28.
Il régnait un froid de canard dans les locaux de
l’Office de contrôle des aptitudes professionnelles de la police de
Nashville. Quelqu’un avait eu la mauvaise idée de pousser la
climatisation à fond, alors que la température, printanière ce
jour-là mais encore basse, ne le justifiait nullement.
Il fallut que Taylor rassemble tout son
self-control pour ne pas grelotter. Elle ne voulait pas donner
l’impression au capitaine Delores Norris qu’elle tremblait de peur.
Elle songea un instant que la fraîcheur excessive causée par l’air
conditionné était peut–être une ruse destinée à accroître la
sensation de puissance de cette police des polices. Price n’avait
pas l’air de s’en faire : il avait croisé les jambes et était
assis silencieusement, perdu dans ses pensées.
Taylor n’avait pas eu beaucoup de contacts avec
l’Office de contrôle depuis la mort tragique de David Martin. Les
collègues qui officiaient à la commission n’étaient pas très
populaires parmi les hommes du rang. Ils ne pouvaient se permettre
la moindre camaraderie avec ces derniers et se faisaient un devoir
de les éviter, afin d’être eux-mêmes au-dessus de tout reproche.
Aucune fraternisation n’était possible.
Lorsque l’Inspection des services était devenue
l’Office de contrôle des aptitudes professionnelles, dont
l’acronyme en anglais était O.P.A., Fitz avait rebaptisé ses
membres les Oompa Loompas, en référence aux petites créatures
grotesques imaginées par Roald Dahl. Les collègues de la brigade
des homicides en avaient tout de suite fait des gorges chaudes et
le terme avait été adopté par tous les policiers de Nashville qui
ne désignaient plus qu’ainsi les membres de la commission. Derrière
leur dos, évidemment.
Lorsqu’un nouveau capitaine avait été nommé à la
tête de la commission de contrôle, trois mois auparavant, il sembla
à tous que le sobriquet n’avait jamais été aussi justifié et Taylor
était allée jusqu’à se demander si le grand patron n’avait pas,
finalement, un sacré sens de l’humour. Delores Norris ne devait pas
mesurer beaucoup plus d’un mètre cinquante. Elle n’avait pas la
taille requise pour entrer dans la police, mais elle avait obtenu
une dérogation, en tant que Noire et que femme. Elle s’était
rapidement hissée hors du rang pour se retrouver, au moment de
notre récit, à la tête du service le plus mal vu de la police. Sa
stature minuscule convenait donc à merveille au surnom par lequel
l’office qu’elle dirigeait était désigné. En outre, ses jambes un
peu arquées lui donnaient une démarche de canard. Quand elle
évoluait en se dandinant dans les couloirs du C.J.C., on pouvait
entendre éclore en sourdine toute une série de Oompa, Oompa sur son passage. Taylor avait peine à
imaginer comment cette femme pouvait supporter d’être raillée
ainsi.
Sauf que cette fois-ci, c’était elle qui était
exposée aux feux de l’Oompa et elle n’avait aucune envie de
rire.
Delores Norris siégeait, le dos raide comme un
piquet, sans que son uniforme amidonné ne frôle le dossier de sa
chaise. Ses cheveux étaient coupés court, grisonnant aux tempes.
Elle lisait le rapport qu’elle avait sous les yeux, en tapotant la
table avec son stylo. Toutes les trois secondes, elle levait les
yeux vers Taylor, par-dessus ses lunettes en demi-lunes, à monture
de plastique rouge, et hochait gravement la tête.
Après cet examen minutieux, qui parut interminable
à Taylor, elle referma le rapport et posa son stylo.
– Lieutenant, je ne vous cacherai pas ma
déception de vous voir dans mon bureau aujourd’hui. Vous aviez
effectué jusqu’à présent un parcours exemplaire dans les rangs de
la police de Nashville. Une bien belle carrière, qui mérite d’être
suivie de près…
Elle parlait avec une intonation particulière, non
pas étrangère mais spéciale, comme si elle s’efforçait de surmonter
un zézaiement ou quelque autre défaut de prononciation. Elle
accentuait les mots bizarrement, ce qui rendait son débit verbal
assez désagréable.
Face à cette femme sèche, Taylor avait
l’impression d’être une collégienne convoquée chez le proviseur,
pour avoir fait l’école buissonnière. Il était facile de se moquer
de l’Oompa, quand on n’avait pas à subir son regard inquisiteur.
Elle se contenta de hocher la tête, ne sachant pas trop ce que
Norris attendait d’elle.
