17.
Le bureau du Dr Walberg était situé au
sixième étage de l’hôpital. Taylor appuya sur le bouton
« monter », à gauche d’une rangée de portes d’ascenseurs,
et l’une d’elles s’ouvrit aussitôt en coulissant. Une fois dans la
cabine, la jeune femme se regarda dans la cloison réfléchissante et
laissa échapper un juron. L’humidité de la cave des Wolff, ajoutée
à la menace d’orage qui planait dans l’air, avait fait friser ses
cheveux. D’innombrables bouclettes ondulaient autour de son visage
et le reste de sa chevelure n’était qu’une masse informe et
hérissée. Elle défit sa queue-de-cheval et secoua la tête puis
entreprit de se peigner avec les doigts. Elle se pencha en arrière,
rassembla sa tignasse de la main gauche et remit son élastique en
place. Lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, elle était en
train de se passer du baume sur les lèvres.
Une femme enceinte jusqu’aux yeux s’engouffra dans
la cabine en se dandinant et gratifia Taylor d’un sourire las. Son
ventre était si gros qu’il était difficile de remarquer autre chose
chez elle. Taylor bloqua la porte de l’ascenseur pour lui laisser
le passage. Au moins, elle ne s’était pas trompée de
service…
– Je croyais que cette fois, c’était la
bonne…, bougonna la femme. Ces fausses contractions, quelle
plaie !
Taylor s’efforça de lui adresser un regard
compatissant tandis que les portes se refermaient, mais au fond,
cette question ne l’intéressait pas. Elle n’avait jamais ressenti
le désir d’être mère. Et, comme elle approchait des trente-six ans,
il allait falloir qu’elle se pose sérieusement la question. Elle
avait eu une fausse alerte, quelques mois auparavant, et ses
réactions avaient suffi à la convaincre qu’elle n’était pas du tout
prête.
Au sixième étage, elle longea un couloir sur
quelques mètres et pénétra dans la suite sept cent deux. De
l’autre côté de la porte se trouvait une grande pièce abritant de
nombreux fauteuils confortables et des magazines pour jeunes
mamans. Les deux hôtesses d’accueil levèrent les yeux en même temps
vers elle.
Avant qu’elle ait prononcé le moindre mot, la
femme de droite se leva et lui désigna une porte sur laquelle
figurait la mention « privé ». Taylor traversa la salle
d’attente, ignorant les regards intrigués des
patientes.
– Vous devez être la policière que le
Dr Walberg attend…
– Comment avez-vous deviné ? lui demanda
Taylor, en lui serrant la main et en lui tendant sa
carte.
– Je connais toutes nos patientes et aucune
nouvelle ne devait venir aujourd’hui ; le Dr Walberg est
débordé et ne peut plus accepter de nouvelles patientes pour
l’instant. Et puis, votre pistolet parle de lui-même… Elle vous
attend. Allez-y.
L’hôtesse frappa à la porte avant de l’ouvrir. Une
petite bonne femme aux cheveux gris, portant des lunettes sans
monture, était assise derrière un imposant bureau en
acajou.
– Docteur Walberg ? Le lieutenant
Jackson est là.
Katie Walberg se leva de son siège avec une
souplesse étonnante pour son âge, marcha jusqu’à la porte et serra
la main de Taylor.
– Merci, Darlene.
Elle hocha la tête pour la congédier, puis referma
la porte derrière elle.
– Bonjour, lieutenant. Je suis désolée de
vous rencontrer dans des circonstances aussi tristes. En général,
mon travail concerne le bonheur et la vie, pas la mort. Vous voulez
boire quelque chose ?
– Non merci.
– Bien. Asseyez-vous. J’ai le dossier de
Corinne Wolff. Votre collègue m’a faxé le mandat. Je suis donc
libre de vous parler pour vous aider dans votre
enquête.
– C’est très aimable à vous,
docteur.
Taylor s’assit, croisa les jambes, posa les mains
sur ses cuisses et entra dans le vif du sujet :
– Voici ma première question : avez-vous
prescrit du lorazépam à Corinne ? Nous en avons retrouvé une
dose thérapeutique dans son système sanguin.
