10. 
Taylor remonta dans sa Toyota 4Runner. Ce qu’elle avait vu n’était guère réjouissant, mais elle aurait pu annoncer bien pire encore aux Harris. 
Elle introduisit son téléphone dans le chargeur, puis tapa sur la touche un pour écouter ses messages, espérant chasser de son esprit l’image de leur petit groupe serré, de leurs yeux tristes, de leur mine épuisée. 
La voix grave de Baldwin se fit entendre, distante, dans le haut–parleur. 
– Juste un petit bonjour, ma chérie. J’espère que ta journée se passe bien. Appelle-moi dès que tu peux. Je t’aime. 
Taylor le rappela aussitôt. Il répondit à la première sonnerie. 
– J’ai passé une matinée affreuse. Et toi, tout va bien de ton côté ? lui demanda-t–elle. 
– Absolument. Tout va bien. Mais je préférerais être avec toi, crois-moi… 
– Et Garrett, ça va ? 
– Oui, oui, tout à fait. Il va s’en tirer. 
– Bonne nouvelle. Salue-le de ma part. Et fais gaffe à toi ! 
Ils bavardèrent encore pendant quelques minutes, puis Taylor raccrocha. Une enquête l’attendait. Il était temps pour elle de se remettre au boulot. 
***
De son côté, Baldwin raccrocha en soupirant et se passa la main dans les cheveux. Taylor trouvait sa tête terriblement amusante lorsqu’il était tout ébouriffé. Elle l’appelait alors « mon petit porc-épic ». Il sourit à l’évocation de ce mot doux et regretta de n’être pas à Nashville, auprès d’elle. 
Il détestait tellement devoir lui mentir ! 
Non, tout n’allait pas bien, à Quantico… 
Mais il avait toujours excellé dans la maîtrise de ses émotions. Il était capable de rester de marbre face au regard le plus inquisiteur. Il savait analyser n’importe quelle situation sans s’impliquer émotionnellement et pouvait passer d’une enquête à l’autre sans trouble ni regrets. C’était la raison pour laquelle le F.B.I. et la C.I.A. avaient fait appel à lui. 
Il appartenait depuis quatre ans au service des profileurs, lorsque Garrett lui avait proposé de collaborer à une enquête hors normes à Washington. 
– C’est un service que je rends à un ami, Baldwin, lui avait–il dit. Je veux simplement que vous examiniez la scène de crime, que vous recueilliez quelques indices et que vous me fassiez part de ce que vous en pensez. 
Il y était allé bien volontiers. Garrett avait toujours été correct avec lui – Baldwin le considérait comme son mentor. Il regrettait à présent d’avoir donné son accord. Cette matinée lointaine de juin avait changé le cours de sa vie. 
Il y avait des embouteillages, comme d’habitude. Garrett n’avait guère ouvert la bouche pendant le trajet vers la capitale. Il leur avait fallu près de deux heures pour atteindre le périphérique de Washington, ce qui était plutôt long. Mais une fois engagés sur la 495, la circulation s’était fluidifiée comme par miracle et ils n’avaient mis que cinq minutes pour atteindre la George Washington Parkway, en direction de McLean. 
Après la sortie de Chain Bridge Road, Garrett s’était garé sur une aire de repos pittoresque. Le Potomac coulait à leurs pieds et des bois cernaient l’aire. Les deux hommes s’étaient engagés sur un petit chemin qui les traversait. Baldwin avait trouvé un air familier aux environs, mais il lui avait fallu un moment pour réaliser qu’ils se trouvaient tout près de Fort Marcy Park, où avait eu lieu l’un des plus célèbres suicides de l’histoire politique américaine : celui de Vince Foster, conseiller du président Clinton, en 1993. Une ténébreuse affaire… Un scandale retentissant, à l’époque… 
Après avoir marché deux cents mètres dans la végétation, ils étaient parvenus à une petite clairière. Baldwin avait senti l’odeur du sang, avant même d’arriver sur la scène de crime. 
L’endroit ressemblait au décor d’un film d’horreur de série B. Plusieurs cordes à linge étaient tendues entre les arbres. Y étaient accrochés des lambeaux de peau, des parties génitales tranchées, une tête coupée aux yeux fixes et laiteux ainsi que d’autres trophées macabres. Il y avait là au moins cinq corps de femmes démembrés, à différents stades de décomposition. Des mouches bourdonnaient bruyamment autour du torse d’un cadavre plus récent que les autres. 
– Bon Dieu ! C’est quoi, ça, Garrett ? 
