36. 
Taylor passa quelques minutes à rédiger des notes destinées au dossier, en attendant que soient délivrés les mandats qui leur permettraient sans doute de conclure cette affaire par une intervention de terrain. 
Les preuves s’accumulaient contre Todd Wolff de manière implacable. Il ne manquait qu’une ou deux pièces au puzzle pour le faire enfermer pour le restant de ses jours. Et il semblait que l’équipe de Taylor, qui travaillait en étroite collaboration avec les agents du F.B.I., était sur le point d’y parvenir. Faire plonger de surcroît un individu de l’acabit de Henry Anderson constituait pour elle une satisfaction supplémentaire et venait dignement parachever ces succès. 
Elle avait appelé Julia Page et elles avaient décidé d’engager contre Todd Wolff des poursuites séparées pour la pornographie infantile, pour l’exploitation en ligne des caméras cachées et pour le meurtre de Corinne Wolff. Il aurait été imprudent de mettre tous les œufs dans le même panier et de prendre le risque de voir un vice de forme frapper de nullité toute la procédure. 
Dan Franklin attendait, pour annoncer la nouvelle aux médias, que Baldwin lui transmette le feu vert du F.B.I., lequel devait d’un moment à l’autre perquisitionner les bureaux de Selectnet en Californie pour y saisir leurs archives. 
Taylor et Marcus, quant à eux, s’apprêtaient à aller ramasser Anderson. Lincoln s’était isolé dans un bureau avec l’une des collègues de Baldwin, experte en comptabilité criminelle, pour déchiffrer les documents bancaires de Wolff. 
Fitz se trouvait à l’institut médico-légal. Une autopsie était en train d’y être pratiquée sur le corps d’Aiden. Baldwin avait fait venir de Quantico une équipe de pathologistes du F.B.I. pour assister Sam. 
Tous ces policiers œuvraient comme une seule famille. La chance avait voulu que de bonnes relations de travail s’établissent aussitôt entre les différents services. Taylor dut admettre que cela faisait plaisir de travailler de nouveau avec Baldwin. Son calme, son sang-froid étaient toujours précieux dans ce genre de situation, surtout dans les moments où les enquêteurs touchaient au but. 
Au moment où elle se disait cela, cet homme irremplaçable était assis en face d’elle, les pieds sur son bureau. Il la regardait, goguenard, soutirer un mandat d’arrêt au nom de Henry Anderson. Ses yeux verts semblaient danser de joie au spectacle de sa fiancée qui se débattait au téléphone avec la juge qui devait signer ledit mandat. C’était une femme récemment élue, Sophia Bottelli, ancienne procureure très à cheval sur la procédure et qui s’attardait sur les moindres vétilles. 
Taylor finit par obtenir une promesse de signature et raccrocha, en regardant le visage réjoui de Baldwin. 
– Tu ressembles à une citrouille d’Halloween… 
Il ôta ses pieds du bureau. 
– Cette semaine a vraiment été surréaliste, dit–il. Tu as été sur des charbons ardents, traquée par un tueur, suspendue par les autorités policières… Et pourtant te voilà, plus solide que jamais, prête à fondre sur ta proie et à boucler un salaud de plus. J’adore quand tu es comme ça… 
– C’est marrant, j’étais justement en train de me dire la même chose. 
– Tu crois qu’on arrive au bout ? 
– J’aimerais quand même savoir pourquoi Michelle Harris a essayé de me discréditer aux infos nationales. Je n’ai pourtant fait qu’essayer de l’aider, elle et sa famille. 
– Le chagrin peut vous faire dire de drôles de choses, parfois… 
– C’est vrai. Quand je l’ai rencontrée, la première fois, je ne sais pas… Je l’ai trouvée bizarre. Je m’imagine sans doute des choses et c’était un moment affreux pour toute cette famille… Sa mère pleurait dans les bras de l’aumônier, le père était sous le choc, l’autre sœur avait l’air hébétée. Michelle était la seule qui semblait plus ou moins garder sa contenance. Quand je suis entrée dans la pièce, pendant un court instant, elle m’a paru presque bestiale. Elle s’est vite reprise. Et je n’ai pas revu cette expression dans ses yeux depuis. Mais, là, à cet instant… Je sais que ça a l’air bête, mais… 
– Non, vas-y… 
– Eh bien, c’était comme si elle me désirait. Sexuellement, je veux dire. 
