2. 
En ce matin de congé, au lieu de paresser au lit sous la couette, tout en s’agaçant de la bêtise des journalistes locaux et du triste état des affaires du monde à la lecture du Tennessean, le lieutenant Taylor Jackson, de la brigade des homicides de Nashville, examinait d’un œil paniqué le plafond de son salon. 
– Baldwin ! appela-t–elle, en se rapprochant de la cheminée, la tête en l’air. Baldwin ! 
– Quoi ? répondit une voix teintée d’impatience. 
– Viens voir ça. Je crois que le plafond est humide… 
Un bruit de pas précipités dans l’escalier indiqua à Taylor que son fiancé était sorti de la chambre pour venir à la rescousse. En un instant, il se trouva à ses côtés et tendit le cou, comme elle, vers le plafond du salon. Une tache grisâtre s’étalait en effet et, tandis qu’ils la fixaient tous deux d’un air effaré, une petite goutte d’eau perla au bord. Elle enfla et enfla encore, avant de se détacher et d’atterrir dans un « floc » étouffé sur l’épaule de Baldwin. 
Il remonta précipitamment à l’étage pour couper l’eau dans la salle de bains et Taylor courut dans la cuisine attraper une grosse casserole à spaghettis. Elle se plaça sous la fuite, tâchant d’attraper au vol les gouttelettes au fur et à mesure qu’elles tombaient du plafond. 
Eh bien… La journée commençait bien ! 
Baldwin revint avec un escabeau. 
– Cette maison doit être construite sur un ancien lieu de sépultures indien, Taylor… Elle est maudite. J’ai coupé l’eau. On va mettre la casserole sur l’escabeau. Sinon, c’est la moquette qui va morfler… 
Il positionna l’escabeau sous la fuite, prit la casserole des mains de Taylor et le posa sur le plateau. Un tintement rassurant vint couronner ses efforts. 
Ils s’esclaffèrent de concert, mais d’un rire exaspéré. Depuis qu’ils étaient rentrés de leur « lune de miel », un mois auparavant, les problèmes de ce genre n’avaient pas arrêté de se multiplier dans la maison, relativement neuve pourtant, comme pour faire écho, métaphoriquement, à leur vie de couple. Ils avaient beau faire des projets et s’efforcer de s’y tenir, ils ne parvenaient pas à trouver le temps de se marier. Taylor s’en accommodait fort bien, d’ailleurs. Et Baldwin commençait à se rallier aux arguments de la jeune femme. 
– Qui veux-tu qu’on appelle ? La compagnie d’assurances ? demanda-t–il en se dirigeant vers la cuisine. 
– Oui. Le numéro est dans une chemise, dans le tiroir du buffet. Insiste pour qu’ils nous envoient un plombier tout de suite. Ça ne peut pas attendre. 
Baldwin ouvrit le tiroir et sortit une chemise bourrée de paperasse. 
– Je m’en occupe, mais il faut aussi que je termine de faire mes bagages. Mon vol est à 10 h 30. 
Taylor regarda une dernière fois le plafond. 
– Bon, allez, d’accord. Donne-moi ça, je m’en charge… Va finir ta valise. Mais je sais bien que cet avion-là ne décollera qu’au moment où tu lui en donneras l’ordre, monsieur le directeur. 
– Je ne suis pas vraiment directeur, mais directeur par intérim, le temps que Garrett sorte de l’hôpital. Ce qui veut dire que je dois occuper son bureau en prenant un air important pendant une quinzaine de jours. Franchement, je préférerais rester ici et affronter le plombier… 
Garrett Woods, directeur du Service des sciences du comportement du F.B.I. et supérieur hiérarchique de Baldwin, avait appelé la veille au soir. A la suite d’un check-up annuel de routine, on lui avait trouvé un sérieux problème et il attendait à l’hôpital de subir un triple pontage coronarien. Il avait désigné Baldwin pour assurer son remplacement. 
Taylor espérait juste que ce n’était pas un subterfuge de sa part, destiné à faire revenir Baldwin à Quantico pour diriger le S.S.C. de manière permanente. Il y avait eu pas mal de changements à la tête de ce service pendant qu’ils étaient tous deux en Italie. L’homme qui dirigeait le S.S.C., Stuart Evans, avait été licencié sans ménagement après qu’une affaire interne eut fait les gros titres de la presse. C’est que le F.B.I. n’aimait guère voir son linge sale étalé en public ! Garrett Woods avait donc repris les rênes du service, sacrifiant sa position de numéro trois du F.B.I. Un sacrifice qui lui avait bien peu coûté, car exercer des responsabilités à ce niveau ne l’emballait pas. Il avait été content de retrouver le S.S.C. pour remettre au pas les différents chercheurs, profileurs et autres spécialistes du comportement qui y travaillaient. 
