer tous les interrogatoires. L’antique moniteur était allumé, les caméras activées, captant les mouvements des deux hommes déjà installés. Todd Wolff était venu avec un avocat, cette fois. Ils étaient assis côte à côte, les bras croisés, sans échanger un mot. Ils avaient l’air impatients, légèrement agacés et inquiets. Parfait… 
– Wolff a l’air nerveux, tu ne trouves pas ? dit–elle. 
– C’est sûr qu’il n’a pas l’air de se marrer. 
Taylor se dénoua les cheveux et entreprit de refaire sa queue-de-cheval. 
– Je viens d’avoir Sam au téléphone. Il y a de nouveaux éléments, fort intéressants, qui méritent d’être discutés avec lui. 
– Pour commencer, la direction de l’hôtel où il prétend avoir passé la nuit a déclaré qu’il n’était pas venu ce week-end. Ça fait déjà un premier bobard… 
– Ah bon ? Bien… Est–ce qu’il y a moyen de savoir où il était, en retraçant ses appels avec l’aide de son opérateur de téléphonie mobile ? 
– Le juge est en train de nous préparer le mandat nécessaire. 
Il regarda le moniteur et ajouta : 
– Tu crois que c’est lui, le coupable ? 
– Je ne sais pas. Je veux d’abord jauger ses réactions quand je lui annoncerai ce que Sam vient de m’apprendre. On va voir ce que ça donne… 
– Bon, alors allons-y… 
Taylor hocha la tête et frappa contre le bois de la porte voisine avant d’entrer dans la pièce. 
L’avocat se leva aussitôt, main tendue et large sourire aux lèvres. Sa peau était basanée, ses cheveux, poivre et sel clairsemés. Son gros nez épaté supportait sans peine le poids de ses fines lunettes cerclées de corne. Ses yeux légèrement exorbités étaient bleus, mais le blanc de l’œil était injecté de sang. Taylor ne put dire si c’était en raison d’un excès de boisson ou d’une allergie. Il lui serra la main, lui demanda si elle allait bien, fit de même avec Fitz, puis il éternua dans un mouchoir blanc brodé. 
– Miles Rose. Ravi de vous rencontrer. 
Todd Wolff resta sur son quant–à-soi. Taylor l’étudia. Etait–il trop accablé par son chagrin pour se forcer à avoir l’air cordial ? Ou bien était–il furieux d’être traité en suspect ? Il s’était fermé comme une huître depuis leur dernière conversation. 
Chacun s’installa ; Fitz et Taylor s’assirent du même côté de la table, tandis que Rose reprit sa place derrière le coin de table qu’il avait aménagé en bureau de fortune, près de Todd qui scrutait le plafond d’un air absent. 
Taylor regarda Rose vider sa serviette, attendit patiemment qu’il ait choisi un feutre très fin dans sa collection de stylos. Il posa le feutre sur un bloc-notes jaune et sourit. 
– Je suis prêt, dit–il. 
Amusée par toute cette mise en scène, Taylor lui demanda : 
– Vous en êtes bien sûr ? 
– Oh, oui ! J’ai tout ce qu’il faut là-dedans. 
Il tapota avec son stylo sur son bloc-notes, avant de s’en frapper la tempe. 
– Monsieur Wolff, commença la policière, j’aimerais reprendre notre discussion là où nous l’avons laissée hier. Nous nous interrogeons sur votre emploi du temps le jour de la mort de votre femme. Vous avez appris son décès alors que vous étiez à Savannah. C’est exact ? 
Todd la regarda comme s’il la voyait pour la première fois. 
– Je ne vois pas quelle importance ça peut avoir ! Est–ce que vous avez une piste dans l’enquête sur le meurtre de ma femme, oui ou non ? 
– Nous essayons de cerner tous les aspects de cette affaire, monsieur Wolff. Faites-moi confiance. Vous étiez à Savannah quand vous avez reçu l’appel vous avisant du décès de votre femme, est–ce exact, oui ou non ? 
Wolff détourna les yeux. 
– Oui, c’est exact. 
– Et vous avez mis un peu moins de six heures pour faire un trajet qui en prend huit, normalement… Vous confirmez ? 
– Oui. 
– Pourquoi n’avez-vous pas pris l’avion ? Le trajet aurait été plus bref… 
– Vous m’avez déjà demandé ça, dit Wolff en croisant les bras. 