Baldwin avait senti la bile lui monter à la gorge, une réaction tout à fait inhabituelle chez lui. Et il avait été immédiatement saisi d’une envie irrépressible de fuir. Le mal rôdait dans ces bois… Il le sentait suinter de chaque buisson pour pénétrer chacun de ses pores. 
Garrett avait répondu en soupirant : 
– C’est ce que j’aimerais bien que vous m’expliquiez, justement, John… 
***
Plus tard, au cours de cette même journée, le jeune agent du F.B.I., les traits tendus et le visage blême, s’était assis dans une salle vide au premier étage de chez Mister Henry, un bar bruyant de Washington. 
Garrett Woods avait escompté que des réponses surgiraient de ce rendez-vous, mais rien n’en était encore sorti. Baldwin buvait une bière pression, s’efforçant de rincer le goût de la mort et de la terreur qui lui imprégnait le gosier depuis le matin. 
Il avait regardé par la fenêtre, observé les passants, en les trouvant heureux d’ignorer la scène d’horreur que lui-même venait de découvrir. 
Lorsqu’il avait détourné le regard, il avait vu un grand homme au crâne dégarni assis à côté de lui, qui le jaugeait en silence. Des yeux pétillant de malice, plus bleus que les eaux froides de l’océan, un cou de taureau, des doigts épais. Il se présenta sous le nom d’Atlantic, un pseudonyme qui s’accordait bien à son apparence. 
Atlantic lui avait annoncé qu’il serait son contact et son conseiller désormais, dans cette affaire et dans d’autres du même genre, aussi atroces que secrètes. Fasciné par ce regard glacial, Baldwin lui avait prêté une oreille attentive, tout en essayant de deviner quelle était sa nationalité. Il avait fini par déduire que l’homme devait venir de l’un des pays des Balkans, décelant au passage un soupçon d’influence britannique dans sa manière de prononcer certaines voyelles. Pure supposition que rien ni personne n’était venu confirmer. 
Atlantic avait parlé avec son drôle d’accent pendant ce qui avait paru des heures à Baldwin. Lorsqu’il s’était tu, Baldwin lui avait demandé : 
– Pourquoi moi ? 
– Parce que vous êtes le meilleur dans votre partie. Parce que vous parlez plusieurs langues et pouvez vous adapter dans n’importe quel pays. Combien en maîtrisez-vous ? Huit ? Neuf ? 
– Treize. 
Atlantic avait incliné la tête d’un air respectueux, puis il avait ajouté : 
– Parce que vous avez aussi assez de compassion pour vous sentir proche de ces victimes… Et que vous êtes assez intelligent pour vous taire quand il le faut. 
Baldwin avait donc accepté d’occuper secrètement le poste de profileur d’un projet qu’Atlantic appelait « opération Angelmaker ». 
Sa première mission avait consisté à traquer le tueur de la forêt. Il n’avait mis que quelques jours à démêler cette affaire. Le tueur s’était avéré un attaché juridique auprès de l’ambassade de Zambie. Baldwin était parvenu à l’arrêter avant qu’il ne fasse une sixième victime. L’homme avait été extradé sur-le-champ et son gouvernement, sèchement avisé qu’il ne devait plus jamais remettre un pied aux Etats-Unis. Le sourire éclatant qu’arborait le meurtrier en montant dans l’avion qui le ramenait à Lusaka continuait de hanter les rêves de Baldwin. 
Il y eut d’autres missions ensuite. Des missions d’un genre très spécial qui se déroulaient rarement sur le territoire américain. Les affaires, sur lesquelles Baldwin travaillait dans le cadre de l’opération Angelmaker, ne faisaient jamais de vagues, bien qu’elles fussent complexes et mortellement dangereuses. A chaque tueur en série son mode opératoire spécifique, son propre terrain de chasse et ses poussées de folie meurtrière caractéristiques – toutes choses qu’il fallait tenir secrètes. Il devait donc agir en faisant jouer des ressorts invisibles et recourir à des moyens extralégaux. Ces assassins-là n’étaient pas de ceux que l’on voyait à l’affiche des émissions judiciaires de la télévision, ni même de ceux qui se retrouvaient devant un tribunal. Ces tueurs-là étaient protégés. 
C’étaient des assassins professionnels rétribués par les gouvernements de divers pays. Des hommes et des femmes payés pour tuer et entraînés à se comporter comme des psychopathes pour brouiller les pistes… Ils franchissaient parfois les limites que leur assignaient leurs employeurs. A force, il leur était venu un goût insatiable pour le sang, qu’ils ne pouvaient satisfaire en se contentant des cibles politiques indiquées par les gouvernements. Traquer ces monstres, pouvoir les localiser à tout instant, était une nécessité vitale, une tâche qu’on ne pouvait pas confier au premier agent du F.B.I. venu. 
