5. 
– Je ne veux rien entendre d’autre dans votre bouche que : « Je vais coincer ce salaud pour qu’il paie cher ce qu’il a fait. » Je ne veux rien entendre d’autre, vous avez saisi ! 
Matthew Harris avait fait un pas en direction de Taylor, pointant vers sa poitrine un index menaçant, comme s’il la mettait en cause dans la tragédie qui venait de frapper sa famille. 
La jeune femme se leva, étira son mètre quatre-vingts, deux ou trois centimètres de moins à peine que l’homme qui se trouvait en face d’elle. 
– Papa ! Qu’est–ce qui te prend ? 
Michelle retint son père par le bras, le tira en arrière et le força à s’asseoir. 
– Je suis désolée, lieutenant, dit–elle. Ce genre d’attitude ne lui ressemble pas. 
Taylor eut alors une brève vision de son propre père la regardant d’un air incrédule au travers d’une vitre de voiture de patrouille, mais elle secoua bien vite la tête pour chasser cette image. 
Matthew Harris s’assit lourdement à la table de la cuisine, et, la tête plongée dans ses bras repliés, il se mit à pleurer. 
Taylor croisa le regard de Fitz, sur la terrasse, et lui adressa un signe discret. Il vint les rejoindre, suivi du jeune Derek. Le garçon s’assit, en posant la main sur le dos courbé de son père. 
Taylor fit signe à son second de la suivre, laissant les deux enfants s’occuper du père, et tous deux passèrent dans le jardin en refermant la porte-fenêtre derrière eux. 
Taylor chaussa ses lunettes de soleil. 
– Quoi de neuf ? demanda Fitz. 
– Pas grand-chose. Michelle Harris m’a fait le même récit deux fois. Avec des détails identiques. D’après moi, rien de ce qu’elle m’a dit n’a été répété à l’avance. Ce qui nous donne au moins une chronologie. Les lanternes extérieures sont restées allumées pendant tout le week-end et la voisine a vu Corinne vendredi après-midi. Michelle Harris nous a dit que sa sœur avait pour habitude d’allumer ces lanternes à la tombée de la nuit… On peut donc en déduire que le meurtre n’a pas eu lieu avant vendredi soir. Les sœurs sont sous le choc, le père est en train de craquer. 
– Ça peut se comprendre. 
– Bien sûr. La mère a refusé de prendre un tranquillisant. J’aimerais la voir avant qu’elle ne change d’avis. Et j’ai hâte de rencontrer le mari… 
– Le frère m’a suggéré de suivre cette piste. 
– Ah bon ? C’est prometteur ! J’aimerais l’entendre, lui aussi. Le père vient de sous-entendre qu’il tenait son gendre pour responsable, lui aussi. Mais je n’ai pas eu le sentiment qu’il pensait que c’était Wolff le meurtrier. Il lui reproche de ne pas avoir été là pour protéger sa femme. 
– Derek, lui, semble penser que Wolff est parfaitement capable d’avoir fait le coup. Il m’a dit qu’ils se disputaient tout le temps, que Corinne parlait de le quitter. 
Taylor regarda par-dessus la haie. Mme Manchini bénéficiait incontestablement d’une vue imprenable sur le jardin de ses voisins. 
– La sœur n’a pas du tout parlé de mésentente au sein du couple. Allons interroger la mère, si elle est en état de répondre, ensuite on ira recueillir la déposition du frère. 
***
– Madame Harris, j’aimerais que vous me parliez de votre fille… 
Elles étaient dans la cuisine aux rideaux de chintz, attablées devant une tasse de thé bien chaud et odorant. La mère de Corinne allait un peu mieux. Le père Ross était assis à ses côtés et lui tenait la main. 
Elle renifla, en s’essuyant le nez avec un mouchoir jetable. 
– Que voulez-vous savoir ? 
– Est–ce que votre fille avait des ennemis ? Se disputait–elle avec son mari ? Quel genre de femme était–ce ? Il est important que je me familiarise avec elle, que j’apprenne qui elle était, pour avoir une chance d’arrêter son meurtrier. 
– C’était une gamine merveilleuse. Très douée. 
– Douée, dans quel sens ? 
– C’était une sportive accomplie. Une excellente joueuse de tennis… Elle a été classée dans les dix premières de son groupe d’âge pendant toute sa carrière. Elle voulait participer aux jeux Olympiques. Mais tout a changé quand elle est entrée en terminale… 
– D’après vous, qu’est–ce qui a motivé ce changement ? 
Julianne Harris réprima un sourire. 
– Elle a découvert les garçons… Elle a arrêté de s’entraîner et a décidé de mener une vie normale. C’était un énorme gaspillage de talent, à mon avis… Elle avait tout ce qu’il fallait pour intégrer le circuit professionnel. Rendez-vous compte : elle a été finaliste à Wimbledon, en junior, contre la joueuse numéro un ! Une Russe. Corinne a failli l’emporter. Perdre ce match a été difficile, pour elle. 
Au ton de sa voix, Taylor jugea que cette défaite avait été très pénible pour Mme Harris aussi. 
– Ensuite, qu’a-t–elle fait ? 
– Elle a eu de très bonnes notes au bac et elle est entrée à l’université Vanderbilt. Elle a continué à jouer au tennis, mais sans la ferveur de ses années d’enfance. Puis elle a rencontré Todd. Ils ont obtenu leur diplôme en même temps. Elle a travaillé un peu, au début, et elle est tombée enceinte d’Hayden. Ils étaient si heureux. Vous auriez dû voir son regard quand elle me l’a annoncé ! Et sa grossesse s’est très bien passée. La deuxième a été moins simple, mais Corinne avait du répondant. 
