31. 
Lorsque Taylor sortit du cabinet médical, les idées et les hypothèses se bousculaient dans sa tête. Elle commençait à avoir une idée plus précise de la personnalité de Corinne Wolff. Elle n’ignorait pas que la meilleure manière de résoudre une affaire de meurtre consistait à connaître la victime. Et il y avait toutes les chances pour que l’assassin appartienne à son entourage. L’évidente frénésie avec laquelle elle avait été battue à mort, l’apparente facilité avec laquelle le tueur avait accédé à sa maison : tout désignait un meurtrier animé par la vengeance, la volonté d’infliger un châtiment. C’est–à-dire un proche, un membre de son entourage. Si elle arrivait à se glisser dans l’intimité de Corinne, elle parviendrait d’autant plus facilement à démasquer son assassin, qui pouvait fort bien être Todd, d’ailleurs. Nombre d’indices l’accusaient. Mais cela pouvait aussi bien être quelque autre personnage ayant été en rapport avec la victime. 
Comme elle n’en était plus à une irrégularité près, elle se demanda si Julianne Harris accepterait de lui parler au téléphone. Sa fille Michelle avait certes clamé haut et fort que la policière n’était pas du côté de la famille, mais la mère n’était peut–être pas du même avis… Elle sortit son calepin et en feuilleta les premières pages. Oui, le numéro des Harris y figurait. Elle le composa. 
Ce fut Julianne qui répondit. 
– Vous avez des nouvelles ? demanda-t–elle, dès que Taylor se fut présentée. 
– Madame Harris, je vous remercie d’accepter de me répondre au téléphone, je suis… 
– Je ne veux pas que l’on parle de ce qui vous arrive, lieutenant. Que voulez-vous savoir ? 
Sèche et concise. Taylor se jeta à l’eau : 
– Madame Harris, saviez-vous que votre fille prenait des médicaments pour traiter son hyperanxiété ? 
Il y eut un silence, puis Julianne soupira. 
– Oui, répondit–elle. 
– Savez-vous pourquoi ? 
Il y eut un nouveau silence. 
– Laissez-moi reformuler la question, reprit alors Taylor. 
Mais son interlocutrice la coupa : 
– Non, lieutenant, ce n’est pas la peine. Corinne était anxieuse, c’est vrai. Elle souffrait de crises de panique qui avaient un rapport avec sa grossesse. Elle n’a pas voulu me dire pourquoi, mais je savais à quoi m’en tenir. 
– C’est–à-dire ? 
– Je ne veux pas dire du mal de ma fille, lieutenant. Je crois qu’il vaut mieux mettre un terme à cette conversation. 
– Corinne avait–elle un amant, madame Harris ? 
Mme Harris lâcha une petite plainte avant de s’exclamer : 
– Comment l’avez-vous su ? 
« Je l’ai deviné. » 
– Qui était–ce ? 
– Je ne le sais pas. Je ne suis même pas absolument certaine qu’elle en ait eu un, au fond. Son comportement était étrange peu avant sa mort. Versatile, fantasque, obsédée par le moindre détail. Je ne l’avais vue comme ça qu’une fois, à propos d’un garçon pour qui elle avait le béguin en terminale. Ils sont sortis ensemble brièvement, très brièvement, et quand il a rompu avec elle, elle s’est effondrée. Elle est tombée dans une profonde dépression et s’est mise à lui écrire des lettres pour le supplier de renouer. Ça n’a duré que très peu de temps ; on a réussi à lui changer les idées en quelques semaines. Ces derniers temps, son comportement était un peu le même qu’à cette époque. Une mère s’en aperçoit toujours, quand sa fille va mal, lieutenant. Voilà tout ce que je peux vous dire. 
– Merci, madame Harris. Votre aide m’a été précieuse. 
