1.
Elle était en retard, une fois de plus… Corinne
détestait qu’elle arrive en retard. Elle ne lui ferait pas de
scène, aucune remarque… Elle se contenterait de jeter un coup d’œil
au minuteur à affichage numérique de sa cuisinière qui avançait
toujours de trois minutes, les mâchoires crispées, et une petite
ride verticale se formerait entre ses deux sourcils. Michelle
l’imaginait déjà et, mal à l’aise, elle s’agita sur son siège,
comme si cela pouvait faire passer plus vite au vert le feu où elle
était à l’arrêt, à l’angle d’Old Hickory Boulevard et de la
nationale 100.
Le match ne commençait que dans une heure. Elles
avaient donc tout leur temps, mais Corinne devait d’abord déposer
Hayden à la crèche puis boire un smoothie enrichi aux protéines
avant l’échauffement préalable. Les deux sœurs Harris étaient
partenaires en double au tennis depuis toujours, et à deux matchs
de remporter un tournoi local. Leur apparition annuelle au tournoi
du Richland Club se terminait invariablement par un triomphe :
elles l’avaient déjà remporté sept années de suite.
Michelle tapotait nerveusement le volant de sa
main droite et, de la gauche, elle ramena sa queue-de-cheval au
creux de son cou, un geste de réconfort qui lui était familier
depuis l’enfance. Corinne, elle, n’avait jamais eu besoin de
réconfort. Elle avait toujours été forte, solide. Même lorsqu’elles
étaient petites, elle avait toujours eu le pas sur Michelle,
pourtant l’aînée, se montrant plus audacieuse, plus
entreprenante.
Le feu passa au vert et Michelle appuya à fond sur
la pédale d’accélérateur pour tenter de gagner quelques précieuses
minutes. Elle détestait être en retard,
lorsqu’elle avait rendez-vous avec Corinne.
Elle quitta la Jocelyn Hollow Road et s’engouffra
dans l’impasse tranquille et sinueuse où habitait sa sœur. Le
cornouiller qui se dressait sur sa pelouse était couvert de
bourgeons annonciateurs d’un printemps qui arrivait enfin.
Nashville avait subi les rigueurs d’un long hiver, mais le froid
semblait sur le point de relâcher son étreinte glaciale sur la
ville. On commençait à voir dans les prés des petits veaux collés
contre leur mère, les buissons se faisaient sonores, retentissant
du pépiement des moineaux et des cardinaux rouges.
Corinne – devenue
Mme Wolff – attendait son deuxième enfant :
elle en était à son septième mois d’une grossesse qui se déroulait
sans l’ombre d’un problème. Elle paraissait d’ailleurs n’en être
qu’au quatrième mois, tant elle était en forme. Son incessante
activité limitait sa prise de poids, contrairement à la plupart des
futures mamans. Elle était d’ailleurs bien décidée à jouer au
tennis jusqu’à la veille de son accouchement, ainsi qu’elle l’avait
fait lorsqu’elle était enceinte de Hayden.
Il arrivait souvent à Michelle de comparer leurs
deux situations et de trouver la vie injuste. Elle n’avait ni
enfant ni mari. Elle n’avait pour le moment pas rencontré l’homme
qu’il lui fallait. Heureusement, Hayden était sa consolation. La
fillette, aussi adorable que précoce, occupait toutes ses pensées,
si bien qu’elle ne ressentait pas le besoin crucial d’avoir un
enfant à elle. Pas encore.
Elle s’engagea dans l’allée des Wolff, bordée
d’érables, et coupa le contact de sa Volvo. La BMW noire de Corinne
était garée devant la porte du garage. Les lanternes en fer forgé
qui flanquaient la porte d’entrée étaient allumées et Michelle en
fut étonnée. Cela ne ressemblait pas à sa sœur d’oublier de les
éteindre.
Une dispute sérieuse, dont Michelle avait été le
témoin, avait éclaté entre Corinne et Todd, son mari, au sujet de
ces lanternes. Todd voulait un modèle qui s’allume automatiquement
à la tombée du jour et s’éteigne à l’aube. Mais Corinne avait
insisté pour qu’ils puissent activer eux-mêmes l’interrupteur. Ils
avaient bataillé ferme. Elle avait fini par l’emporter. Comme
toujours. Elle éteignait elle-même ces lanternes extérieures, tous
les matins, avec la régularité d’une horloge. Cet oubli en était
d’autant plus troublant.
Michelle sortit de sa Volvo sans refermer la
portière derrière elle, saisie d’une sourde appréhension. Le petit
chemin qui menait à la porte d’entrée était dallé de briques rondes
de Chilhowie, un matériau de luxe produit par une carrière
artisanale de Virginie et qui avait coûté une somme extravagante,
pour autant qu’elle s’en souvienne. Elle parvint au perron et
trouva la porte non verrouillée, ce qui n’était pas surprenant.