L’autre la dévisagea encore un petit moment et
Taylor aurait pu jurer avoir vu ses lèvres frétiller. Maudite bonne
femme… Elle prenait visiblement plaisir au spectacle de son
embarras, ce qui ne fit qu’accroître sa mauvaise humeur. Elle se
redressa sur sa chaise et regarda Delores Norris droit dans les
yeux. Elle n’avait commis aucune faute grave et rien ni personne ne
pouvait lui donner mauvaise conscience.
– Vous vous rendez compte, lieutenant, que
vous êtes dans une situation fort délicate. Les vidéos où l’on vous
voit en train de…
Elle s’interrompit, renifla comme si une mauvaise
odeur avait soudain envahi la pièce, et reprit :
– En train d’avoir des… relations avec votre
collègue… Ces vidéos sont déjà assez scabreuses… Il faudra qu’on
examine cela séparément. Notre priorité aujourd’hui, c’est la vidéo
où l’on vous voit abattre ce même collègue. De sang-froid,
pourrais-je ajouter.
– Nous savons tous très bien, capitaine, que
cette vidéo a été trafiquée et que j’ai abattu David Martin en
situation de légitime défense. Il essayait de me tuer. Puis-je
ajouter que le grand jury a validé cette version des faits, ainsi
que votre propre service ?
– Taylor…, murmura Price, pour la mettre en
garde.
La jeune policière se tut et serra les
dents.
– Il n’en reste pas moins, lieutenant, que
cette vidéo est extrêmement accablante…
– Mais puisque l’enregistrement a été
trafiqué ! s’agaça Taylor entre ses dents.
– C’est ce que vous dites, lieutenant, c’est
ce que vous dites… Mais il y a un problème, vous ne trouvez
pas ? Passer avant vos collègues, au moment des promotions, ça
ne vous a pas suffi ?
– Comment ça ?
Taylor regarda Price, qui trépignait
d’indignation.
– Capitaine Norris, dit–il avec un calme
étudié, je proteste contre vos insinuations. Les états de service
du lieutenant Jackson sont irréprochables. Elle a atteint son grade
de manière loyale, par son seul mérite. Vous allez trop
loin !
– Vous trouvez ? Ça fait des années que
vous couvrez les initiatives discutables de cette fille, Mitchell.
Il est temps qu’elle se défende toute seule et qu’elle déploie ses
ailes pour qu’on voie si elle sait voler.
– Je ne crois pas que ce soit le moment de
filer des métaphores, Delores. Nous sommes en train d’évoquer la
carrière d’un des officiers de police le plus décoré de Nashville,
une femme qui a su se gagner le respect de ses subordonnés
comme de ses supérieurs.
Le sous-entendu était transparent et Taylor dut
réprimer un sourire, tandis que l’Oompa commençait à montrer des
signes de déstabilisation. Son élocution se fit plus hasardeuse et
le zézaiement reprit un instant le dessus.
– Comment osez-vous insinuer que ze ne mérite
pas le respect de mes subordonnés ? Sachez que z’ai été citée
en exemple plus de quatre fois pour mon dévouement envers les
forces de police de Nashville !
– Delores, dit Price en se penchant vers
elle, je n’insinue rien du tout… Je tiens juste à dire que non
seulement le lieutenant Jackson est une excellente policière,
extrêmement bien notée, mais qu’elle est également respectée par
ses collègues pour son travail de terrain exemplaire, aussi bien
que pour son expérience d’enquêtrice chevronnée. Elle constitue un
atout pour nos services. Elle m’assure que la vidéo a été
retouchée, qu’elle n’a pas abattu de sang-froid l’inspecteur David
Martin, et je la crois. Je vous combattrai de toutes mes forces
pour la défendre, Delores, croyez-moi !
Il avait du mal à présent à contenir sa colère. Il
frotta son crâne chauve d’une main, essuyant la sueur qui y
perlait.
Taylor était stupéfaite. Elle n’avait encore
jamais entendu Price envoyer paître l’un de ses
supérieurs – c’est ce qu’il venait pourtant de faire.
L’Oompa en avait conscience. Son visage s’assombrit et elle
rechaussa ses lunettes pour masquer son dépit. Elle finit par se
racler la gorge en regardant Taylor.
– Eh bien, quelle plaidoirie en votre
faveur ! Maintenant, racontez-nous ce qui s’est vraiment passé
cette nuit–là…
Elle mit en marche un magnétophone posé sur la
table.