Taylor raccrocha, tâchant de faire le lien entre tous les éléments. Todd Wolff était revenu sur ses propos concernant ses dernières relations sexuelles avec sa femme. Il avait commencé par dire qu’ils n’avaient pas fait l’amour durant la semaine. Une situation adultère expliquerait donc la présence de sperme dans l’organisme de Corinne. On attendait encore les résultats des analyses d’A.D.N. qui infirmeraient ou confirmeraient les dires de Wolff. Si Corinne avait une liaison extraconjugale, qui donc était son amant ? 
Elle prit quelques notes, puis pesa le pour et le contre avant de décider de prolonger sa fugue. Thalia Abbott était la prochaine sur sa liste. 
Absorbée dans ses interrogations, Taylor ne remarqua pas l’homme aux cheveux bruns qui l’épiait, de l’autre côté de la rue. 
***
De retour dans sa voiture, la jeune femme sortit de son portefeuille le bout de papier où étaient inscrites les coordonnées de Thalia Abbott. Elle composa le numéro et eut la satisfaction d’entendre une voix douce lui répondre à la première sonnerie. 
Elle se présenta comme étant une amie de Jasmine, omettant de préciser qu’elle était flic. Elle avait deux bonnes raisons pour agir ainsi : d’abord ne pas effaroucher Thalia ; ensuite empêcher ce vieux chameau de Delores Norris de dire qu’elle avait induit un témoin potentiel en erreur. 
Thalia ne lui demanda pas ce qu’elle lui voulait ; elle répondit simplement qu’elle serait heureuse de la rencontrer. Taylor lui demanda donc si elles pouvaient se voir tout de suite. La fille acquiesça et proposa de la retrouver quarante minutes plus tard à l’église catholique de St. Ann’s, sur Charlotte Pike. 
Taylor raccrocha en songeant qu’elle avait tout son temps. Elle démarra sa 4Runner et, profitant d’une accalmie dans la circulation, elle fit un demi-tour complet et se dirigea vers l’université Vanderbilt. 
Alors qu’elle franchissait le portail en pierre, son téléphone portable sonna. Elle espéra que ce ne soit pas la jeune fille qui appelait pour décommander le rendez-vous, ayant subitement changé d’avis. Non. Un coup d’œil sur le numéro qui s’affichait lui indiqua que c’était Baldwin. 
Elle baissa la radio et, composant sa voix, s’apprêta à faire semblant d’être à la maison. Ainsi préparée, elle répondit d’un ton enjoué : 
– Salut, mon amour… 
– Taylor, pourquoi n’es-tu pas à la maison ? 
Mince ! Il avait été rapide. Fallait–il nier ou avouer ? Connaissant Baldwin comme elle le connaissait, elle se dit qu’il pouvait y avoir deux raisons pour qu’il sache qu’elle avait enfreint la consigne. Soit le garde n’avait pas su tenir sa langue, soit elle était suivie très discrètement. Elle s’était trouvée convaincante avec le garde et choisit la seconde hypothèse. Autant dire la vérité, donc… 
– Je ne supportais pas de rester à rien faire. Tu devrais comprendre, tu me connais… 
– Et toi, tu devrais comprendre que cette situation est très dangereuse ! 
A sa voix, elle comprit qu’il n’était qu’agacé, pas vraiment en colère. Il la connaissait si bien… 
Elle prit le parti d’en sourire. 
– Je sais, je sais… Je suppose que tu me fais suivre… 
– Tu ne t’en es pas rendu compte ? Taylor, est–ce que tu réalises que tu pourrais être suivie par Aiden, et non par l’un des nôtres ? 
– Si c’était le cas, tu ne m’appellerais pas, tu serais déjà là, comme un preux chevalier brandissant son épée pour sauver sa dame… Je n’ai pas besoin d’être protégée, mon chéri… 
– Oh si ! Et plus que tu ne le sais ! Mais passons… Tu peux me dire ce que tu fabriques ? 
– Je suis sur une piste. 
– J’aimerais que tu me laisses m’occuper des vidéos. Sherry a déniché de nouvelles informations. On est prêts à leur tomber dessus. 
– Bonne nouvelle. Mais, en fait, je suis en route pour un rendez-vous en rapport avec l’affaire Corinne Wolff. 