Rose se pencha sur la table et intervint : 
– Mon client a appelé les compagnies aériennes, mais il n’a trouvé aucun vol disponible sans escale à Atlanta. Je ne sais pas, lieutenant, si vous avez déjà transité par l’aéroport d’Atlanta, mais je suis sûr que vous comprendrez que mon client ne voulait pas qu’un contretemps puisse compromettre son retour à Nashville au plus vite. 
Taylor lui adressa un semblant de sourire, avant de se tourner de nouveau vers Wolff. 
– Et vous n’avez pas été contrôlé par la police de la route ? Vous n’avez rien qui puisse prouver que vous étiez à telle heure à tel endroit ? J’ai déjà fait le trajet par la route de Savannah à Nashville. Et je maintiens qu’il faut huit bonnes heures, même en conduisant à cent trente kilomètres/heure. 
Todd secoua la tête et consulta Rose du regard avant de répondre. 
– Non, je n’ai pas eu de contravention. Et je roulais bien plus vite qu’à cent trente, je peux vous l’assurer. J’ai failli avoir plusieurs accidents… 
– Un ticket de caisse de station-service ? Avec une voiture comme la vôtre, il est impossible que vous ne vous soyez pas arrêté pour remplir votre réservoir sur une telle distance. 
– Oui, bien sûr… J’ai effectivement fait le plein en route, mais je ne conserve jamais les tickets de caisse. Je me fie à mes relevés bancaires pour comptabiliser mes dépenses. J’ai une carte de paiement spéciale pour l’essence. Comme ça, j’ai droit à des réductions d’impôt… Bref, je me suis arrêté dans un petit bled… Je ne me souviens plus de son nom, mais je pourrai vous fournir cette information quand j’aurai reçu mon relevé. 
Il sourit pour la première fois, apparemment satisfait de sa réponse. 
– C’est très bien, monsieur Wolff. Parce qu’on a déjà votre dossier bancaire… Ce ne sera donc pas difficile d’obtenir cette réponse sur-le-champ. 
Elle se tourna vers le coin de la pièce où se trouvait une petite table garnie d’un téléphone. Elle appuya sur un bouton et activa le haut–parleur. La voix de Marcus se fit entendre dans la pièce : 
– Qu’est–ce que je peux faire pour vous, lieutenant ? 
– Je voudrais que vous examiniez les états des comptes bancaires de M. Wolff. Nous cherchons des débits effectués lundi sur sa carte essence, afin d’identifier les lieux où il s’est arrêté. Il nous a déclaré qu’il s’était arrêté dans une petite ville, mais ne se souvient pas de son nom… 
– Pas de problème, lieutenant. Je vous rappelle dans deux minutes. 
Elle raccrocha et regarda Wolff. Il était devenu blême. 
– J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? demanda-t–elle. 
– C’est que… Je ne savais pas que… 
Sa voix se perdit dans un murmure. 
Rose intervint aussitôt. 
– Tout ceci est parfaitement irrégulier, lieutenant ! Je ne crois pas avoir déjà vu un tel… 
– C’est tout à fait régulier, au contraire. M. Wolff nous raconte des mensonges et j’aimerais bien comprendre pourquoi. 
– Quand avez-vous eu des rapports sexuels avec votre épouse pour la dernière fois ? 
Todd Wolff écarquilla les yeux. 
– Quel rapport ça peut avoir avec sa mort ? 
Il s’interrompit et se raidit sur sa chaise. 
– Vous êtes en train de me dire qu’elle a été violée ? 
Taylor ne répondit pas. Elle se cala sur son siège et consulta Fitz du regard. Ce dernier lui adressa un hochement de tête presque imperceptible. 
– Monsieur Wolff, tout ce que je vous demande, c’est la date des dernières relations sexuelles que vous avez eues avec votre femme. 
Miles Rose leva la main vivement. 
– J’aimerais pouvoir m’entretenir en particulier avec mon client, s’il vous plaît. 
– Il devrait vous être facile de répondre à cette question, dit encore Taylor. Je ne comprends pas votre silence. 
Rose se leva. 
– Ne répondez pas, Todd. Lieutenant, laissez-nous seuls, s’il vous plaît. 
