21.
Gorman avait été relâché. Marcus l’avait
raccompagné jusqu’à la porte du C.J.C. et lui avait trouvé un taxi.
Il ne leur restait plus maintenant qu’à vérifier tous les éléments
de son récit. Il y avait là matière à engager des poursuites
fédérales. Mais Taylor savait aussi qu’elle ne disposait pas de
beaucoup de temps pour agir.
Gorman n’était pas un personnage central dans
cette association criminelle ; il n’était qu’un voyeur. Tant
que les acteurs étaient majeurs, il n’y avait rien d’illégal, en
principe, à les regarder s’envoyer en l’air. Taylor pensait que
l’homme se le tiendrait pour dit et qu’il ne ferait pas de vagues.
En le menaçant de divulguer son implication dans un réseau
pédophile, Taylor avait le sentiment d’avoir visé juste. Il y avait
de fortes chances pour qu’il ait couru chez lui effacer sans plus
tarder son disque dur. Elle se flattait d’avoir su lire en
lui.
En tapotant sur son bureau, elle songea à ses
prochaines initiatives. Il fallait qu’elle trouve le temps de
passer là où elle logeait auparavant. La scène de son humiliation…
C’était une toute petite maison dont elle était restée
propriétaire – à aucun prix elle n’aurait consenti à
vendre sa première maison à un inconnu – et qu’elle
louait à deux étudiantes de l’université de Belmont. Ce qui voulait
dire que l’une d’entre elles avait une caméra pointée sur son
lit.
Baldwin… Elle devait se décider à lui raconter par
le menu ce qui se passait. Sachant au fond d’elle-même qu’elle ne
faisait que gagner du temps, elle s’était promis de l’appeler dès
qu’elle en aurait le loisir. A la vérité, elle ne trouvait tout
simplement pas le courage de l’appeler au beau milieu de ce qui
avait commencé comme la pire journée qu’elle ait jamais vécue.
Cette situation lui semblait pire que la blessure à la gorge
récoltée dans l’exercice de ses fonctions. Pire que d’avoir été
enlevée le jour de son mariage. Pire, même, que d’avoir eu à
arrêter son propre père…
« Arrête tout de suite »,
s’ordonna-t–elle, mettant le couvercle sur ses émotions. Elle avait
du travail et il fallait qu’elle s’y remette. L’affaire Wolff
restait sa priorité. Or, il lui semblait qu’elle avait cessé de
s’en préoccuper depuis un siècle.
Peu désireuse de se rendre au guichet
d’enregistrement des gardes à vue, elle appela Fitz sur son
téléphone portable.
– Salut, toi…, lui dit–il.
Heureux homme qui ignorait tout de ses
malheurs.
– Salut ! Le prélèvement s’est bien
passé ?
– Wolff n’est pas à la fête. Mais, ça, il
fallait s’y attendre. C’est Miles Rose qui m’inquiète pour
l’instant. Il est sorti d’ici il y a dix minutes, en jurant qu’il
allait convoquer une conférence de presse pour faire savoir au
monde entier que son client fait l’objet d’une arrestation
arbitraire.
– C’est drôle… Miles ne m’a pas paru être du
genre conférence de presse.
– A moi non plus. Mais ils ont eu le temps de
causer ensemble après le prélèvement d’A.D.N. Quand ils sont sortis
de la pièce, on aurait dit des chats qui venaient de se partager un
canari.
– Il ne sait pas encore qu’on a trouvé des
traces de sang dans sa voiture. Il fera moins le malin quand on va
lui annoncer ça. Il n’a rien dit d’autre ?
– Pas vraiment. Et il n’a pas fourni de
nouvel alibi. Il proteste contre son arrestation, bien sûr. J’ai
l’impression qu’il prépare quelque chose.
– Cette conférence de presse, elle est censée
avoir lieu quand ?
– Je ne sais pas.
– Tant pis. Merci de t’en être occupé. Il
faudra que je te dise un mot, plus tard. S’il y a du nouveau d’ici
là, tu me préviens, et vice versa.
– Pas de problème. A plus.
Elle avait à peine raccroché que son téléphone
sonnait. Le bureau du procureur. Hum…
– Lieutenant Jackson à
l’appareil.