– Comment qualifieriez-vous sa relation avec Todd ? 
Julianne Harris se mit à triturer subitement le mouchoir en papier effiloché qu’elle tenait à la main. Taylor en déduisit qu’elle s’efforçait de réfléchir à une réponse convenable. Pour protéger le mari ou pour préserver la mémoire de sa fille ? Elle n’était pas impartiale dans cette affaire. Elle avait une petite-fille à l’avenir de laquelle elle devait songer. 
– Oh, lieutenant, que voulez-vous que je vous dise ? C’était une famille comme les autres. Ils avaient parfois des différends, mais qui me semblaient superficiels. Quand un problème survenait, Corinne m’appelait pour s’en plaindre. Mais, pour autant que je sache, Todd n’est jamais allé trop loin. C’est un homme qui a la tête sur les épaules et de bons revenus. Il travaille trop, c’est vrai, mais enfin il est le seul à subvenir aux besoins du ménage. Corinne ne voulait pas avoir d’enfants élevés par des nounous. Elle tenait absolument à rester à la maison avec Hayden. Et Dalton… On vous a dit qu’ils allaient l’appeler Dalton ? De mon temps, ça portait malheur de nommer les enfants avant leur naissance… La preuve, dit–elle sombrement. 
Ses larmes se remirent à couler. 
– C’est un joli prénom, madame Harris. Je compatis de tout cœur avec vous. Merci pour votre franchise. Vous pouvez rejoindre votre famille, maintenant. 
***
Quand ce fut le tour de Derek, Taylor l’emmena à l’extérieur pour causer un peu avec lui. Ils s’assirent sur les fauteuils de la terrasse. Fitz et elle lui faisaient face. Il ne se priva pas de dire du mal de son beau-frère. 
– Ça faisait un bout de temps qu’ils ne s’entendaient plus. Corinne m’avait fait jurer le secret. Elle savait qu’elle pouvait compter sur moi. Elle ne souhaitait pas en parler à Michelle. Michelle est un peu vive… Si elle avait appris que le couple battait de l’aile, elle aurait harcelé Corinne pour qu’elle quitte Todd… 
– Dites-nous ce qui s’est passé. 
– Corinne ne m’a pas donné de raisons précises. Elle m’a seulement dit qu’il y avait eu une scène de ménage terrible. Je me souviens qu’elle est venue chez nos parents, ce soir-là, et qu’elle avait l’air d’avoir beaucoup pleuré. En tout cas, on s’est mis à bavarder après le dîner et elle m’a confié que Todd était entré dans une colère terrible et l’avait accablée de reproches. Elle ne l’avait pas vu depuis cinq jours et ne savait pas où il pouvait bien être. En fait, il est rentré au bercail le lendemain. Je suis passé chez eux après mes cours, pour vérifier que tout allait bien. Corinne était assise dans le salon, elle buvait une bière. Elle avait l’air de bonne humeur et semblait contente de son retour. Vous pensez qu’il l’a tuée ? 
Taylor esquiva la question. 
– Quel est le métier de Todd ? 
– Il est promoteur immobilier. Il construit des lotissements dans des quartiers vraiment riches comme The Trace, Harpeth on the Walk. Il fait également construire hors de l’Etat… C’est pour ça qu’il voyage tout le temps. Il est souvent en déplacement pendant le week-end pour visiter des chantiers dans les Etats voisins. 
– Il s’agit de Wolff Construction ? C’est lui qui dirige cette boîte ? demanda Fitz. 
– Oui. Vous en avez entendu parler ? 
– J’ai visité une de leurs maisons modèles à Harpeth on the Walk. C’était très chouette, je dois dire… 
– Todd est un bon professionnel. Il a beaucoup d’énergie. Il est toujours en quête d’un nouveau contrat. C’est un type honnête. Avant que Corinne ne me parle de cette dispute, je ne me doutais pas qu’il y avait des problèmes entre eux. Je sais que ça arrive à tout le monde, mais moi, je ne connais que mes parents et ils sont toujours amoureux l’un de l’autre. Les scènes de ménage, on ne connaît pas dans notre famille… 
Ça devait être agréable, en effet. Bien sûr, les parents de Taylor ne se disputaient pas comme des sauvages, ils se contentaient d’être d’une politesse glaciale l’un envers l’autre. Un manque de passion, pourrait–on dire. 
– Pensez-vous que votre beau-frère aurait pu faire du mal à votre sœur ? 
Derek avait de grands yeux. Il était jeune, mais pas au point de ne pas comprendre l’insinuation. 
– J’ai du mal à l’imaginer en train de la tuer. Mais tout est possible, n’est–ce pas ? 
C’était exactement ce qu’elle voulait entendre. 
– Merci, Derek. Si vous vous souvenez d’un détail, même qui vous paraîtrait insignifiant, faites-le-moi savoir. 
Elle lui tendit sa carte. Il la prit et rentra dans la maison. 
Taylor et Fitz commencèrent alors à comparer leurs notes, puis le téléphone portable de Taylor sonna. Elle le détacha de sa ceinture et consulta le numéro de son correspondant. C’était Tim Davis. 
– Quoi de neuf ? demanda-t–elle en décrochant. 
Tim avait l’air tout excité. 
– Il faut que vous reveniez ici. Je crois que j’ai retrouvé l’arme du crime !