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La journée de cours venait de prendre fin. Sarah retourna dans sa chambre pour se changer. Elle avait rendez-vous avec toute la bande pour mettre au point leur programme du week-end. Elle se sentait euphorique. Brian avait promis de venir au rendez-vous et d'officialiser ainsi leur flirt.
Elle remontait le couloir de son dortoir quand elle distingua la silhouette de Jennifer qui l'attendait devant sa chambre. Toute trace de bonheur s'effaça d'un coup. Une grande colère l'envahit. Elle ne se laisserait pas surprendre deux fois.
Elle serra le poing, prête à le lui balancer en pleine figure à la moindre parole agressive.
Une certaine appréhension la saisit, mais pour autant elle ne ralentit pas.
Le visage de Jennifer était tout aussi fermé que le sien. Toujours maquillée de façon blafarde, les lèvres peintes en noir et son affreux piercing dans le nez.
- Qu'est-ce que tu me veux ? Va-t'en, fit Sarah d'une voix pleine d'assurance.
Jennifer la regarda droit dans les yeux.
- Je voudrais te parler, et tout d'abord m'excuser, dit-elle.
Le ton n'était pas sarcastique. La surprise fit place à la colère. À quoi jouait-elle ? Encore un de ses mauvais tours ?
- On peut discuter à l'abri des curieuses ? ajouta Jennifer.
Tout comme Sarah, d'autres filles rentraient dans leur chambre et leur jetaient des regards interrogatifs.
Sarah jaugea sa camarade un long moment avant d'ouvrir sa porte.
- Entre, mais t'as pas intérêt à déconner, Jennifer.
Celle-ci fit une tentative de sourire qui resta figée sur ses lèvres.
Les deux jeunes filles entrèrent dans la chambre. Sarah resta debout, les bras croisés devant son ennemie.
- Alors, qu'est-ce que tu as de si important à me dire ?
Sarah se doutait qu'elle allait lui parler de la convocation chez les policiers. Mais elle n'en éprouvait aucun remords. Elle l'avait bien cherché, cette garce !
- J'ai été lâche. Je n'aurais jamais dû m'en prendre à toi, commença Jennifer en se postant contre la fenêtre.
À l'extérieur, le parc se remplissait de jeunes étudiants venus profiter du soleil printanier de fin d'après-midi.
- Si au moins je savais ce que tu me reproches, fit Sarah.
- Tu sors avec Brian. Brian Hoggarth.
Sarah sentit son sang se glacer. Comment pouvait-elle le savoir ? Depuis combien de temps s'amusait-elle à l'espionner ?
- Eh bien, désolée de te décevoir, mais si tu es venue pour me faire chanter, c'est trop tard, ma vieille. Brian a officiellement rompu avec Elisabeth Parker.
Jennifer eut un petit rire méprisant. Sarah se retint de justesse de la gifler.
- Tu n'y es pas du tout ! répondit Jennifer. J'étais juste jalouse que cet enfoiré m'ait quittée pour toi.
Après une seconde de stupeur, Sarah éclata d'un rire nerveux qu'elle ne put contrôler. C'était tellement absurde ! Jennifer la mocheté gothique avec Brian ! Pauvre folle !
Au grand désarroi de Jennifer, Sarah ne parvenait pas à s'arrêter.
- Tu ne me crois pas ?
- Tu es complètement mytho ! Mais tu t'es vue ? ! se moqua Sarah, toujours hilare.
Jennifer n'avait pas prévu que ce serait aussi humiliant. Alors elle lui indiqua un détail anatomique bien particulier du corps de Brian.
Sarah cessa aussitôt de rire.
- Nous sommes sortis ensemble à un concert de Dépêche Mode, l'été dernier. C'était juste après les examens de fin d'année. Je faisais du stop pour rejoindre Seattle. Il était seul dans sa voiture. Il allait voir son grand frère. Il a eu la gentillesse de me prendre avec lui. Nous avons discuté de choses et d'autres. Ma foi, il n'était pas aussi méprisant qu'il pouvait le paraître quand il était avec ses copains. Le mimétisme des foules, si tu vois ce que je veux dire.
