18. 
Les pensées se bousculaient dans la tête de Taylor, en un tourbillon de déni. Il était impensable que la femme du film puisse être elle ! Mais pourtant si, c’était bien elle. En regardant de plus près l’écran, elle reconnut ses draps, sa lampe de chevet et l’appui de fenêtre. Il s’agissait de son ancienne chambre, dans la petite maison où elle habitait avant d’emménager avec Baldwin. 
Qu’est–ce que ça voulait dire ? Elle se força à regarder la vidéo une deuxième fois, puis une troisième. Le spectacle se terminait par un gros plan sur son visage et ses seins nus, tandis qu’elle passait devant la caméra après s’être levée. Elle reconnut le chemin qu’elle prenait : elle se dirigeait vers la salle de bains. A l’époque, la première chose qu’elle faisait, après avoir fait l’amour avec David Martin, était de prendre une douche. Tout au fond d’elle, elle n’était pas vraiment satisfaite de leur relation et elle ressentait alors le besoin impérieux de se laver le plus vite possible, de se purifier. 
Elle aspira une énorme bouffée d’air, tout en réalisant qu’elle retenait son souffle depuis si longtemps qu’elle en avait la tête qui lui tournait. Lincoln et Marcus avaient vu ce film ! D’où venait cet enregistrement ? Et comment s’était–il retrouvé sur internet ? 
Elle se leva brusquement, faisant chuter l’ordinateur portable sur le sol. Elle pivota et alla ouvrir la porte. Elle fit signe d’entrer à Lincoln et Marcus, qui l’attendaient, assis à leurs bureaux respectifs. Ils pénétrèrent dans la pièce sans prononcer un mot. Lincoln referma soigneusement la porte derrière lui. 
Taylor s’efforçait de conserver son sang-froid. 
– Asseyez-vous, tous les deux. 
Ils s’exécutèrent. 
– Comment avez-vous trouvé cette vidéo ? 
– En cherchant des renseignements sur le type avec qui vous vous êtes accrochée, hier soir, dit Marcus. J’ai surfé presque tout l’après-midi sur internet, en essayant plusieurs noms accolés à « Tawny ». Je suis tombé sur un site, dans les tréfonds d’une liste de résultats de recherche. J’ai cliqué sur le lien, mais je ne pouvais pas y accéder. Alors, j’ai appelé Lincoln à la rescousse. On a très vite vu qu’il fallait s’inscrire comme membre pour y accéder. 
– C’est d’une rare complexité, intervint Lincoln. J’ai eu un mal fou à percer les défenses de ce site. Mais j’y suis arrivé. Et on a pu activer le lien. 
Il la regarda et ajouta : 
– Vous devriez vous asseoir. 
– Pourquoi ? 
Lincoln déglutit. 
– Quoi donc ? insista-t–elle. 
Lincoln la regarda dans les yeux. 
– Il y a huit autres vidéos, toutes avec David Martin et vous. Des gens paient pour les télécharger, cent dollars chaque fois… Ce site s’appelle Selectnet.com. 
Taylor crut que le monde basculait autour d’elle. Sa poitrine se contracta au point qu’elle se sentit suffoquer. Elle ferma les yeux, cherchant à remettre son corps en état de marche. Elle n’allait quand même pas s’évanouir devant eux ! Il fallut un petit moment pour que son vertige cesse. Elle ouvrit les yeux. 
Ses deux coéquipiers la regardaient attentivement, comme s’ils se préparaient à se protéger au cas où elle dégaine son arme et se mette à leur tirer dessus. Elle posa lentement ses deux mains sur le bureau, afin qu’ils puissent bien les voir. Ils se détendirent tous deux instantanément. 
– Qui d’autre est au courant ? 
« Pas d’hystérie, ma fille. Reste calme, ne montre pas tes émotions. Maîtrise-toi… » 
Lincoln échangea un regard avec Marcus avant de se tourner vers elle. 
– Personne, en dehors de nous deux. On a envisagé de désactiver la vidéo, mais ça leur aurait fait savoir qu’on avait pénétré leur système. Ils pourraient alors fermer leur site et disparaître dans la nature. On s’est dit qu’il valait mieux attendre, vous montrer ça et mettre au point un plan d’attaque. Naturellement, vous ne saviez pas que vous étiez filmée… 
Il prononça cette dernière phrase d’un ton si détaché que Taylor eut envie de l’embrasser. Ils croyaient en elle, au moins. 
– Non, bien sûr. Je… 
La fureur et la frustration l’empêchaient de penser clairement. Elle éprouvait une irrésistible envie de hurler. De frapper quelqu’un. Elle aurait voulu que David Martin ressuscite pour qu’elle puisse l’étrangler. Elle se racla la gorge et fit une nouvelle tentative : 
– S’il y a quelqu’un que je préfère oublier, c’est bien David Martin… 
Elle tenta de sourire et prit aussitôt conscience qu’elle n’avait pu former sur ses lèvres qu’un pauvre rictus. Une affaire comme celle-ci pouvait ruiner sa vie. « Réfléchis, ma fille. Réfléchis… » Son esprit lui semblait embourbé, pollué par cette vision d’elle-même sortant de son lit et du regard suffisant et inexpressif de David Martin la regardant s’éloigner. 