– Nous allons enregistrer votre version des
faits.
Taylor consulta Price du regard. Celui-ci fronçait
les sourcils. Il hocha la tête et enroula un doigt dans sa
moustache.
– Allez-y Taylor, dit–il, racontez-nous
exactement ce qui s’est passé, sans rien omettre.
La jeune femme se cala sur son siège avec un long
soupir. Elle aurait aimé dire ses quatre vérités à Delores Norris,
mais elle ravala sa bile. Il aurait été absurde de hasarder une
prise de bec avec cette femme – une gradée acariâtre qui
avait son mot à dire dans une décision concernant la suite de sa
carrière.
– Croyez-moi, dit–elle, chaque détail de
cette nuit est gravé et bien gravé dans ma mémoire. Vous devez vous
douter que ce n’est pas le genre d’événement qu’on oublie
facilement…
Elle rassembla ses souvenirs et les relata, le
plus précisément et le plus sobrement possible.
– Je cherchais un moyen d’informer le
capitaine Price de ce que j’avais découvert. Ce soir-là, j’ai dû
décrocher le téléphone dix fois en dix minutes, sans me décider à
composer son numéro. Je savais que c’était une sale affaire, je
savais que la carrière de certains policiers allait être ruinée.
Mais il fallait mettre un terme à ces trafics…
***
Elle appuya sur la touche de recomposition
automatique, entendit le déclic dans le récepteur puis la sonnerie,
coupa aussitôt la communication et reposa le téléphone sur ses
cuisses. Si elle passait cet appel, il n’y aurait pas de retour en
arrière possible et avoir raison ne ferait de toute façon pas
d’elle une blanche colombe. Et si elle se trompait… Elle préférait
ne pas penser aux conséquences d’une telle erreur. Perdre son
emploi était le cadet de ses soucis, à cet égard.
Elle posa le téléphone sur la table de billard et
descendit au rez-de-chaussée de sa petite maison. Elle alla dans la
cuisine, ouvrit le réfrigérateur et en sortit un diet Coke. Elle se dit qu’elle devrait plutôt boire
un whisky pour se donner le courage de continuer.
Elle tira d’un coup sec sur la languette de la
canette et resta un instant debout, regardant par la fenêtre de la
cuisine. Cela faisait des heures que la nuit était tombée : la
lune avait disparu et l’obscurité semblait impénétrable. Dans une
heure ce serait l’aube, déjà, et il lui faudrait bien, alors,
prendre une décision. Les yeux dans le vague, elle réfléchissait…
Non, il n’y avait pas d’autre solution…
Un bruit inhabituel la ramena à l’instant présent.
Un bourdonnement sourd qui semblait provenir du transformateur
électrique à l’entrée de son allée. Une fraction de seconde plus
tard, elle entendit un craquement sonore et toutes les lumières
s’éteignirent dans la maison.
Dans cette partie du quartier de Bellevue, les
pannes d’électricité étaient monnaie courante. La compagnie qui
gérait la distribution électrique à Nashville maintenait en alerte
permanente une équipe d’intervention. Il semblait donc qu’une
simple saute de courant ait provoqué la panne.
« Pas besoin de s’affoler. Tu es une grande
fille, tu n’as pas peur du noir », se dit–elle, un peu
inquiète tout de même.
Elle fouilla dans son tiroir à bric-à-brac et en
sortit une lampe de poche. Elle appuya sur l’interrupteur et lâcha
un juron lorsqu’elle constata que la lampe ne fonctionnait pas. Les
piles, où étaient les piles ?
Un nouveau bruit, plus étouffé, se fit entendre.
Ses sens se mirent en alerte maximale. Elle tendit l’oreille.
C’était comme une sorte de raclement, du côté de la porte de
derrière. Elle inspira profondément et sortit à pas de loup de la
cuisine, rasant le mur. Elle porta une main à sa hanche et ne
trouva rien : elle avait laissé son pistolet à
l’étage.
Le fracas du verre brisé la fit sursauter. Les
carreaux de la porte-fenêtre qui donnait sur le jardin venaient
d’être cassés. Il était trop tard pour foncer à l’étage et y
prendre son arme. Il aurait fallu qu’elle traverse le salon pour
atteindre l’escalier. L’intrus qui venait de pénétrer chez elle
n’allait pas la laisser circuler à son gré. Elle commença à reculer
précautionneusement vers la cuisine, retenant son souffle, comme si
ça pouvait l’aider à ne pas faire de bruit.