Elle attendit un instant, avant de hocher la tête. Elle coupa l’enregistrement audiovisuel. Fitz et elle se levèrent ensuite et sortirent dans le couloir. Rose referma la porte doucement derrière eux. 
– On va suivre sur les moniteurs ? proposa Fitz. 
– Oui… 
Ils se rendirent dans l’autre salle et s’assirent l’un à côté de l’autre pour assister au spectacle, bien qu’ils n’aient pas le droit de brancher le son. 
– Pourquoi refuse-t–il de répondre à cette question, à ton avis ? demanda Fitz. 
– C’est bien ce qui m’intrigue… Ça ne devrait pas être un problème… C’est vrai que le frère nous a raconté qu’ils avaient eu une grosse dispute, mais c’était il y a un mois. Ils ont très bien pu se réconcilier entre-temps. A moins que… 
Taylor voyait sur le moniteur qu’il n’y avait que Rose qui parlait. Todd ne réagissait pas, la tête plongée dans ses mains et les épaules courbées. Au bout de quelques instants, Rose leva les bras, visiblement exaspéré, puis il se tourna vers la caméra et leur fit signe de revenir. 
Taylor haussa un sourcil, un tantinet surprise. L’avocat connaissait la musique. 
Ils revinrent dans la salle d’interrogatoire, se rassirent et Taylor réenclencha l’enregistrement. 
– J’ai conseillé à mon client de ne plus participer à cet interrogatoire, sauf si vous décidez sa mise en arrestation. Mais mon client n’est pas d’accord. Il souhaite continuer à répondre à vos questions. Je l’ai prévenu que ce n’était pas une bonne idée, mais il insiste. Je m’incline donc… 
Les yeux de Todd étaient rougis, ses traits, creusés. Il regarda Taylor droit dans les yeux. 
– Je n’ai pas tué ma femme, déclara-t–il. 
– Ce n’était pas la question, monsieur Wolff. Je vous ai demandé la date de votre dernier rapport sexuel avec elle. 
Elle croisa les bras et attendit. Todd était en proie à un douloureux débat intérieur. 
– Corinne et moi n’avons pas eu de relations sexuelles pendant au moins une semaine avant mon départ pour Savannah. 
– Vous seriez prêt à vous soumettre à une analyse A.D.N. pour confirmer votre déclaration, monsieur Wolff ? 
– Pourquoi auriez-vous besoin de mon A.D.N. ? Je viens de vous dire que je n’ai pas fait l’amour avec elle récemment. 
Taylor échangea un regard avec Fitz. Il lut ce qu’elle voulait dans ses yeux et griffonna quelques mots sur son bloc-notes. 
– Parce que vous ne nous dites peut–être pas la vérité, alors que les tests, eux, ne mentent jamais. L’autopsie, voyez-vous, a montré que Corinne avait eu un rapport sexuel peu avant sa mort. 
Todd la fixa avec intensité, la mâchoire frémissante, les dents serrées. Il s’efforçait de masquer son émotion, mais n’y parvenait guère. Taylor jugea cette réaction physique plus intéressante que tous ses mensonges et toutes ses dénégations. Et s’il avait effectivement tué sa femme ? Un mensonge concernant leurs relations sexuelles constituerait un excellent point de départ pour leur enquête. 
Elle décida d’enfoncer le clou, pour voir jusqu’où elle pouvait le pousser. 
– Votre femme avait–elle une liaison extraconjugale ? 
Wolff tressaillit. 
– Non. Bien sûr que non. Vous avez dû vous tromper… En fait, nous avons fait l’amour juste avant mon départ… 
– Vous venez de nous dire le contraire… 
– Je me suis trompé. C’était la nuit précédant mon départ. Je suis extrêmement perturbé, lieutenant. Vous devez le comprendre, je pense. Les petits détails ne sont pas très clairs, dans mon esprit. 
– Parfait, monsieur Wolff. Comme vous voudrez. Nous allons prélever un échantillon de votre A.D.N. dès la fin de cet entretien. Parlons d’autre chose, maintenant. Est–ce que votre femme prenait des médicaments ? 