– Taylor, dois-je te rappeler… 
– Non, pas la peine. Je sais. Je n’ai plus de badge. Je n’ai pas le droit. Je risque d’entacher d’irrégularité l’enquête en continuant de m’en mêler… 
L’amertume avec laquelle elle avait prononcé ces mots la surprit elle-même. La colère que sa suspension avait engendrée était encore à fleur de peau, bien davantage qu’elle ne voulait l’admettre. Maudite Oompa ! 
– Bon… Ecoute… Je vais envoyer un texto à l’équipe qui te suit pour l’avertir que tu es au courant de la filature. Comme ça, ils pourront te suivre de plus près. Et je compte sur toi pour ne pas essayer de les semer… D’après ce qu’ils m’ont dit, tu conduis comme une dingue. 
***
Taylor roulait maintenant dans Murphy Road, puis tourna dans la 46e Rue, juste devant le vaste terrain de golf McCabe. Elle traversa ensuite Sylvan Park. Dans Colorado Avenue, elle se mit à situer mentalement tous les Etats dont des artères de Nashville portaient le nom. C’était un petit jeu auquel elle jouait avec Sam, lorsqu’elles étaient petites et que les parents de cette dernière les amenaient en voiture manger une glace au Bobby’s Dairy Dip, sur Charlotte Avenue. Elles s’attribuaient des points – un par capitale de l’Etat dont la rue qu’elles empruntaient portait le nom. Les parents de Sam étaient obligés de suivre un itinéraire différent chaque fois pour que les fillettes puissent confronter ainsi leurs connaissances géographiques. La gagnante avait ensuite le droit de choisir sa glace la première. 
Elles mettaient du cœur à ce jeu. Elle l’emportait rarement sur Sam, laquelle, à sept ans, possédait un étonnant savoir encyclopédique, aussi étendu que superflu. Comme elle aurait aimé remonter le temps pour revivre l’époque où ce qui comptait le plus, dans la vie, était d’être servie la première chez le glacier ! 
« Assez d’enfantillages », se dit–elle. Elle prit à gauche dans Charlotte Avenue, dépassa sa destination et poussa jusqu’au pâté de maisons suivant. Elle se gara dans le parking du Dairy Dip, où les clients faisaient déjà la queue à 9 heures du matin. Il n’était jamais trop tôt pour manger une bonne glace ou un hamburger bien juteux. 
Elle revint à son véhicule avec un cône à l’italienne, parfum chocolat, et s’y installa pour déguster sa glace, non sans avoir verrouillé les portières. 
Quand elle eut terminé, elle froissa la trop fine serviette en papier fournie par le glacier, se débarbouilla le museau avec et redémarra. Elle revint vers St. Ann’s et se gara de façon bien visible sur Charlotte Avenue. Elle attendit une bonne minute pour sortir de la voiture, afin de laisser le temps à ses suiveurs de se positionner. 
Guidée par les panneaux indicateurs, elle se dirigea vers l’école et l’église adjacente du même nom. St Ann’s était une église catholique ouverte à toutes les nationalités : il s’y disait des messes en anglais mais aussi en espagnol et en coréen. L’école offrait une scolarité complète, de la maternelle à la première, tant aux paroissiens de Nashville qu’aux parents non-catholiques qui souhaitaient que leurs enfants reçoivent une excellente éducation dans un établissement privé. 
Lorsque Taylor pénétra dans l’église, où flottait un parfum d’encens, elle trempa sans y songer ses doigts dans le bénitier et se signa. Elle fixa l’autel un instant et sentit une chaleur apaisante naître en elle. Elle avait toujours aimé les églises, même si elle n’allait plus que très rarement à la messe. Chaque fois qu’elle se retrouvait dans une église, elle se promettait d’y entrer plus souvent, mais, dès qu’elle en était sortie et se retrouvait confrontée à la réalité, elle oubliait aussitôt son projet. 
– Vous êtes catholique ? 
La voix la surprit et la fit sursauter. 