L’opération Angelmaker portait un autre nom : « Détachement Conjoint pour une Capacité de Réaction Optimale dans le Traitement des Eléments Potentiellement Dangereux ». Mais le sigle D.C.C.R.O.T.E.P.D. ne sonnait pas très bien. Ce fut donc O.A. qui fut adopté, désignant un groupe clandestin si secret que seuls ses membres en connaissaient l’existence. Il n’y eut aucun feu vert du Congrès, aucune couverture présidentielle. Seuls le patron de la C.I.A. et les membres du détachement étaient au courant, et encore n’en savaient–ils jamais davantage que ce qu’ils avaient besoin de savoir pour remplir leurs missions. 
Selon les termes de l’accord qu’Atlantic avait passé avec Garrett, Baldwin était « prêté » occasionnellement par le F.B.I., afin de superviser des « projets ». Son travail consistait à établir les profils de ces tueurs internationaux, des criminels que le gouvernement des Etats-Unis aurait normalement dû arrêter. Mais ces tueurs étaient précieux aux yeux de certains gouvernements alliés – voire aux yeux de celui des Etats-Unis – qui avaient recours de manière clandestine à leurs services… Des passionnés du meurtre, ces individus-là, comme Atlantic les nommait avec justesse. 
Le travail de Baldwin ne consistait pas exactement à les soustraire à la justice, mais plutôt à prévoir où ils s’apprêtaient à frapper. Lorsque l’O.A. apprenait où l’un de ces tueurs avait l’intention de passer à l’acte, ses membres faisaient en sorte de l’en détourner, en lui trouvant le plus souvent un contrat professionnel. Une façon de préserver des innocents, tout en les suivant de près. 
Ce programme clandestin allait à l’encontre de l’éthique de Baldwin, mais il comprenait la nécessité d’accomplir cette sale besogne. Il avait toujours été un brave petit soldat. Il n’avait d’ailleurs accepté de travailler avec l’O.A. qu’à une seule condition. Le gouvernement des Etats-Unis n’avait pas pour habitude d’utiliser ce genre d’assassins sur son propre territoire. Si la venue de l’un de ces hommes était prévue, il voulait impérativement en être avisé. Il savait de quoi ces maniaques étaient capables. Il insista sur cette condition et Atlantic y consentit. 
Cela faisait dix ans maintenant qu’il opérait ainsi des extra pour le compte de l’O.A. L’organisation surveillait une cinquantaine d’hommes et de femmes en permanence. 
Les problèmes cardiaques de Garrett avaient été inventés de toutes pièces pour donner le change. Baldwin était venu à Quantico pour qu’Atlantic puisse honorer ses engagements. Il avait été averti de la présence d’un de ses plus coriaces adversaires et on lui avait donné tous les moyens de le retrouver. 
Ce vieil ennemi personnel de Baldwin avait échappé aux radars de l’O.A. Il avait quitté son domicile, emportant tous ses dossiers, tous ses faux papiers, et avait disparu. Il se disait dans les milieux du renseignement qu’il avait un contrat à exécuter aux Etats-Unis. Mais, jusqu’à présent, aucune source fiable n’avait pu leur en apprendre davantage. 
L’homme était américain de naissance. Fils prodigue d’un diplomate et promis à une brillante carrière, il avait passé son enfance à voyager dans le monde entier. Il s’était mis à tuer de bonne heure, avec la bénédiction du gouvernement. Ses autres activités meurtrières étaient soigneusement cachées à ses employeurs. Il s’efforçait d’être discret, opérant sous le nom d’Aiden. Le bruit courait qu’il venait de retraverser l’Atlantique. 
Baldwin avait eu affaire à lui plus d’une fois. Il aurait été capable de reconnaître sa marque n’importe où. Aiden aimait qu’on le considère comme un assassin de la vieille école, un artiste qui utilisait un garrot en argent massif pour étrangler ses victimes. Il avait au moins quarante meurtres à son actif, du moins pour ce qu’en savait l’O.A. Ce chiffre était sans doute plus élevé en réalité. Il connaissait l’existence de l’organisation et savait qu’il constituait une cible pour eux. En matière de meurtre, il n’avait pas de goût particulier. Il n’était pas à la recherche de tel ou tel type de physique chez ses victimes, il ne lui fallait qu’un cou à serrer. C’était en cela qu’il s’avérait si dangereux. 
Si les rapports de l’O.A. étaient exacts, si Aiden se trouvait vraiment aux Etats-Unis, Baldwin allait devoir faire tout son possible pour le surveiller de près. Mais encore fallait–il qu’il parvienne à le localiser.