– On a enquêté sur ce site. Je crois qu’on a trouvé le nom de la société qui le gère, même si ces gens-là se planquent, en utilisant toutes sortes de subterfuges… C’est une société domiciliée en Californie. 
Taylor sentit sa lucidité revenir petit à petit. 
– D’accord. Et le rapport avec Tony Gorman ? 
Marcus prit la relève. 
– C’est un membre du site. D’après ce qu’on a pu apprendre, les membres paient une cotisation avant que leur adhésion soit approuvée. Une fois membres, ils peuvent envoyer des vidéos et en télécharger, se rincer l’œil à volonté. Il y a cinq niveaux d’adhésion, qui correspondent chacun à une offre d’archives différente. Plus on paie, plus on peut visionner de films. Les vidéos où l’on vous voit appartiennent au troisième niveau. On en a visionné, très rapidement, quelques autres… Les deux premiers niveaux ne donnent accès qu’à des films de mauvaise qualité, faits par des amateurs exhibitionnistes. Le troisième permet de regarder des films de meilleure qualité, sans être d’une grande netteté. La qualité des images accessibles, tout comme le degré de perversité, dépend donc du montant de la cotisation. 
Taylor se cala contre le dossier de son siège et demanda : 
– Et toutes ces vidéos mentionnent le nom de Taylor Jackson ? 
– Non, ça, c’est la bonne nouvelle. Ce n’est pas votre vrai nom qui est indiqué. Vous êtes Tawny de Nashville. C’est dans un de ces films que Gorman vous a vue, aucun doute là-dessus. 
– Et vous avez retrouvé ce fils de pute ? 
Marcus lui adressa enfin un sourire. 
– Oui. 
Le téléphone portable de Taylor sonna à ce moment–là, la faisant sursauter. Elle vérifia le numéro de son correspondant, vit que c’était la psychologue qui avait suivi Corinne Wolff. Elle leva le doigt pour signifier à Marcus de suspendre son récit, puis elle répondit. Une voix à l’accent britannique prononcé se fit entendre dans le récepteur. 
– Ellen Ricard à l’appareil. Je crois que vous cherchez des informations sur Corinne Wolff. 
Cette façon on ne peut plus simple de se présenter aida Taylor à dissimuler ses émotions. 
– C’est exact. Accepteriez-vous de vous entretenir avec moi ? 
– Tout à fait. Mais je ne peux pas vous recevoir avant après-demain matin. Venez à mon cabinet vendredi à 8 heures. 
Taylor jeta un coup d’œil à sa montre. 
– Vous êtes sûre qu’on ne peut pas se voir ce soir ? 
– Sûre et certaine, lieutenant. J’ai une conférence et je dois prendre l’avion juste après. Je serai de retour trop tard demain pour vous rencontrer. Mais je peux vous recevoir vendredi matin. Vous connaissez l’adresse de mon cabinet, je suppose ? 
– Oui. Merci. J’essaierai d’être brève… 
– Eh bien, à vendredi, lieutenant. 
Elle raccrocha. 
– Un témoin dans l’affaire Wolff, précisa-t–elle aux deux autres. Il faudra que je vous mette au courant, d’ailleurs… 
Elle se frotta le front, tout en réfléchissant à voix haute. 
– Bon. Commençons par le commencement. Où est Tony Gorman ? 
– Il habite à Antioch, sur Blue Hole Road. Si vous voulez, on peut aller le ramasser. 
– Je pense que plus on en saura sur ce milieu, mieux on se portera. Ça me touche vraiment que vous essayiez de me protéger, comme ça… Je ne sais pas si ça va pouvoir durer longtemps. Il faut qu’on apprenne au plus vite comment ces vidéos sont filmées, qui les télécharge, tout ça… Je ne sais pas si on va pouvoir agir en toute discrétion, parce que ça va demander du boulot. Je vous couvrirai autant que possible, et Price aussi. Fitz les a vues ? 
– Non. 
– Bon, c’est déjà ça… Je ne sais pas si je pourrais le regarder en face, sinon. C’est déjà assez gênant de savoir que vous m’avez vue… en train de… 
Elle se leva et leur tourna le dos. 
– On ne les a pas regardés, ces films, Taylor. Dès qu’on a compris que c’était vous, on a arrêté et on s’est mis à enquêter… 
Lincoln la prit dans ses bras pour la réconforter. 
– Eh bien, vous n’avez rien manqué car, si je me souviens bien, ce n’était pas du grand spectacle. Vous êtes super, les gars. 
Elle se détacha de Lincoln et tapota sur l’épaule de Marcus. 
– Allez me chercher ce gros connard de Gorman. J’ai deux mots à lui dire.