33.
Taylor souhaitait regagner son bureau du C.J.C. le
plus discrètement possible pour se remettre au travail
d’arrache-pied sur l’affaire Wolff. Mais, en arrivant, elle vit que
les camionnettes de la presse et des chaînes de télévision
encombraient la rue. Des journalistes en pagaille jouaient des
coudes avec des cameramen et des photographes en quête du meilleur
angle de prise de vue possible. Les véhicules des médias étaient
garés tout le long de la IIe Avenue. Les antennes satellites
surmontant les toits faisaient penser à des hérons perchés sur une
patte, pointant vers le ciel de midi leurs longs becs.
– Eh bien, voilà une belle preuve de
popularité, commenta Baldwin.
– Oui, super… Remarque, je préfère avoir les
médias de mon côté. Mais c’est Delores Norris qui ne va pas
aimer ! Et quand l’Oompa est contrariée, elle cherche toujours
à se venger. Je suis sûre qu’elle est déjà en train de manigancer
de nouvelles crasses pour me pourrir la vie. Je crois qu’il va
falloir faire le tour et passer par le parking de l’immeuble
voisin.
– Non. Je crois au contraire que tu devrais
rentrer par la grande porte et faire bonne mine à la face du
monde.
– Tu rigoles ?
– Non. Fais ton entrée comme une reine, une
risette aux journalistes… Salue-les chaleureusement et
dispense-leur des « Pas de commentaires » de ta voix la
plus gracieuse. Ce sera une excellente opération de relations
publiques.
– Je ne veux pas qu’on reparle de moi à la
télé. Et puis, si je me montre comme ça et qu’Aiden est dans la
foule, je ferais une cible facile pour lui. Je suis sûre que ce
n’est pas ce que tu veux.
– Tu as été injustement salie et les
journalistes veulent réparer leurs torts. Laisse-les faire. Aiden
ne va rien tenter au milieu d’une telle foule,
crois-moi.
– Des médias qui veulent réparer leurs
torts ? Tu as fumé la moquette, ou quoi ? Ils n’attendent
qu’une occasion pour me descendre en flammes. Jamais les
journalistes ne me dépeindront sous un jour
favorable !
Mais elle se gara sur le gravier, à côté de la
porte de service. La cohue redoubla ; les micros surgissaient
de la mêlée comme autant de champignons noirs. Dès qu’ils sortirent
de la voiture, ils furent aveuglés par les flashes. L’espace d’un
instant de folie, Taylor songea à l’enfer quotidien que devait être
la vie d’une célébrité.
Pendant que Baldwin lui tenait la porte, elle se
tourna vers la meute, la salua de la main, sourit, ignora les
questions qu’on lui hurlait dans les oreilles.
Le calme qui régnait à l’intérieur du bâtiment
offrait un contraste béni avec l’agitation de la rue. Ils se
rendirent directement dans les locaux de la brigade des homicides.
Fitz, Marcus et Lincoln étaient là. Maintes embrassades et tapes
dans le dos furent échangées. Puis Fitz désigna le bureau de
Taylor.
– L’Oompa vient de sortir d’ici, dit–il. Elle
veut te causer. Alors, fais vite, s’il te plaît. On a plein de
trucs à voir avec toi. Lincoln est sur le point de découvrir le pot
aux roses.
– D’accord, d’accord…
Elle entra dans son bureau. Sur sa table de
travail se trouvait un Post–it où était griffonné, en pattes de
mouche presque indéchiffrables, ce message
laconique :
« Prière de venir immédiatement dans mon
bureau. Capitaine Norris. »
Taylor haussa les sourcils.
– Allons voir ce que cette maudite bonne
femme me veut encore, dit–elle à Baldwin en soupirant.
***
Delores Norris lui parut plus grande dans son
fauteuil que lors de leur dernière entrevue et Taylor se demanda si
elle n’était pas assise sur un annuaire téléphonique. Cela faisait
cinq longues minutes que durait son laïus, mais Taylor avait
décroché juste après l’entrée en matière, au cours de laquelle
l’Oompa lui avait annoncé que l’Office de contrôle avait décidé,
dans sa grande magnanimité, de ne pas tenir compte des allégations
d’intimidation de témoin portées contre elle.