Elle ne vit pas surgir le poing de son agresseur,
elle sentit seulement la violence de l’impact sur sa mâchoire. Les
larmes lui montèrent aux yeux et, avant qu’elle n’ait eu le temps
de réagir, un second coup de poing vint la cueillir un peu plus
haut. Cette fois, elle sentit le sang couler de ses lèvres. Elle
perdit l’équilibre et heurta le mur la tête la première. La rudesse
du choc lui coupa le souffle. Elle se sentit agrippée sans
ménagement.
Il était rapide comme l’éclair. Elle voulut se
retourner pour se baisser, mais une main lui plaqua l’épaule et la
projeta contre le mur de nouveau. Ça aussi, ça faisait
mal !
Elle résista tant qu’elle put. Elle savait que
c’était un homme, non pas seulement en raison de sa force, mais
aussi à cause de la bosse éloquente qu’il lui collait contre les
fesses. Bon, il n’avait pas seulement l’intention de lui casser la
figure, apparemment, il allait la violer, par-dessus le
marché.
Elle ne se laisserait pas faire.
Elle se contorsionna pour se retrouver face à lui
et lui balança un coup de poing. Mais il lui bloqua la main, la
forçant à se retourner de nouveau contre le mur. Il enserra son
cou. Elle se débattit avec l’énergie du désespoir, comprenant
soudain qu’il était venu pour la tuer.
Puisqu’il était plus fort qu’elle et qu’il la
maîtrisait, elle n’eut d’autre échappatoire que de relâcher tous
les muscles de son corps. Elle se laissa choir mollement,
surprenant l’homme par la brusque différence de poids entre un
corps actif et une masse inerte. Elle profita de cet instant de
répit pour appuyer son pied droit contre le mur et pousser de
toutes ses forces. Le peu d’espace ainsi créé entre eux lui permit
d’échapper à son étreinte. Elle bondit et tomba, heurtant le coin
de la table basse et s’ouvrit le menton au passage.
L’intrus revint sur elle immédiatement. Elle
s’appuya alors sur la robuste table pour se redresser et lui
asséner un direct du droit, dans les règles du noble art, visant
juste au-dessous du menton. Son poing s’écrasa contre la glotte de
l’homme et elle l’entendit grogner de douleur. Crachant le sang qui
lui emplissait la bouche, elle le gratifia d’un deuxième coup de
poing en plein estomac et entendit ses poumons qui se vidaient
d’une traite. Il chuta contre le mur. Elle en profita pour bondir
vers l’escalier. Il se releva pour la rattraper, mais elle se
montra plus rapide que lui. Elle escalada les marches aussi vite
qu’elle le put et parvint dans la salle de billard, au moment où
son agresseur atteignait le palier. A cet instant, la lumière
revint, aveuglant la jeune femme pendant un bref
instant.
Le pistolet se trouvait sur le rebord de la table
de billard, juste à côté du téléphone, là où elle l’avait laissé
lorsqu’elle était descendue se chercher un soda. Elle devenait
imprudente. Avec tout ce qui se passait, elle n’aurait pas dû se
croire en sécurité chez elle.
Sa main se referma sur la crosse du Glock. Elle
l’empoigna et fit volte-face à l’instant même où l’homme fonçait
vers elle en hurlant. Elle ne prit pas le temps de songer aux
conséquences de son acte : elle réagit, tout simplement.
Tirant d’instinct plutôt que visant, elle lui logea une balle entre
les deux yeux. Entraîné par son élan, il fit quelques pas
supplémentaires. Puis il s’écroula à moins de deux mètres
d’elle.
Elle entendit sa propre respiration, sonore et
hachée. Elle sentit le goût du sang dans sa bouche et posa une main
enflée sur sa mâchoire pour tâter délicatement ses dents et ses
lèvres. Elle évalua à deux le nombre de ses molaires cassées. La
montée d’adrénaline cessa subitement. Elle s’écroula sur le sol à
son tour, à côté du corps sans vie.
Les élancements qui provenaient de sa mâchoire lui
firent reprendre connaissance. Le ciel, au-dehors, était en train
de s’éclaircir. La lumière de l’aube venait éclairer le triste
tableau qui s’offrait à ses yeux. Elle avait dû rester évanouie un
bon bout de temps. En se levant, elle examina la scène. L’homme
était effondré sur le sol et son sang s’écoulait encore lentement
sur la moquette.