– Salut, c’est Julia Page. J’ai vu qu’une
procédure a été engagée contre Todd Wolff. Le mandat de placement
en garde à vue a déjà été délivré et le juge va fixer la date de
l’audition préliminaire au cours de laquelle il sera décidé s’il y
a suffisamment de charges pour convoquer le grand jury. On va
demander que la date de l’audition soit fixée le plus tôt possible.
Tu as d’autres éléments à charge ?
Taylor eut envie de se gifler : elle avait
complètement oublié les D.V.D. trouvés chez les Wolff…
– Ça se pourrait bien… On a déniché de
nouveaux indices, qu’il reste à examiner. Mais il nous manque pas
mal d’éléments pour boucler ce dossier. Il s’en faut de beaucoup
qu’il soit prêt à être soumis à un grand jury.
– Mais pas du tout ! C’est du gâteau. Il
est accusé d’avoir assassiné sa femme enceinte. Tu sais bien
combien le seuil est bas, en matière d’incrimination, lors de ces
auditions préliminaires. Ils vont l’expédier devant un grand jury
en moins de deux.
– Tu ne préférerais pas être sûre de tes
arrières, avant de précipiter les choses comme
ça ?
– C’est un coup gagnant, lieutenant. On ne
peut pas se planter. On va le mettre en examen et tu pourras
présenter tes nouvelles preuves en cours d’instruction, au fur et à
mesure qu’elles apparaîtront.
– Il pourra sortir sous
caution ?
– Peut–être. Je ne sais pas quel est le juge
qui siège aujourd’hui. Si c’est le juge Harrison, c’est plus
qu’improbable. Mais si c’est cette nouvelle, Bottelli… Elle
pourrait bien lui accorder la liberté provisoire. Dans ce cas,
étant donné les charges qui pèsent sur lui, ça va lui coûter un
œil.
– Parfait. Comme tu veux. C’est toi la
juriste, pas moi. Fais simplement en sorte que ça tienne la route.
Je ne veux pas avoir à expliquer aux journalistes comment on a
foiré ce coup. Je te préviens, si c’est le cas, je me défausserai
sur toi !
Page s’esclaffa.
– Ça, je le sais bien. Je n’en ai jamais
douté un instant. Au revoir.
Cette satanée Page jubilait comme une tigresse qui
vient de trouver un gros bifteck bien saignant. Taylor avait perçu
dans le son de sa voix l’exaltation farouche d’une bête féroce qui
délimite son territoire. Procureurs ou avocats, les juristes les
plus blasés ne savent pas résister à l’appel de la renommée qui
accompagne les affaires de meurtres médiatisées.
Tant de choses à faire et si peu de temps !
La maison où elle avait été filmée à son insu, ses émotions mises à
rude épreuve, l’impression de viol qu’elle éprouvait en se disant
que son corps dénudé était visible par tout inconnu prêt à en payer
le prix – tout cela devrait attendre encore un peu. Il y
avait les D.V.D. à analyser.
– Marcus !
Le jeune homme apparut sur le pas de la porte. Ses
cheveux noirs étaient décoiffés et Taylor ne put s’empêcher de
songer à Baldwin.
– Rien de nouveau, lieutenant… On est en
train de…
– C’est pour autre chose. J’ai rapporté cinq
D.V.D. de la scène de crime. Il faudrait les visionner. Vous êtes
d’humeur pour une petite projection ?
La surprise de Marcus était telle que Taylor ne
put s’empêcher d’éclater de rire. Elle rit à gorge déployée et ça
lui fit du bien. Elle vécut alors un bref moment de paix intérieure
et se dit que tout allait forcément s’arranger. Elle ne savait pas
comment, mais elle y arriverait.
– Ne vous en faites pas, je ne joue pas dans
ces films-là ! Du moins, j’espère. Les Wolff avaient dans leur
cave un petit studio de cinéma clandestin et je pense que ces
D.V.D. sont un produit dérivé de leurs activités artistiques.
Puisque c’est le jour des obscénités, voyons ce qu’il y a
là-dedans…
Marcus eut le tact de prendre un air
accablé.
– D’accord, dit–il.
– Rendez-moi un service, s’il vous plaît…
Commandez-moi une pizza ou un sandwich, je meurs de
faim.
– Pas de problème. Une pizza, vous dites… Je
vous retrouve dans la salle de réunion dans quelques
instants.
Taylor se rendit dans la salle et glissa le
premier D.V.D. dans le lecteur. Elle se servit de la télécommande
pour aller directement à la première scène du film et mit
l’appareil en pause. Marcus la rejoignit, s’assit et hocha la tête.