Cette femme ne pouvait plus rien contre elle, à
présent : elle avait été disculpée publiquement du meurtre
dont on l’accusait. Mais l’autre enchaînait sur la responsabilité
professionnelle et sur la prudence nécessaire à l’exercice du
métier de policier. Bla, bla, bla…
Taylor ne se remit à prêter attention au débit
verbal de l’Oompa que lorsqu’elle l’entendit prononcer le mot
magique de « badge », avant de se concentrer sur les
mains ridiculement petites de l’Oompa. Elle récupéra son badge,
mais ne se sentit vraiment revivre que lorsqu’elle se vit
solennellement remettre son Glock.
Elle se tourna pour prendre congé, mais l’Oompa se
racla la gorge d’un air mauvais. Taylor la toisa de toute sa
hauteur et comprit à son expression que le capitaine attendait
qu’elle se fende d’un commentaire.
– Oui ? demanda-t–elle, feignant de
n’avoir pas compris.
– Vous n’avez rien à
ajouter ?
Taylor crut remonter le temps. Sa mère lui posait
souvent la même question quand elle était gamine, du même ton de
réprimande, lorsqu’elle omettait par exemple de remercier un
inconnu qui s’était montré obligeant, mais dont la tête ne lui
revenait pas.
Elle regarda l’Oompa droit dans les yeux pendant
un instant.
– Non, finit–elle par répondre d’une voix
nonchalante.
Puis elle sortit du bureau.
Baldwin l’attendait dans le couloir et lui adressa
un regard interrogatif. Elle se contenta de tapoter sa hanche, où
elle avait déjà rangé son arme de service et son badge. Elle ne dit
pas un mot et se dirigea vers l’escalier. Ce n’est que lorsqu’elle
eut descendu quelques marches qu’elle se mit à rire.
– Ce que le regard méprisant de cette bonne
femme peut me porter sur les nerfs ! Elle ne se prend pas pour
rien, celle-là !
– Tu devrais quand même faire attention, avec
elle. Elle peut encore te nuire.
– Oui, eh bien, qu’elle aille se faire
voir ! Je sais qu’elle m’a dans le collimateur, mais je ne
peux quand même pas changer mes méthodes de travail pour ses beaux
yeux. J’ai déjà eu affaire à des harpies dans son genre. Elles sont
si imbues d’elles-mêmes qu’elles en perdent le respect de leur
entourage… Elle finira bien par se planter. Quant à moi, à partir
d’aujourd’hui, je vais faire tout mon possible pour
l’éviter.
***
La brigade s’était remise au travail
d’arrache-pied.
Taylor avait retrouvé son bureau avec plaisir et
s’y tenait, la porte grande ouverte, tandis que Marcus la mettait
au courant des progrès accomplis pendant son absence. Lincoln et
lui en avaient appris davantage sur les Wolff, leurs films porno,
leurs finances, leur double vie… Derrière Marcus, elle pouvait voir
dans la pièce voisine la jambe de Lincoln qui frétillait
nerveusement. Il avait posé l’ordinateur de Corinne Wolff sur son
bureau et celui de son mari sur le bureau voisin. Il surfait de
fichier en fichier, hochant la tête, lâchant des « oui,
oui » de temps à autre.
Fitz avait été appelé sur la scène d’un meurtre,
mais il avait promis de revenir dès que possible pour les aider à
avancer sur l’affaire Wolff. Marcus venait de commencer à lui
parler des achats d’essence de Wolff pendant la période où sa femme
avait été tuée lorsque le téléphone se mit à sonner. Taylor
décrocha et eut la surprise d’entendre la voix de Fitz. Cela ne
faisait que vingt minutes qu’il était parti.
– C’est toi ? Quoi de neuf ? lui
demanda Taylor.
Le ton de Fitz ne lui avait jamais paru aussi
anxieux.
– Il faudrait que tu viennes…
Elle ne lui demanda pas pourquoi, s’enquit
seulement de l’endroit où il se trouvait.
– Au Parthénon, répondit–il. Viens avec
Baldwin… Ça vous concerne tous les deux. Quelqu’un t’envoie un
message…