Elle secoua la tête pour se remettre les idées en
place. Pendant combien de temps avait–elle lutté avec son
agresseur ? Cinq minutes ? Une demi-heure ? Elle
avait l’impression de s’être battue pendant des heures. Son corps
était tout endolori, vidé de son énergie. Sans parler de la croûte
de sang qui lui cernait la bouche et la plaie béante qui barrait
son menton. Elle posa sa main sur son nez. Il était cassé, une fois
de plus…
Elle regarda le cadavre. Il était à plat ventre,
légèrement incliné vers la droite. Elle glissa ses orteils sous son
bras droit et retourna le corps avec le pied. Il devait rester un
peu d’adrénaline dans son système sanguin, car son cœur se remit à
battre la chamade. Elle ne l’avait pas raté : un trou sanglant
et minuscule lui perçait le front. Elle tendit le bras pour palper
son pouls au niveau de la carotide, mais ne perçut aucun signe de
vie. Il était mort. Bien mort.
– Oh, David, murmura-t–elle…
***
Taylor retenait avec peine les larmes qui lui
gonflaient les yeux. Elle bougea un peu, revenant lentement au
présent, refoulant le passé loin dans sa mémoire, puis fixa Delores
droit dans les yeux.
– Le grand jury a entendu ma déposition, en
tout point identique à ce que je viens de vous raconter. Les jurés
ont estimé que j’avais agi en état de légitime défense. Quant à
votre service, il a établi que je n’avais commis aucune faute
professionnelle. Ce que vous avez vu sur cette vidéo, c’est un
trucage. L’électricité a été coupée pendant l’agression. Ça a dû
interrompre le fonctionnement de la caméra… Je ne crois pas qu’il
faille accomplir des prouesses techniques pour trafiquer ce moment
de l’enregistrement.
L’Oompa se leva en se tortillant. Debout, elle
mesurait la même taille que Taylor assise. Elle la toisa d’un
regard sévère.
– Ça, c’est à nous, et à nous seuls, d’en
décider, lieutenant. Il y a eu aussi une plainte de déposée contre
vous pour harcèlement et détention arbitraire. Il semble que vous
ayez eu une conversation déplaisante avec un témoin potentiel. Il
prétend que vous avez sorti votre arme devant lui. C’est
vrai ?
Zut… Ce salaud de Tony Gorman. Elle l’avait
sous-estimé, celui-là.
– Ce n’est pas tout à fait comme ça que ça
s’est passé, hasarda-t–elle.
– C’est vous qui le dites… Je crois que vous
avez franchi un peu trop de lignes rouges. Je suis désolée, mais
pendant que nous enquêterons sur votre cas, il va falloir que vous
nous rendiez votre badge et votre arme de service. Je tiens à ce
que nous nous conformions aux règles. A dater d’aujourd’hui, vous
êtes suspendue sans traitement, en attendant les conclusions de
notre enquête. Nous déterminerons ce qui s’est vraiment passé la nuit où vous avez tiré sur votre
collègue. Malgré tout ce qu’on dit à ce propos à la télévision, il
n’est pas si facile de trafiquer des bandes vidéo, vous savez… Et
puis nous allons nous pencher également sur les allégations de
détention arbitraire qui ont été formulées à votre
encontre.
– Comment ça ? demanda
Taylor.
– Vous ne pouvez pas la suspendre pour de
tels motifs, protesta Price. Elle n’a commis aucune
faute !
L’Oompa leur adressa à tous deux un sourire cruel
et leva la main.
– Ah bon ? Je crois, quant à moi, que le
meurtre d’un collègue, perpétré de sang-froid, peut être qualifié
de faute. De même que menacer un témoin avec son arme de service.
J’ai le pouvoir de suspendre le lieutenant et c’est exactement ce
que je viens de faire. L’opinion publique réclamerait ma tête, si
elle avait l’impression que nous couvrions de tels agissements.
Votre arme et votre badge, lieutenant…
Taylor dut se faire violence pour ne pas
protester. Elle savait qu’un esclandre ne ferait qu’aggraver son
cas. Delores Norris l’avait de toute évidence dans le collimateur.
Et une telle inimitié pouvait s’avérer fatale pour sa carrière.
Elle se leva. Elle surplomba la femme de sa haute stature, ne cilla
pas et porta seulement la main à sa hanche.
Elle dégagea le Glock de son étui et le posa dans
les mains minuscules de Norris. Puis elle ôta son badge de sa
ceinture et le posa doucement sur l’arme de service. Puis elle
tourna vivement les talons et sortit du bureau de l’Office de
contrôle sans se retourner.