Sarah ne voyait pas du tout, mais elle se souvenait qu'il lui avait parlé d'un concert de Depeche Mode.
- Bref, on a bien rigolé. Je lui ai allumé un joint, puis je lui ai parlé du concert que j'allais voir. Lui aussi aimait bien ce groupe. Il a décidé de m'accompagner, continua Jennifer.
Son regard alla se perdre dans le parc.
- Nous avons passé tout l'été ensemble. Je savais qu'il n'y avait aucun avenir entre nous. Il m'avait dit sortir avec une fille de grande famille et qu'il serait obligé de l'épouser. Moi, je ne suis pas vraiment fleur bleue, mais bon, je crois que je l'aimais quand même. On s'est séparés dès la rentrée. (Elle soupira.) J'ai vraiment mal quand je le vois, d'autant plus qu'il fait tout pour m'éviter. Alors, c'est vrai que parfois je le suivais et, quand je l'ai vu avec toi la semaine dernière, j'ai pété un plomb, alors que tu n'y es pour rien.
- Excuse-moi, Jennifer, mais j'ai vraiment du mal à te croire.
Sarah ne savait plus quoi penser. Elle avait l'air tellement sincère. En tout cas, elle était rassurée de connaître enfin le mobile de la haine de Jennifer à son encontre.
Un simple chagrin d'amour. Pas une folle tueuse comme Larry Brooks !
- Écoute, je suis contente que tu sois venue t'excuser, mais, tu sais, tu devrais faire des efforts. Regarde comment tu es habillée ! Et ton maquillage ! Je suis sûre que, si on te prenait en main, tu pourrais emballer pas mal de mecs, ici.
Jennifer rejeta cette dernière phrase d'un geste, même si elle trouvait l'attention touchante, malgré ses maladresses.
- Bref, à la fin de l'été, je me tire d'ici. Si je me suis jamais intégrée, je dois reconnaître que, d'un autre côté, personne ne m'a jamais causé de problème non plus. J'avais pas envie de partir avec ça dans le crâne.
Sarah la regarda longuement. Malgré le doute persistant que tout cela puisse n'être qu'une mascarade, elle avait presque de la peine pour elle.
C'est vrai que personne ne l'abordait. Elle était à part. Une bonne élève, renfermée dans son monde. C'était la première fois - si l'on excluait son agression - qu'elle lui parlait et, franchement, elle n'avait rien d'une folle vouée à un quelconque culte sataniste.
- C'est cool, Jennifer.
J'espère que je ne suis pas une bonne poire, se dit-elle en décidant de lui faire confiance.
- Alors tu me sors un joint et on fume le calumet de la paix ?
Jennifer fit semblant d'être choquée, puis avec un sourire de connivence elle sortit de la poche intérieure de sa veste en cuir un joint finement roulé.
Elles l'allumèrent et parlèrent de tout et de rien. Même de Brian, pour se moquer de ses manies !
À la fin du deuxième joint, elles étaient mortes de rire sur le lit, et étaient parties pour en allumer un troisième quand le portable de Sarah bipa.
- OK, j'arrive. Je sors de la douche, je m'essuie et je m'habille. (Son interlocutrice l'interpella et Sarah ajouta :) Quoi, mais non, je rigole pas. À tout de suite, Shanice.
Sarah referma son portable. Elle regarda Jennifer dans le blanc des yeux. Les deux filles explosèrent de rire.
- J'y crois pas !
- La garce !
- Vous vous êtes bien foutus de notre gueule !
Lisa, Shanice et Courtney n'en revenaient pas. Ils étaient tous assis dans le fond du Memories of Ireland. Un pub tenu par un Irlandais pure souche.
- Ouais, mais surtout vous la fermez. Je ne l'ai pas encore dit à Elisabeth, fit Brian.
Une pinte à la main, il venait de leur avouer sa liaison avec Sarah.