– Il faudra quand même que tu suives les dossiers de Garrett. Et dis-lui bien d’obéir aux recommandations de ses médecins. Je n’arrive toujours pas à croire qu’il soit si malade ! 
– Et moi donc ! Il a l’air si indestructible… Bon, je te laisse régler cette histoire de fuite, alors ? 
Elle l’embrassa et haussa un sourcil. 
– Mais oui, ce n’est vraiment rien. 
– Je vais finir mes bagages… 
Il la gratifia d’une petite tape sur le derrière et quitta la pièce. Restée seule dans le salon, Taylor se surprit à sourire d’un air béat, se trouvant en même temps ridicule et terriblement fleur bleue. 
Mais le principe de réalité la rattrapait : leur nid d’amour se délitait de toutes parts. C’était la quatrième fois qu’elle devait appeler des réparateurs depuis qu’ils avaient emménagé, deux mois auparavant. Une pale du ventilateur de la chaudière s’était cassée un jour ; une autre fois, un écureuil s’était niché dans le vide des combles et avait grignoté des câbles électriques ; ensuite, le thermostat du congélateur s’était avéré défectueux. Et maintenant, cette fuite dans la salle de bains principale ! 
Elle appela donc l’assureur qui lui indiqua le nom et le numéro du plombier. Elle tomba sur le répondeur de ce dernier et laissa un message. Puis elle remonta à l’étage. 
Le téléphone se mit à sonner alors qu’elle atteignait le palier. Quoi encore ? Elle rebroussa chemin, gagna la cuisine et reconnut le numéro de son correspondant sur l’écran. 
– Salut Fitz, dit–elle en décrochant. 
Le sergent Peter Fitzgerald était son second. 
– Je sais que c’est ton jour de congé, commença-t–il, mais il faut que tu rappliques en vitesse. On a un meurtre qui va faire du bruit. 
– Qui ça ? 
– Une brave petite mère de famille de Hillwood. J’entends déjà les gens parler d’une nouvelle Laci Peterson…1 
« Non merci, eut–elle envie de répondre. Pas aujourd’hui. Je ne suis pas d’humeur pour un meurtre. Joker… » Mais cela lui était impossible. Elle était lieutenant à la brigade des homicides et, si son équipe avait besoin d’elle, il fallait qu’elle réponde présente. 
– Donne-moi vingt minutes et j’arrive. 
Elle raccrocha et le téléphone se remit immédiatement à sonner. L’entreprise de plomberie, cette fois… On lui annonça que le technicien serait sur place une heure plus tard. Elle indiqua l’endroit où elle cacherait la clé, puis monta à l’étage. Baldwin était en train de boucler sa valise. 
– Tu es prêt ? 
– Fin prêt. 
– Bien. Je te dépose. Il faut que j’aille en ville. 
– Qui est mort ? 
Quel bonheur que de vivre avec un flic ! Il lisait en elle comme dans un livre. 
– Fitz a parlé d’une jeune mère de famille. 
Elle enfila un pull noir sur son T–shirt gris et se rendit dans la salle de bains. Elle se brossa les cheveux et en fit une queue-de-cheval, fronçant les yeux à la vue du W.-C. d’où la fuite semblait provenir. Puis elle ouvrit son placard et y prit une paire de santiags. Elle remonta les jambes de son jean pour glisser ses pieds dans ses Tony Lama sans s’asseoir et poussa d’un coup pour caler ses talons dans le cuir rigide. Elle était prête. 
Baldwin l’attendait dans l’entrée, la regardant arriver d’un air amusé. 
– Trente secondes pile ! Pas mal. Tu es éblouissante ! 
Taylor roula de grands yeux. 
– Allons-y, joli cœur. Plus tôt tu arriveras à Quantico, plus tôt tu seras revenu. 
1  Laci Peterson fut assassinée en décembre 2002 en Californie, alors qu’elle était enceinte de plus de sept mois. Au terme d’un procès hautement médiatisé, son mari, Scott, fut condamné à mort en 2006 tant pour le meurtre de sa femme que pour celui de l’enfant à naître, sans véritables preuves matérielles, mais en raison de son comportement désinvolte au moment de la disparition de son épouse, qu’il trompait. Les adversaires de l’avortement, soucieux de faire reconnaître le fœtus comme une personne juridique, profitèrent, en 2004, du bruit causé par ce fait divers pour faire voter une loi controversée sur les « victimes de violences avant la naissance » (NdT).