Le changement de sujet le prit au dépourvu. Il s’enfonça dans son siège, les yeux plissés par la méfiance. Puis il répondit : 
– A ma connaissance, elle prenait des vitamines prénatales et un peu d’acide folique. Il lui arrivait de prendre du Tylenol quand elle avait mal à la tête ou qu’elle se foulait un muscle au tennis. Sinon, elle était extrêmement saine. Elle faisait attention à ce qu’elle mangeait, même quand elle n’était pas enceinte. Mais si vous avez fouillé la maison, vous avez dû vous en rendre compte par vous-même. 
Le pack de lait bio sur le comptoir de la cuisine revint à l’esprit de Taylor. Ça, au moins, c’était cohérent. 
– Sachez cependant qu’on a trouvé une quantité importante de benzodiazépine dans son organisme. 
– De quoi ? 
– Une benzodiazépine nommée lorazépam. C’est un anxiolytique qui ne se délivre que sur ordonnance. Ce produit est vendu sous la marque Ativan. On en a retrouvé une dose thérapeutique dans son système sanguin. 
Todd secouait la tête avec dédain. 
– C’est impossible ! 
– Malheureusement, si. Elle en prenait depuis plusieurs semaines, selon le médecin légiste. Vous êtes sûr de n’avoir rien remarqué ? Elle ne vous a jamais confié qu’elle se sentait nerveuse ou qu’elle allait consulter un psychiatre ? Elle ne vous a jamais parlé de cette ordonnance ? 
– Non. Elle ne prenait pas de médicament de ce genre, je l’aurais su. Tenez, elle ne buvait même plus de café depuis qu’elle était enceinte. Il est inconcevable qu’elle ait pris consciemment un produit aussi puissant sans m’en parler d’abord. 
– Comment s’appelle l’obstétricien qui suivait sa grossesse ? 
– Katie Walberg. A l’hôpital baptiste. Elle la suivait, comme gynécologue, depuis des années. Elles s’entendaient très bien. Vous pouvez lui demander, elle vous confirmera ce que je vous dis. Non, c’est impossible… Si elle avait été angoissée, elle m’en aurait parlé. Vous pouvez me croire. 
Il croisa les bras en serrant les dents. Taylor reconnut ces signes. Il se mettait sur la défensive et cela signifiait qu’il leur cachait quelque chose. 
– Nous ne manquerons pas de contacter le Dr Walberg. Il semble, monsieur Wolff, que votre épouse faisait plus d’une chose dont vous n’étiez pas informé. Avez-vous quelque chose à ajouter avant que nous ne nous mettions à fouiller dans tous les recoins de votre vie ? Parce que, croyez-moi, plus vous nous mentez, plus vous vous enfoncez. Si vous nous dites la vérité, je prendrai votre défense. Mais si vous cherchez à nous tromper, je ne vous laisserai pas une seconde chance. Vous comprenez ce que je vous dis ? 
Todd la regarda dans les yeux et hocha la tête. 
– L’hôtel dans lequel vous êtes censé avoir passé la nuit n’a conservé aucune trace de votre passage. 
Todd consulta d’un œil hagard son avocat. Rose frappa la table du plat de la main. 
– Bon, c’est terminé, lieutenant ! Inculpez-le si vous voulez, mais si vous ne le faites pas, nous nous retirons. 
Taylor laissa le silence s’installer dans la pièce avant de répondre : 
– Très bien. Restez assis où vous êtes. Un technicien de la police scientifique va venir effectuer un prélèvement d’A.D.N. sur M. Wolff. Pendant ce temps, je vais appeler le Dr Walberg. 
Fitz et Taylor se levèrent d’un même mouvement et laissèrent les deux hommes seuls dans la salle. 
– Bien joué, dit Fitz. Il en a pris plein la gueule. 
– Il a déjà modifié sa version. Donnons-lui un peu de temps, pour voir s’il n’en changera pas encore. 
Ils se séparèrent dans l’entrée, Fitz pour s’occuper du prélèvement d’A.D.N. et Taylor pour téléphoner au médecin de Corinne. Marcus était installé à son bureau, le téléphone plaqué contre l’oreille. Elle s’assit sur la chaise qui faisait face au bureau et attendit qu’il ait terminé sa conversation. Il marmonnait, griffonnant à toute vitesse sur une feuille de papier. Au bout de quelques instants, il remercia son interlocuteur et raccrocha. Puis il adressa un bref regard à Taylor, avant de lui tendre la feuille de papier. 
– Il faut qu’on arrête Todd Wolff, dit–il simplement.