Elle appuya alors sur « play ».
A cent lieues de l’image granuleuse des films du
site porno, ce fut une lumière douce et chaude qui emplit l’écran
du téléviseur. La caméra était pointée vers un lit. Taylor reconnut
le décor : il s’agissait du sous-sol des Wolff, sans le
moindre doute. Le film était à l’évidence fait maison, mais la
qualité de l’image était correcte et le cameraman semblait à son
affaire. On entendait en fond sonore du jazz new age.
Un travelling avant sur le lit permit de voir plus
distinctement deux femmes qui s’embrassaient passionnément. Elles
étaient à peu près nues. L’une d’elles portait un soutien-gorge
sans bonnets qui laissait pointer ses seins tout entiers. L’autre
n’était vêtue que de la ceinture en strass qui ornait sa taille.
Taylor allait détourner les yeux lorsqu’un homme fit son apparition
sur l’écran. C’était Todd Wolff qui se dirigeait vers le lit. Les
femmes le saluèrent, le déshabillèrent et le supplièrent de se
joindre à elles.
– C’est du pur porno maison, commenta Marcus
en secouant la tête.
Wolff tournait le dos à la caméra et avait
entrepris de fesser du plat de la main l’une des femmes, en faisant
bien claquer la chair rougie. Taylor mit l’appareil sur pause,
dégoûtée. Elle n’était pas prude, mais elle commençait à en avoir
marre de toutes ces vidéos.
Marcus lui prit la télécommande des mains et
appuya sur le défilement rapide. Wolff devint un personnage comique
qui parodiait l’acte d’amour à toute vitesse, roulant sur le lit
avec les deux femmes. Marcus laissa le lecteur en marche et se
tourna vers Taylor.
– C’est un film de bonne qualité, dit–il. Il
faudrait savoir s’ils commercialisaient leurs D.V.D. ou s’ils
tournaient ces films à leur seul usage personnel.
– Vous croyez qu’on peut les poursuivre en
justice, s’ils les commercialisaient ?
– Ça dépend. Si ces films sont tournés et
distribués à l’insu des personnes filmées, c’est évidemment
illégal. Mais, là, ils ont l’air consentants et, d’après la
description que vous avez faite du studio, ce serait assez
difficile pour les filles qu’on a vues de prétendre qu’elles ne se
savaient pas filmées. Non, on dirait qu’ils tournaient des films
licites.
Il rougit et baissa la tête avant
d’ajouter :
– Vous connaissez le sex-shop Hustler ?
C’est dans Church Street…
Elle lui adressa un sourire ironique.
– Vous avez l’air de connaître,
vous…
Il lui rendit le même sourire et
rétorqua :
– Vous voulez dire que vous n’y êtes jamais
allée ?
Taylor secoua la tête.
– Non, je suis passée devant des centaines de
fois, bien sûr, mais je n’ai jamais eu l’occasion d’y
entrer.
– Eh bien, je pense qu’une petite visite
s’impose. On y trouve un rayon entier de films tournés par des
amateurs, abondamment garni en œuvres de ce genre. Je baise ma voisine… Ma femme est une salope… Ce
genre de titres… Apparemment, il y a un gros marché.
– Je crois que je vais vous laisser vous
occuper de cet aspect de l’enquête.
Elle regarda l’écran de nouveau.
– Ce n’est peut–être qu’un pervers qui aime
se faire filmer avec d’autres femmes que sa légitime. Pas étonnant
qu’elle ait eu des crises de panique… Moi aussi, j’en aurais eu, à
sa place.
Elle se tourna vers le téléviseur. Marcus
s’apprêtait à lui tendre la télécommande, lorsqu’il remarqua
quelque chose sur l’écran. Il arrêta le défilement rapide et remit
la vitesse normale.
– Nom de Dieu !
s’écria-t–il.
– Qu’est–ce qu’il y a ?
– Je crois qu’on sait qui est derrière la
caméra…
Taylor se cala tout au fond de son siège et
regarda. Marcus revint en arrière, au moment du film qui avait
retenu son attention.
Corinne Wolff était en train de danser devant
l’objectif. Elle avait des nattes et portait une jupe écossaise
d’écolière catholique et un soutien-gorge en dentelle rose, qui
laissait voir ses tétons. Elle lapait de façon très suggestive une
sucette et se déhanchait sous l’œil approbateur de son mari et de
ses nymphes. Puis elle exécuta un lent strip-tease, faisant glisser
sa jupe le long de ses jambes, avant de dégrafer son soutien-gorge.