– Oui, en effet.
Taylor fut prise au dépourvu.
– Ah bon ? Je croyais que les
anxiolytiques n’étaient pas recommandés pour les femmes
enceintes.
– Comparé à d’autres médicaments aux effets
similaires, le lorazépam constitue le meilleur choix pendant une
grossesse. Surtout au cours des trois derniers mois. Corinne
souffrait de crises de panique. Elle m’a demandé de lui prescrire
quelque chose qui ne soit pas trop fort pour l’aider à lutter
contre. Je lui ai également indiqué une excellente psychologue.
Elle suivait avec elle une thérapie du comportement.
– Personne n’était au courant ? Pas même
son mari ?
– J’en doute. Corinne était terriblement
embarrassée par ces… pertes de contrôle sur elle-même, comme elle
nommait ses bouffées d’angoisse. Elle a toujours été une battante.
C’était une sportive. Elle a même été une joueuse de tennis de
classe internationale dans son adolescence. Dès cette époque, elle
avait une présence d’esprit exceptionnelle, que je trouve rarement
même chez des femmes deux fois plus âgées. Elle réussissait tout ce
qu’elle entreprenait. Elle excellait. Examens, sport, garçons, tout
lui souriait. Ces crises de panique la déstabilisaient
complètement. Evidemment, je ne pense pas qu’elle prévoyait de se
faire assassiner.
Le regard du médecin se fit triste.
– Vous la suivez depuis qu’elle est
adolescente ?
– Oui. Même si sa mère ne le sait sans doute
pas. Elle a commencé à me consulter juste après son seizième
anniversaire, avant de passer à l’acte avec son petit ami du
moment. Elle voulait que je lui prescrive la pilule et que je lui
explique comment se servir correctement d’un préservatif. J’ai
failli en rire, la première fois. Elle était si pragmatique dans
ses propos… Mais on pouvait deviner qu’elle avait peur. Elle était
ainsi, Corinne. Elle se refusait à montrer autre chose que son côté
calme, rationnel, efficace.
– Sauf à vous…
Le Dr Walberg hocha la tête.
– J’ai été franche avec elle, ce jour-là. Je
lui ai conseillé de ne pas coucher avec ce garçon. J’ai ajouté
qu’elle aurait tout le temps de goûter aux plaisirs physiques. Le
week-end suivant, elle perdait sa virginité…
Les traits du visage de Katie Walberg
s’adoucirent. Elle esquissa un sourire et reprit :
– Cette fille était têtue comme une mule. Si
vous lui disiez de ne pas faire une chose, vous pouviez être sûre
qu’elle s’empresserait de la faire, par défi.
– Vous l’aimiez bien ?
– Oui. J’aimais à penser que nous étions
amies en dehors de notre relation de médecin à patient. Elle était
très amusante. Une fille comme elle, si active, si posée… Elle me
rappelait celle que j’étais au même âge, quand j’étais à la faculté
de médecine et que j’y allais au culot. Corinne aurait pu faire
beaucoup de choses, au lieu de se marier. Je n’ai rien contre, mais
je la voyais faire mieux. Quel dommage qu’elle se soit
casée !
– Et le lorazépam ? Quelle était la
cause de ses crises de panique ?
Le médecin regarda par la fenêtre.
– Elle n’a pas voulu me le dire. Elle m’a
juste décrit les symptômes. Elle n’arrivait plus à faire face. Elle
m’a demandé si je connaissais un médicament qui pourrait l’aider.
Mais elle ne m’a rien dit de ses problèmes, de ce qui n’allait pas
dans sa vie. Et maintenant, on ne le saura jamais…
Katie Walberg ôta ses lunettes pour s’essuyer les
yeux.
– Et la psychologue ? demanda
Taylor.
L’obstétricienne rechaussa ses lunettes et haussa
les sourcils.
– C’est le Dr Ellen Ricard. Son cabinet
est sur Broadway, près du restaurant Arby’s. Dans le même immeuble
que la célèbre clinique Lasik du Dr Wang.
