22. 
Taylor se rendit dans le bureau du shérif, qui gérait les gardes à vue, afin de fixer les modalités d’un nouvel interrogatoire de Todd Wolff. 
Les policiers qui s’y trouvaient avaient l’air épuisé. Elle supposa que, tout comme elle, ils n’avaient pas chômé, durant l’après-midi : les arrestations simultanées d’un homme soupçonné du meurtre de sa femme et d’une vedette de football américain avec quinze de ses acolytes suffisaient amplement à mettre leurs maigres forces à l’épreuve. 
Moins de dix minutes plus tard, Todd sortait de sa cellule et était conduit dans une salle d’interrogatoire, menotté et vêtu d’une combinaison brune sur laquelle on pouvait lire : « propriété du bureau du shérif ». Taylor avait fait signe à l’agent de lui ôter les bracelets. Pas besoin de lui faire subir cet outrage inutile. 
Elle serra la main de Miles Rose et salua Wolff d’un hochement de tête. 
– Asseyez-vous, je vous en prie. Il y a du nouveau, monsieur Wolff… La situation évolue très rapidement. J’ai donc quelques questions supplémentaires à vous poser. Ensuite vous pourrez regagner votre cellule. 
– J’ai conseillé à mon client de ne pas vous répondre, lieutenant. Vous avez fabriqué de nouvelles preuves ? 
– J’apprécie votre coopération, monsieur Miles. Vraiment… 
Le rituel des sarcasmes. Elle avait l’habitude de cet aspect de la procédure. Tout ce que l’avocat allait dire serait teinté d’ironie et elle réagirait avec dédain. Ensuite, chacun rentrerait chez soi. Ils jouaient ainsi leurs rôles respectifs dans le grand drame judiciaire quotidien, fidèles à leurs personnages, dans ces représentations qui se donnaient en matinée comme en soirée sur les planches de la justice des hommes. 
Ces amabilités expédiées, Taylor ouvrit un dossier ocre sur lequel était agrafée la photo de Todd Wolff, puis elle observa l’homme. Son teint avait viré au gris et ses yeux étaient injectés de sang. Il esquissait un pauvre sourire, ce qui n’était pas le cas sur la photo, où on le voyait montrer les dents comme un chien agacé. Le gendre idéal, tout frais émoulu de la fac, avait fait place à un ouvrier du bâtiment las des épreuves de la vie. Les menottes opéraient systématiquement ce changement. L’argent pouvait transformer l’apparence d’un individu, mais son âme demeurait toujours la même, malgré tout le vernis que la prospérité pouvait lui apporter. 
Elle sortit deux photographies du dossier. Sans les montrer, elle dit : 
– Nous avons fait quelques découvertes, monsieur Wolff. J’aimerais que vous nous parliez de votre petit studio de cinéma… 
Il leva la main pour se gratter les sourcils, puis il laissa glisser son doigt sur le côté, et Taylor le vit se masser lentement la tempe. 
– Vous avez la migraine ? 
– Vous en auriez une, à ma place… 
– Sans doute. Répondez à mes questions et je ferai en sorte qu’on vous donne de l’aspirine avant ce soir. 
– Comme vous voudrez. 
Il détourna le regard, déjà ailleurs. 
Elle posa les photos sur la table. Wolff leur accorda à peine un coup d’œil. Miles, quant à lui, en laissa tomber son stylo par terre. C’étaient des photogrammes tirés du D.V.D. qu’elle avait visionné et qui représentaient Todd et les deux inconnues en pleine action. Elle garda une autre photo par-devers elle. 
– J’aimerais savoir qui sont ces charmantes jeunes filles, monsieur Wolff. 
Il lui sourit subitement, d’un sourire carnassier qui faisait oublier le sympathique entrepreneur et lui donnait un air dangereux. 
– Impossible… 
Taylor croisa le regard de Miles, qui était penché sur les photos. Il se rinçait l’œil, peut–être. Son visage rayonnait d’une sorte de joie. Les hommes et le porno… Qu’est–ce qui les attirait tant dans ces représentations artificielles et laborieuses de l’acte d’amour ? 
Elle fit une nouvelle tentative. 
– Monsieur Wolff, nous avons besoin d’interroger les femmes que vous avez filmées. Il faut, au moins, que nous sachions si elles l’ont été de leur plein gré. Vous devez sûrement comprendre cela. 
– Elles étaient consentantes et savaient qu’elles étaient filmées, ça, vous pouvez me croire… 
Son ton était ouvertement railleur, à présent. 
– Alors dites-moi leurs noms, pour qu’elles puissent nous le confirmer. 
– Non. Je voudrais retourner dans ma cellule, maintenant. 
Il appuya légèrement sur le mot « cellule ». Cet homme venait d’admettre qu’il allait être emprisonné, mais Taylor ne savait toujours pas pourquoi. Elle n’était pas entièrement convaincue qu’il ait tué sa femme. Les indices étaient plutôt accablants, pourtant elle avait le sentiment qu’il n’en était pas capable. En y ajoutant la salle des plaisirs dans la cave, le fait que Corinne participait aux tournages et l’orgueil un peu acerbe de Wolff, la perplexité de la policière était à son comble. 
– Nous avons trouvé des traces de sang de votre femme dans votre voiture. Je crois qu’il est temps que vous nous disiez la vérité sur ce qui s’est passé. 
Elle posa sur la table la troisième photo. C’était une des photos prises sur la scène de crime, juste après la découverte du cadavre. Todd la fixa pendant un instant avant de fondre en larmes. L’avocat leva les deux mains d’un geste impatient. 
Taylor le prit alors par le bras et ils sortirent de la salle d’interrogatoire. 
– Parlez-lui, Miles. Tout ira mieux s’il coopère. Vous le savez bien. Qu’il nous donne le nom de ces femmes et qu’on n’en parle plus… Demandez-lui de nous expliquer la présence des traces de sang dans son véhicule. S’il n’a pas commis ce crime, il s’en tirera. 
Miles Rose hocha la tête. 
– Je ferai ce que je peux. Vous savez qu’il faut que vous me transmettiez des copies de ces D.V.D… 
Le ton sur lequel il prononça ces paroles ne plut pas à Taylor. Ni le fin sourire qui accompagnait ses paroles. 
– Vous verrez ça avec le procureur, lui répondit–elle sèchement. 
***
Elle revint dans son bureau et alluma son ordinateur. Des noms, des noms… Où donc allait–elle pouvoir trouver les noms que Wolff refusait de lui fournir ? 
Jasmine. 
Taylor ouvrit son téléphone portable et chercha dans son répertoire électronique un numéro au nom du Castle Salon and Day Spa.