Une fois nue, elle avança jusqu’au bord du lit. Todd lui tendit les
bras, l’attira vers le centre du matelas, où elle fut aussitôt
assaillie par des mains et des bouches avides qui finirent par
l’envelopper complètement. Il y eut alors un fondu au noir, la
musique cessa et les gémissements de plaisir de Corinne
persistèrent jusqu’au générique. Après un moment sans image, une
nouvelle scène s’ensuivit, similaire à la précédente.
– Elle n’avait pas de crises de panique,
là !
Taylor ne savait pas que déduire de cette nouvelle
donnée du problème. Corinne Wolff n’avait pas l’air d’être enceinte
dans le film, il y avait donc des chances pour qu’il ait été tourné
plusieurs mois auparavant.
Ils entendirent frapper à la porte et Marcus se
leva pour ouvrir. Leurs pizzas étaient arrivées. Il gratifia d’un
sourire la jeune femme qui avait eu la gentillesse de les leur
apporter. Elle rougit en reculant et Taylor se rendit compte que le
lecteur était toujours en marche. Des râles de plaisir se faisaient
entendre dans la pièce. Elle se promit de lui expliquer, plus
tard…
Marcus referma la porte et posa les tranches de
pizza sur la table. Ils mangèrent, tout en
réfléchissant.
– Vous vous rendez compte, dit Marcus, la
bouche pleine de fromage fondu, qu’à part les traces de sang dans
la voiture, on n’a pas grand-chose contre notre
suspect ?
– Oui. Il va falloir retrouver toutes les
personnes que les Wolff accueillaient dans leur cave. Certainement
des filles de Nashville. Ce n’était pas une blague, cette
proposition d’aller jeter un coup d’œil au rayon amateur du
sex-shop Hustler ?
– Non, pas du tout. Il y a un vaste choix de
films de ce genre, là-bas. Je pense que ce serait une bonne chose
de vérifier si Wolff y diffusait ses films ou s’il les tournait
pour son usage personnel.
– Cette journée est décidément pleine de
surprises, Marcus. Voilà ce qu’on va faire… Vous, vous finissez de
visionner ces D.V.D. et vous voyez ce que vous pouvez en déduire.
Il y a d’autres cartons chez les Wolff. Tim était en train de
relever les empreintes dans la cave quand je l’ai quitté. Il va
falloir qu’on visionne tous ces D.V.D. On va bien s’amuser… Je vais
voir si je ne peux pas interroger Todd Wolff de
nouveau.
– Pas de problème. Je m’occupe d’appeler Tim
pour lui demander de me mettre de côté les autres
D.V.D.
Puis il la regarda dans les yeux, soudain
cramoisi.
– Et… Qu’est–ce que vous comptez faire au
sujet des… euh, de vos
vidéos ?
– Je ne sais pas trop. D’après ce que m’a dit
Gorman, ce réseau dépasse nos capacités d’intervention. Il va
falloir mettre le T.B.I. sur l’affaire, pour le moins.
Elle croqua dans la croûte de sa
pizza.
– Et Baldwin ?
– Quoi, Baldwin ?
– Pourquoi ne pas lui demander de s’en
occuper ?
– Le F.B.I. plutôt que le
T.B.I. ?
– Oui.
Elle remit les derniers bouts de croûte dans le
carton.
– Toute considération juridique sur les
conflits d’intérêts mis à part, je ne crois pas qu’il s’y prendrait
de manière subtile. Il se mettrait à traquer les gens qui ont fait
ça et leur ferait payer cher ce viol de ma vie privée. Ou peut–être
qu’il me collerait une balle dans la peau. Bref, je préférerais que
tout ça reste le plus discret possible.
Elle termina sa phrase en lui adressant un regard
lourd de sous-entendus.
– Vous ne lui avez encore rien dit, c’est
ça ?
– C’est ça. Je préférerais avaler du verre
pilé plutôt. Ce n’est pas le genre de conversation que j’envisage
avec impatience, si vous voyez ce que je veux dire. Il va pourtant
falloir que j’en parle à Price.
– C’est exactement pour cette raison que vous
devriez en parler d’abord à Baldwin. Il pourrait vous éviter
certaines conséquences fâcheuses.
– Non, je ne crois pas.