Une fille mince et élancée, qui arrivait au terme de son adolescence, se tenait à sa gauche. Ses cheveux châtains étaient longs et raides. Elle l’observait de ses yeux marron, singulièrement expressifs. Son sourire laissa paraître une rangée de dents régulières et immaculées. Sa peau était laiteuse et lisse. Taylor eut l’impression de l’avoir déjà vue quelque part, avant de constater qu’elle ressemblait à Noelle Pazia, l’une des victimes de L’Etrangleur du Sud, le tueur en série que Baldwin et elle avaient capturé l’été précédent. Il y avait chez Noelle une indicible innocence qui avait toujours hanté Taylor depuis et elle ne put s’empêcher de frissonner lorsqu’elle leva les yeux vers ce portrait craché de l’étudiante assassinée. 
– Vous êtes bien le lieutenant Jackson ? 
– Oui. 
– J’ai vu les infos, dit simplement Thalia d’un ton neutre, exempt de tout jugement. 
– Formidable ! 
– Ne vous en faites pas pour ça. Aucune personne sensée ne peut croire que vous avez tué ce type sans y avoir été obligée ! Je le vois dans vos yeux, d’ailleurs. Vous êtes une protectrice, pas une vengeresse. 
Vaguement flattée, Taylor lui sourit. 
– J’en connais qui ne seraient pas d’accord. Et vous, vous êtes Thalia Abbott ? 
– Et vous n’êtes pas catholique… 
– Non. J’ai reçu une éducation protestante. Mon père était catholique, pourtant. Comment avez-vous deviné ? 
– Vous n’avez pas cet air coupable… Quand vous avez fait le signe de croix, vous êtes passée tout droit devant le confessionnal sans marquer une pause et sans lui accorder un regard… Sans être tentée d’aller y soulager votre conscience… Alors que la plupart des catholiques non pratiquants auraient eu un moment d’hésitation. 
Elle sourit et Taylor lui rendit son sourire de bonne grâce. Elle ne s’attendait pas à entendre ce genre de propos, d’une telle religiosité, dans la bouche d’une ex-starlette du porno. 
– Allons faire quelques pas, proposa Thalia. 
Elle mena Taylor dans la sacristie. Elle tenait un chiffon à la main et Taylor s’aperçut qu’elle époussetait les meubles sur son passage. 
– Vous êtes trop âgée pour suivre des cours ici… 
– C’est vrai. J’y travaille. Comme sacristaine. Je fais le ménage pour les prêtres et les bonnes sœurs, en attendant de décider ce que je vais faire de ma vie. Je songe sérieusement à entrer dans les ordres, à devenir novice à l’automne. J’ai entendu l’appel de la vocation. 
« Sacrée reconversion ! », pensa Taylor. 
En temps normal, elle l’aurait exhortée à choisir une autre voie. Devenir religieuse et se couper ainsi du monde lui paraissait un choix dramatique pour une aussi jeune personne. Mais il y avait une lueur dans le regard de Thalia Abbott qui la dissuada de prodiguer ce conseil banal. Cette fille savait ce qu’elle voulait. Intervenir dans ses choix aurait été déplacé. 
– Thalia, c’est un joli prénom. C’est grec ? 
La fille la regarda avec étonnement. 
– Bien deviné, lieutenant. Ma mère vient d’Athènes. Thalie est la muse de la Comédie. C’est également le nom de l’une des trois Grâces – Thalie la Florissante. J’aimerais, moi aussi, stimuler la créativité des artistes, comme la Thalie de la mythologie. J’ai l’intention d’enseigner les arts, plus tard… Le choix de ma mère a peut–être été prophétique. 
Elles repassèrent dans la nef de l’église et Thalia désigna une porte discrète, tout au fond, qui les mena au-dehors, dans un petit jardin entièrement cerné par les bâtiments environnants. Un chemin de galets serpentait parmi des parterres de gazon. Des statues étaient disposées discrètement aux quatre coins du jardinet, un banc de pierre voisinait avec une fontaine. Elles s’y assirent côte à côte. 