– Elle n’est pas mariée ? 
– Non, elle… 
Elle pencha la tête de côté et reprit : 
– Tu sais, je ne la connais pas beaucoup. Je me suis focalisée sur Corinne et je n’ai pas pris le temps de m’intéresser aux autres membres de la famille. Et puis j’ai été privée de mon badge pendant vingt–quatre heures… Bref, j’ai dû faire l’impasse sur cet aspect du problème. Il va falloir passer les prochaines semaines à combler ce genre de lacunes. Mais oublions Michelle Harris pour l’instant. Il n’y a rien à glaner, de ce côté-là. Comme je te l’ai dit, ce doit être mon imagination… 
Marcus vint frapper à la porte. 
– Je viens de parler avec Sam, elle voudrait vous dire un mot. Je vous transfère son appel… 
– Entendu… 
Taylor attendit le petit bourdonnement qui indiquait le transfert, puis elle décrocha le téléphone. 
– Si c’est pour t’accompagner dans un gala de bienfaisance, c’est non ! 
– Chouette alors, parce que ce n’est pas pour ça que j’appelle. J’ai une nouvelle que tu vas adorer… 
– Chouette alors ? On n’est plus à la maternelle, Sam ! C’est quoi, la nouvelle ? 
– Les résultats des analyses d’A.D.N. de Corinne Wolff sont arrivés. 
– Là, tu as raison. J’adore. Dis-moi tout. 
– Le sperme appartient à un certain M. Henry Anderson. 
– Henry Anderson, tiens, tiens… La boucle se referme, on dirait… C’est un pédophile féru de vidéos porno pour qui Todd Wolff travaillait. 
– Todd Wolff travaillait pour Henry Anderson ? 
– C’est une longue histoire… Mais, oui, en effet. 
– Et il y a mieux… 
– Quoi ? 
– Il est également le père de l’enfant qu’attendait Corinne Wolff. 
Taylor alluma le haut–parleur et fit signe à Baldwin de prêter l’oreille. 
– Répète, dit–elle. 
– Todd Wolff n’est pas le père. L’A.D.N. du fœtus indique que c’est Henry Anderson. 
– Sam, tu es un vrai don du ciel pour un flic des homicides ! 
– Tu devrais plutôt remercier le maire… S’il n’avait pas exigé une démonstration en temps réel de notre capacité à simplifier les enquêtes de police avec ce genre de moyens, je n’aurais jamais eu l’occasion d’avoir les résultats aussi rapidement. 
– J’espère que ça va pousser le conseil municipal à vous payer un nouveau labo… 
– Ça, je ne sais pas. Bon, il faut que je file. On a terminé l’autopsie d’Aiden et je dois rédiger mon rapport. Au fait, dis à Baldwin qu’un technicien de scène de crime a retrouvé les vêtements d’Aiden dans une poubelle, derrière le MacDonald de West End Avenue. S’il le souhaite, on peut les envoyer à son labo. 
Baldwin intervint : 
– Oui, s’il te plaît, fais ça pour moi, Sam. Ils ont trouvé des papiers d’identité ? 
– Il y avait un portefeuille et un faux passeport au nom de Jasper Lohan. Du travail soigné, on aurait dit un vrai. 
– Jasper Lohan… Je ne lui connaissais pas ce pseudo. Pas étonnant qu’on l’ait perdu à Saint–Louis… Merci, Sam. 