- J'ai jamais pu la piffrer, cette conne. Une fille à papa. En plus, franchement, on peut pas dire qu'elle soit super jolie, fit Edward. Elle a un corps de petit garçon. Ça doit être ton côté tantouze !
- Ta gueule, Ed. Tu veux vraiment que je raconte à tout le monde la soirée chez Martin ? Tu te souviens, il y a deux ans, la belle brune au cul d'enfer, fit Brian.
Edward ne rigola plus du tout et commença à rougir malgré la lumière tamisée.
- Regarde-le, il a honte. Qu'est-ce qui s'était passé ? demanda Shanice en regardant son copain se faire tout petit.
- Il l'a draguée une bonne partie de la soirée, puis ils sont montés tous les deux à l'étage, si vous voyez ce que je veux dire. Mais c'était un mec ! Un putain de travelo ! se moqua Brian.
- J'ai pas couché avec lui. Je l'ai même pas embrassé ! se défendit Edward.
- À d'autres, fit Sam.
- Tu t'es rendu compte que c'était un mec quand il t'a mis son truc dans le cul ! fit Brian, mort de rire.
Les filles se regardèrent d'un air gêné.
- Pas la peine de faire un dessin, fit Lisa. De toute façon, depuis il a fait son choix. Il préfère les femmes. (Elle regarda Shanice, puis d'un air malicieux elle ajouta :) Quoique...
- Hey ! Ne me regarde pas comme ça !
Les rires fusèrent et la conversation repartit sur une base moins graveleuse.
La porte du pub s'ouvrit. Sarah fit son entrée, un large sourire aux lèvres.
- Je suppose que vous êtes au courant pour Brian et moi ? fit-elle en s'asseyant près de son homme.
— Ouais, t'as bien joué ton coup ! Trois mois que tu nous fais marcher. Bravo, vive la confiance ! fit Courtney. Et moi qui croyais être ton amie !
- Au fait, tu as rappelé Juan ?
Courtney leva les yeux au ciel. Elle avait rencontré ce jeune Hispanique la veille au soir.
- M'en parle pas. Un vrai nul. Tout un baratin à la con, pour finir quasiment en m'insultant parce que je ne voulais pas coucher avec lui le premier soir. Décidément, je tombe que sur des nuls !
- Ma pauvre chérie, compatit Shanice d'un ton ironique.
- Et si on parlait de notre week-end, intervint Edward. De mon côté, il n'y a pas de problème, mes parents sont toujours d'accord pour me filer les clés de la ferme familiale.
Tout le monde accueillit la proposition avec enthousiasme.
Même si les filles avaient tout un tas de questions à poser à Sarah sur sa relation avec Brian, elles préféraient les garder pour le moment où elles seraient seules, entre copines.
- Vu que j'ai une voiture, on n'a plus qu'à en louer une autre, poursuivit Edward. Je me charge de payer la caution, si vous voulez. Mais que les choses soient claires. On partage tout en sept. On ne va pas s'embêter à tenir les comptes de chacun.
- Hors de question ! fit Courtney d'un ton qui se voulait sérieux. Shanice est une goinfre, je ne partage pas la bouffe avec elle !
- Pauvre tache ! répondit cette dernière, tandis que ses amis éclatèrent de rire.
- Sans plaisanter, tout le monde est d'accord pour qu'on divise ? demanda Sam
Six « oui » lui répondirent.
Ensuite, Lisa leur fit part des prévisions météorologiques, et leur annonça qu'elle avait bien l'intention de faire des grillades.
Ils rayonnaient. Leur petite excursion se présentait sous les meilleurs auspices.
Sarah se sentait d'une sérénité à toute épreuve. Était-ce l'effet résiduel des joints ou seulement la chaleur amicale qui se dégageait de leur groupe ? Elle avait l'impression que tout le stress lié aux meurtres de Lucy et Amy appartenait à un passé bel et bien révolu.
Elle prit la pinte de Brian et en but une longue gorgée.
La vie était décidément belle à River Falls.