– C’est mon endroit favori, ici, dit Thalia. C’est un lieu qui favorise la réflexion. 
Taylor ressentait encore l’espèce de paix intérieure qui l’avait saisie en pénétrant dans l’église. 
– Je vous comprends… Vous pourrez enseigner les arts quand vous serez religieuse ? 
– Bien sûr. Dans ce monde qui va trop vite, les gens ne prennent plus le temps de lire. Les arts peuvent jouer un rôle déterminant dans la communication, surtout chez les jeunes. En tout cas, il nous reste de longs siècles d’art sacré à étudier. 
Elles restèrent silencieuses un instant, puis, d’une voix empreinte de tristesse, Thalia reprit : 
– Jasmine m’a appelée. Elle m’a demandé de répondre à vos questions… Je ne sais pas tout de la société secrète, mais je peux vous renseigner. Je souhaite vous aider autant que je le peux. 
– C’est gentil. Jasmine m’a dit qu’il existait un club de filles qui tournent dans des vidéos porno destinées à être mises en ligne sur internet. Que pouvez-vous me dire à ce sujet ? 
Thalia fixa ses mains, posées sur ses cuisses. 
– Appartenir à ce club, c’est censé être la classe… Un club auquel toutes les filles rêvent d’adhérer… Où seules les plus belles et les plus appréciées sont intronisées. Vous voyez ce que je veux dire par « intronisées », hein ? 
– Oui. L’impétrante est cooptée par le groupe et puis elle doit se soumettre à d’horribles rituels, avant d’être acceptée dans la confrérie. 
– On dirait que vous avez connu ça… 
– Eh oui, dit Taylor. Mais je ne pense pas que mon initiation ressemblait à ce que vous avez pu subir. 
– Sauf si la première épreuve consistait à faire une fellation au capitaine de l’équipe de football. 
S’efforçant de dissimuler son dégoût, Taylor répondit d’un ton badin : 
– Non, ce n’était pas du tout comme ça, de mon temps… C’est ainsi que vous avez été intronisée ? 
– Oui. J’ai trouvé un message dans mon casier, me demandant de me rendre tout de suite à la Pergola. C’est comme ça qu’on appelle une petite remise qui borde le terrain de foot et où les jeunes vont fumer en cachette. J’ai suivi les instructions. On m’a mis un bandeau sur les yeux dès que j’ai franchi la porte. On m’a forcée à m’agenouiller. On m’a expliqué que mon intronisation avait été décidée et que, pour prouver que j’étais digne d’entrer dans le club, je devais sucer ce type. 
Elle marqua une pause et reprit en rougissant : 
– Et c’est ce que j’ai fait. C’est là que tout a commencé. C’était vraiment malsain et plus ça allait, plus j’avais honte de ce que je faisais. Des fellations, je suis passée aux relations sexuelles et, de là, au fétichisme. Et puis les caméras sont apparues. On gagnait cinquante points à chaque vidéo qui passait sur internet, cent quand elle était vendue à un distributeur de films porno. Quand j’ai pris mes distances, on m’a ostracisée. Plus personne ne m’adressait la parole. J’ai arrêté d’aller à l’école, j’ai passé mon bac en candidate libre et je me suis mise à travailler ici. Il fallait que je trouve une nouvelle voie, que je me prépare un avenir qui corresponde à mon être profond. Mais vous n’êtes pas venue pour entendre ma confession. Jasmine m’a dit que vous cherchiez les noms des filles qui ont joué dans ces films. 
– Oui. 
Elle sortit de sa poche un photogramme plié où l’on voyait les deux filles qui jouaient dans la vidéo porno qu’avait visionnée Taylor. Elle le déplia et le montra à Thalia. 
– Pourriez-vous identifier l’une de ces filles ? 
Thalia prit la photo. 