Bien qu’elle lui conseillât régulièrement de s’enfermer chez elle
la nuit, Corinne se sentait en sécurité dans son quartier
résidentiel, et elle ne voyait pas pourquoi elle devrait se
cloîtrer.
Michelle ouvrit la porte et son regard tomba
immédiatement sur des traces de pas qu’on aurait dites trempées
dans du sang. Des petites traces, qui matérialisaient un
déplacement illogique, alléatoire…
Elle fit demi-tour en courant pour prendre son
téléphone portable dans sa voiture et composa fébrilement le numéro
de Police secours, avant de revenir dans la maison.
Le téléphone sonnait dans son oreille, sonnait,
sonnait, tandis qu’elle faisait le tour du rez-de-chaussée où elle
ne trouva âme qui vive. Elle monta les marches de l’escalier deux à
deux, arriva essoufflée à l’étage, prit à gauche et s’engagea dans
le couloir.
A l’autre bout du téléphone, une voix se fit enfin
entendre, mais Michelle, horrifiée par le spectacle qu’elle
découvrait au même instant, fut incapable de comprendre les mots
pourtant simples qu’elle entendait.
– Ici le 911, de quelle urgence
s’agit–il ?
Elle ne put répondre. Devant elle, Corinne était
étendue par terre, à moitié sur le ventre, le visage affreusement
abîmé. Et il y avait du sang… Du sang et encore du sang… Du sang
partout !
– Ici le 911, je répète : quel est votre
problème ?
Michelle fut saisie de violents tremblements et,
dans un hoquet d’horreur, elle parvint à
articuler :
– Je crois que ma sœur est morte…
– Pouvez-vous répéter,
madame ?
Le pouvait–elle ? Elle effleura le cou de
Corinne du bout des doigts. Sa chair morte était d’une froideur
irréelle.
Elle sortit de la pièce, affolée, prise d’une
sorte de vertige. Hayden ! Où était Hayden ? Dans la
pièce, tout autour du corps de Corinne, d’autres traces de pas.
Mais aucun signe de la petite fille. Michelle se mit à
hurler.
– Il y a du sang ! Du sang
partout ! Et des traces de pas… Ma nièce ! Ma nièce a
disparu !
Elle criait, parcourant comme une folle toutes les
pièces de l’étage, appelant Hayden.
– Madame ? Madame, qui est mort ?
Madame ? Répondez ! Si vous voulez de l’aide,
répondez !
La standardiste s’époumonait dans son oreille,
mais Michelle ne l’entendait pas.
– Hayden ! hurlait–elle, des sanglots
dans la voix.
Une petite tête fit alors son apparition au coin
du grand lit traîneau. Il fallut à Michelle un bref instant pour
réaliser que c’était vraiment la fillette. Ses cheveux d’un blond
pâle et lumineux, presque argenté, étaient couverts de sang, collés
en paquets poisseux.
– Hayden ! Hayden… Ma chérie… Viens
vite. Viens mon ange… Comment as-tu fait pour sortir de ton
berceau ?
Elle prit l’enfant dans ses bras. Elle était
gelée, mutique et se laissa faire comme une poupée de chiffon. Elle
resta un très long moment blottie contre sa tante, grelotant de
peur et de froid.
– Madame ? Madame, où
êtes-vous ?
La voix de la standardiste força Michelle à
revenir à elle. Elle se redressa, tenant fermement Hayden dans ses
bras. La sortir d’ici… L’éloigner de cette vision de cauchemar, le
corps disloqué de Corinne étendu sur le sol…
– Je suis au 4589, Jocelyn Hollow Court. Ma
sœur…
Elles avaient atteint l’escalier et commençaient à
descendre les marches. Michelle pouvait voir les traces de pas qui
formaient une piste de sang sur la moquette.
La standardiste tenta de nouveau d’obtenir des
informations.
– Hayden, c’est votre sœur ?
– Non, Hayden, c’est sa fille.
Alors qu’elles parvenaient au rez-de-chaussée, la
petite fille se tourna et désigna l’étage de son doigt.
– Maman, bobo, dit–elle.
« Maman, bobo… Non, ma chérie, elle ne
souffre plus. »
Elles sortirent dehors et s’arrêtèrent un instant
sur le perron. Hayden pleurait maintenant en silence, la main
toujours tendue vers la maison.
– Qui est mort, madame ? demanda de
nouveau la standardiste, d’un ton plus compatissant.
– Ma sœur, Corinne Wolff. Elle… Elle est
toute froide…
Michelle sentait qu’elle ne pourrait plus se
retenir bien longtemps. Elle entendit la standardiste lui annoncer
que la police arrivait. Elle alla jusqu’à sa voiture et installa
précipitamment Hayden sur le siège arrière.
Puis elle se tourna et perdit son combat contre la
nausée : elle vomit au pied du délicat cornouiller en
boutons.