Elle griffonna un numéro au dos d’une carte de
visite et la lui tendit.
– Tenez. Appelez-la. Ellen travaille
généralement pendant toute la semaine. Il faudra que vous preniez
un rendez-vous en dehors de ses heures de travail. Dites-lui que
vous venez de ma part.
– Entendu. Merci.
Katie Walberg semblait tendue, un peu fébrile dans
son fauteuil. Elle avait visiblement hâte de retourner à ses
patientes. Taylor resta silencieuse un instant avant de lui
demander :
– Docteur, vous m’avez dit que Corinne a
commencé à vous consulter à l’âge de seize ans. Après ce premier
partenaire, vous a-t–elle parlé des autres ?
Katie Walberg fixa longuement la jeune policière,
le front plissé comme si elle hésitait à prendre une grande
décision. Taylor attendit sa réponse patiemment. Le médecin finit
par sourire – des lèvres seulement, car son regard resta
froid.
– Voici ce que je peux vous dire à ce sujet,
lieutenant : Corinne aimait le sexe. C’est l’autre raison, en
dehors de ses grandes aptitudes, pour laquelle son mariage, si
jeune, m’a surprise. De la terminale à la fin de ses études
universitaires, elle a toujours été hyperactive aussi sur le plan
sexuel. Elle ne se donnait pas au premier venu, cependant. Elle
pratiquait, d’une manière excessive peut–être, ce qu’on appelle la
monogamie en série. Avant d’épouser Todd Wolff, elle a eu des
dizaines de partenaires sexuels. Mais, à l’en croire, son mariage
avec Todd a mis fin à cet appétit. Elle ne le trompait pas. Elle
disait que ce serait vulgaire. Moi, j’espérais que ces bonnes
résolutions indiquaient qu’elle avait acquis plus de
maturité.
– Merci, docteur, votre aide a été précieuse.
Je suis désolée que vous ayez perdu une amie…
Taylor se leva et lui tendit la main. Celle de
Katie Walberg était sèche et froide au toucher.
– Revenez quand vous voulez, lieutenant. Si
vous avez d’autres questions à me poser, vous savez où me
trouver.
***
Taylor appela la psychologue dès qu’elle fut dans
l’ascenseur. Si elle parvenait à la joindre, elle pourrait faire un
saut à son cabinet sur-le-champ, car il se trouvait à deux pas du
C.J.C. Au bout de quatre sonneries, un répondeur se mit en marche,
l’invitant à laisser un message. Ce que fit la jeune femme,
demandant à Ellen Ricard de la rappeler dès que
possible.
Si Katie Walberg ne s’était pas trompée, Ellen
Ricard ne la rappellerait pas avant 17 ou 18 heures, à la fin
de sa journée de travail. Il était 16 heures. Elle avait donc
le temps de regagner son bureau, d’y faire le point sur ce qu’elle
avait appris, de vérifier que les techniciens de scène de crime en
avaient fini avec la maison des Wolff et de se procurer un mandat
pour accéder aux dossiers du Dr Ricard. Ensuite, elle pourrait
se mettre à visionner les films qu’elle avait rapportés de chez les
Wolff…
Le soleil était revenu et les nuages s’étaient
dissipés. Il avait plu pendant qu’elle était à l’hôpital, assez
fort à en juger par le ruissellement dans les caniveaux. L’air
s’était rafraîchi : il devait faire cinq degrés de moins
depuis la fin de l’orage. Elle grelotta en montant dans
l’Impala.
Elle avait laissé l’autoradio réglé sur
JACK FM et, lorsqu’elle mit le contact, elle put entendre
l’une de ses chansons favorites, Hungry Like
The Wolf, de Duran Duran. En reprenant à haute voix le
refrain, elle tourna à droite dans Charlotte Avenue, passa sous
l’autoroute 40 et déboucha sur la James Robertson Parkway. La
chaussée était encore trempée. Il y aurait sans doute de nombreux
accidents sur les nationales, ce soir.