– Les deux, en fait. Celle qui a des nattes, à gauche, c’est Tracy Civet, celle de droite s’appelle Jere Beisman. Elles étaient toutes les deux en première, l’année dernière. Un peu folles aussi, si vous voulez mon avis… Je crois qu’elles veulent faire du porno à plein temps. Ces films pourront figurer sur leurs CV, en quelque sorte. 
– Cette Tracy Civet et cette Jere Beisman, elles ne tournent que dans les films de Todd Wolff ? 
– C’est pour ça que vous vouliez m’interroger ? Vous pensez qu’elles ont tué sa femme… 
Taylor prit la balle au bond : 
– Est–ce le cas ? 
Thalia secoua la tête. 
– Je ne sais pas. Mais j’en doute fort. Elles se moquaient bien de Corinne. Elle n’était que cameraman, dans cette affaire. 
– Elle ne participait pas ? 
– Pas à ma connaissance. 
Or Taylor avait vu une vidéo où Corinne participait au contraire activement. Elle avait dû commencer en se limitant à tenir la caméra, avant de décider de s’impliquer davantage. 
– Comment le prenait–elle, quand son mari faisait l’amour avec d’autres femmes devant elle ? 
– On m’a dit qu’elle n’y voyait aucun inconvénient. Elle était très professionnelle, elle indiquait très précisément aux actrices comment se tenir, où placer leurs jambes, leur bouche… « Ecartez les cuisses, les filles. » 
Elle baissa la tête et précisa : 
– Tout ça, on me l’a raconté. Je n’ai jamais tourné avec les Wolff. J’ai quitté le club avant d’en arriver là. 
– Et vous avez une idée de la manière dont ils les écoulaient, ces vidéos ? 
– Todd Wolff pourra vous répondre mieux que moi. Cet homme se vantait tout le temps d’être au service d’une des plus grosses maisons de production. Il envoyait un exemplaire de chaque vidéo à son patron. Quand il s’en vendait dans les sex-shops, il partageait l’argent avec les actrices. Ce n’était donc plus seulement des bons points que Tracy et Jere engrangeaient, mais des espèces sonnantes et trébuchantes. 
– Combien de filles ont participé à ces tournages, à votre avis ? 
– Une dizaine. Je ne connais que deux autres filles qui aient atteint ce niveau. C’est un peu comme chez les francs-maçons, on ne connaît ses supérieurs qu’au fur et à mesure qu’on gravit les échelons de la hiérarchie. 
– Vous ne connaissez donc pas les chefs ? 
– Non. Tracy et Jere étaient des copines à moi. Enfin, c’est ce que je pensais… Les deux autres filles étaient en terminale. L’une a été tuée dans un accident de voiture juste après son bac. Vous devez vous en souvenir, c’était l’an dernier. Cinq filles tuées sur le coup dans une collision avec un camion… 
Taylor hocha la tête. Cet accident, particulièrement atroce, avait fait les gros titres et avait marqué les esprits à Nashville pendant des semaines. 
– L’autre se nomme Ginny Englewood. Elle a passé son bac et elle est partie poursuivre ses études en Géorgie. Elle a arrêté sa carrière cinématographique, je crois. Je n’en sais pas plus. Je suis désolée de ne pas pouvoir vous aider davantage. Il faudrait que je reprenne mon travail, maintenant. 
La jeune fille était blême, troublée d’avoir dû évoquer un passé qu’elle s’efforçait d’oublier. Le moment était venu de mettre un terme à l’entretien. Taylor en avait appris suffisamment. 
Elles se levèrent et revinrent côte à côte vers la porte. 
– Votre aide m’a été précieuse, Thalia. J’apprécie votre franchise. Je sais que ce ne doit pas être facile… 
La jeune fille lui serra la main avec une vigueur fervente. 
– Dieu nous met constamment à l’épreuve, lieutenant. Ce qui compte, à Ses yeux, ce n’est pas tant de surmonter les vicissitudes de l’existence que la manière dont on les affronte. 
A dix-sept ans, elle faisait déjà preuve d’une étonnante sagesse. Taylor éprouva une troublante impression de vide, lorsqu’elle quitta les lieux.