Elles raccrochèrent en se promettant de dîner ensemble pendant le week-end. La banalité de ce rendez-vous fit naître en Taylor une envie de paix et de tranquillité, tout en lui rappelant ce qui la distinguait du commun des mortels. De tels rendez-vous étaient pour elle de véritables luxes. La plupart du temps, Sam et Simon, Baldwin et elle avaient plutôt l’un ou l’autre du travail à effectuer en soirée. Tous faisaient des métiers où il fallait être disponible vingt–quatre heures sur vingt–quatre, et leurs vies tout entières étaient comme suspendues au bon vouloir d’un criminel. 
– La mère de Corinne avait raison, donc. Sa fille avait bien un amant. 
– Ce qui explique en grande partie ses crises de claustrophobie. Une réaction psychosomatique à son infidélité. Peut–être parce qu’elle avait rompu avec Henry avant de découvrir qu’elle était enceinte. 
– S’ils avaient rompu, pourquoi aurait–elle eu un rapport sexuel avec lui juste avant de mourir ? Et pourquoi ces messages… 
Elle désigna la pile de courriels amoureux. 
– Ces messages sont récents. Non, cette liaison durait encore et la vraie question, c’est : Anderson l’a-t–il tuée ? 
Elle pesa cette hypothèse un instant. 
– Non. J’aurais plutôt tendance à croire que c’est Todd l’assassin. Un tel degré de fureur… Je l’imagine très bien péter les plombs après avoir découvert que sa femme le trompait, ou après avoir appris que l’enfant n’était pas de lui. De nombreux indices l’accusent, en tout cas. Le sang dans sa voiture, par exemple… Et puis il ment depuis le début : il nous dit qu’il était à Savannah, alors qu’il se trouvait en réalité à Nashville ou pas loin. Pourquoi aurait–il menti, s’il ne l’avait pas tuée ? En principe, un alibi véridique et vérifiable vaut toujours mieux qu’un alibi créé de toutes pièces. Non, je reste persuadée que c’est Todd le coupable. Henry Anderson est une ordure, mais c’est un lâche. Un manipulateur, qui sait par quel biais tirer avantage de son entourage. Une telle violence ne me paraît pas cadrer avec le personnage. Cela dit, je me trompe peut–être. Ça fait dix ans que je n’ai pas eu affaire à lui. Il a peut–être changé. De toute évidence, son séjour en prison ne lui a pas inspiré de remords et ne l’a pas remis sur le droit chemin. Il est donc possible qu’il l’ait tuée, après tout. 
– Est–ce que tu pourrais me relire ce que la psychiatre a dit exactement sur Corinne Wolff… 
Taylor ouvrit son calepin et alla directement aux pages où elle avait noté les principaux points de son entrevue avec le Dr Ricard. 
– Tiens, c’est là… « Elle était facilement influençable. Au lieu de résister, elle acquiesçait à tout. Elle permettait aux autres de la manipuler. » Je lui ai demandé si c’était Todd qui la manipulait et elle m’a répondu : « Corinne était manipulée par de nombreuses personnes. Mari, famille, frère et sœurs, amant. Vous découvrirez la vérité assez tôt, lieutenant. » Tu vois, c’est elle qui le dit : « amant ». En fait, elle aidait Corinne à vaincre le stress causé par sa liaison extraconjugale. Le Dr Ricard et Katie Walberg, sa gynéco, m’ont toutes deux affirmé que Corinne préférait la monogamie aux liaisons multiples et parallèles. Peut–être qu’elle ne supportait pas de coucher avec deux hommes et que son psychisme en a pris un coup. 
– Ce n’était pas tant de coucher avec deux hommes qui lui pesait sur la conscience, à mon avis, que d’avoir à aimer deux hommes, dit Baldwin. C’était ça son problème. 
– Tu as sans doute raison. Peut–être bien qu’elle était en train de rompre avec Henry Anderson et qu’il l’a tuée. Bref, il est temps d’avoir un petit entretien avec cet Anderson. Il pourra peut–être nous éclairer davantage. 
Ils se levèrent. 
– N’oublie pas tes menottes, lui conseilla Baldwin. 
– Ça, tu peux me faire confiance…