Lorsqu’elle pénétra dans le parking du C.J.C.,
elle croisa des cohortes de fonctionnaires qui étaient en train de
quitter les lieux, après leur journée de travail. Les locaux de la
brigade allaient donc être calmes pendant la prochaine heure. Elle
aurait peut–être même le temps d’appeler Baldwin, pour qu’ils
parlent un moment tous les deux tranquillement. Elle aurait parié
que la journée qu’il avait passée n’avait pas été aussi bien
remplie que la sienne.
Elle emprunta l’escalier de service en souriant,
glissa sa carte d’accès devant la borne magnétique et tira la porte
dès qu’elle entendit le déclic du verrou. Elle s’arrêta devant le
distributeur pour y faire l’emplette d’un diet
Coke, avant de franchir les vingt mètres qui la séparaient
du local de la brigade des homicides.
Marcus et Lincoln étaient assis en silence à son
bureau. Ils avaient la tête penchée l’un vers l’autre, comme des
conspirateurs. Ils ne l’entendirent pas entrer. Leurs yeux étaient
rivés sur l’écran d’un ordinateur portable posé sur la table de
travail.
– Me voici, me voilà !
fit–elle.
Les deux hommes sursautèrent. Taylor leur adressa
un large sourire. Ils ne le lui rendirent pas. Elle ne les avait
jamais vus aussi sérieux. Et si lugubres.
– Il y a un problème, les gars ?
Lincoln, qu’est–ce que vous fichez là ? Je croyais vous avoir
dit de prendre votre après-midi…
Lincoln inspira très profondément et
marmonna :
– Dis-lui, toi…
– Me dire quoi ? Je me suis fait
licencier, ou quoi ?
Marcus tourna l’ordinateur portable vers elle.
Avant de sortir du bureau, il chuchota :
– Je suis désolé…
Lincoln contourna la table de travail et posa la
main sur l’épaule de Taylor.
– C’est mon ordinateur personnel, je l’ai
rapporté de chez moi… Appuyez sur « play ». N’augmentez
surtout pas le volume. Quand vous aurez fini, rejoignez-nous dans
la pièce à côté.
Il sortit à son tour et referma la porte derrière
lui.
Le regard de Taylor demeura figé vers la porte
pendant quelques instants, puis elle s’affaissa sur son siège. Elle
posa l’ordinateur portable sur ses cuisses. L’écran était noir et
inanimé. Dans une fenêtre blanche qui occupait le centre de
l’écran, une flèche noire pointait le mot « play ». Elle
cliqua dessus.
Le téléchargement dura quelques secondes. Quinze
pour cent, quarante-cinq pour cent, soixante-dix pour cent… cent
pour cent. Le cœur de Taylor battait la chamade. Qu’est–ce que
c’était encore que ça ?
L’écran resta noir encore un bref instant. L’image
apparut enfin, en noir et blanc, et de très mauvaise qualité. Elle
était sombre, floue et granuleuse. Mais elle put facilement
distinguer deux personnes. Une femme et un homme. Nus. En train de
faire l’amour. L’homme était sur le dos, chevauché par la femme.
L’angle de prise de vue était légèrement plongeant, de vingt degrés
environ. Une masse de cheveux blonds dissimulait le visage des deux
personnages. Ils se balançaient en cadence, harmonieusement, sans
frénésie – en une danse de la séduction aussi vieille que
l’humanité elle-même. Puis le rythme de leurs ébats s’accéléra
progressivement. La femme se cambra et s’arrêta de remuer. Les bras
de l’homme glissèrent le long de son corps. Taylor distingua ce qui
ressemblait à un tatouage sur l’avant–bras de l’homme. Un tatouage
qui lui disait quelque chose.
La femme bougea légèrement vers la gauche. L’homme
apparut de profil. Taylor le reconnut alors : c’était son
ancien équipier et amant, David Martin.
– Oh, mon Dieu, murmura-t–elle,
effarée.
La femme au-dessus de lui n’était autre que Taylor
elle-même.