10
Logan était épuisé. La nuit était tombée depuis près de deux heures quand il gara la Cherokee devant sa maison. Le moteur éteint, il resta au volant à fixer la longue avenue flanquée de pavillons qui s'étalait devant lui.
Il avait reçu un texto d'Ashley Bounter, sa chérie du moment, mais n'avait pas eu le courage de lui répondre.
Même s'il s'était forcé à croire le contraire, l'absence de Hurley lui avait pesé ces dernières semaines. La retrouver toujours aussi charmante et attentionnée lui mettait du vague à l'âme. D'autant plus que le stress des dernières heures s'en était allé.
Il ouvrit un paquet de sa cartouche de cigarettes et en alluma une.
Il aurait tant aimé lui dire qu'à ses yeux elle comptait plus que tout au monde. Qu'elle lui était aussi indispensable pour survivre que l'eau et l'air. Mais il savait qu'il ne pouvait pas.
S'il voulait qu'elle reste en vie, il devait à tout prix la garder éloignée de lui. Aussi douloureuse que puisse être cette décision.
Il rejeta la tête contre l'appuie-tête et revit le regard démoniaque de Snider.
Non, il ne pouvait pas céder. Pas tant que cet homme serait en vie.
Il écrasa dans le cendrier sa cigarette à moitié consumée et sortit enfin de son véhicule.
Hurley se tenait à la fenêtre de la cuisine et l'observait, les bras croisés sur la poitrine.
Ils se regardèrent puis il détourna le regard. Il devait oublier toutes les pensées qui assaillaient son esprit. Un couple parfait, habitant une maison dans les beaux quartiers d'une ville moyenne d'une Amérique bénie.
Un rêve qui n'était pas pour eux. Irréalisable, sous peine de se transformer un jour en cauchemar.
- J'espère que tu nous as préparé à manger. Je meurs de faim, dit-il en entrant.
Hurley l'accueillit d'un sourire qui masquait mal son inquiétude. Quand elle l'avait vu rêvasser dans la voiture, elle avait craint qu'il ne décide de repartir.
- Si je te dis, une grosse salade avec des tomates et des concombres, et des pâtes à la bolognaise accompagnées d'un petit vin californien, ça te va ?
L'énoncé du repas suffisait à lui mettre l'eau à la bouche. Logan posa son blouson et s'approcha de Hurley.
- Tu es un ange, dit-il en lui passant une main affectueuse sur la joue. Je vais prendre une douche. Tu veux bien ?
- Je mets la table dans le salon. Ne le prends pas mal, mais je n'aime pas dîner dans la cuisine.
Logan sourit. Putain ! si seulement c'était possible entre eux!
- No problemo. À tout de suite.
Ils mangèrent en silence devant une rediffusion d'un épisode des Simpsons. Sous une lumière tamisée, ils étaient absorbés par les péripéties délirantes de la famille la plus folle de tous les États-Unis.
Une satire acide et grotesque qui eut le grand mérite d'apaiser leurs esprits épuisés par une longue journée de travail.
Quand ils furent rassasiés, ils enchaînèrent avec un film qui avait reçu de nombreux Oscars, Collision. Hurley l'avait vu en salle, Logan, lui, ne le connaissait que de réputation; par accord tacite ils décidèrent de le regarder, remettant à plus tard leur briefing personnel.
Logan fut très vite enchanté par la vision multipolaire du réalisateur. Un portrait pertinent, douloureux et pénible de son propre pays.
La misère des communautés hispaniques, la folie des armes en vente libre, la haine des musulmans, le mépris pour les Noirs, la condescendance des Blancs...
Logan serra les dents à de nombreuses reprises et, quand le générique de fin s'afficha, il était encore sous le coup de l'émotion. Ce film était un condensé de tout ce qu'il détestait aux États-Unis, mais aussi un rappel de l'humanité profonde qu'il y a en tout homme.
- Tu sais, quand je vois ça, je n'ai vraiment pas envie de retourner à Seattle, fit-il en éteignant le poste de télévision.
À moitié allongée sur le canapé, Hurley se remit en position assise.
- C'est toi qui vois. Mais je ne suis pas certaine que la démission soit la meilleure des choses à faire.
Attaque frontale. Directe. Logan s'y était attendu.
- Je ne crois pas au sauveur providentiel. Ce n'est pas moi qui pourrai changer la société. Tant que des connards d'armuriers feront leurs choux gras avec la vente d'armes, tant que le gouvernement fermera les yeux sur les deals de coke et de crack dans les ghettos, tant que nos journaux feront des stars de tous les maniaques et autres pervers sexuels, et que la télévision banalisera toujours un peu plus le sanguinolent et la violence, alors les États-Unis resteront toujours ce pays où chacun ne pense qu'à sa petite gueule et à son profit !
Logan l'avait préparée, celle-là ! Il se leva et se dirigea vers le bar.
Hurley resta muette. Jamais il n'avait porté un regard aussi défaitiste sur leur nation, qu'il aimait par ailleurs. Logan avait juré être parti pour préserver sa santé mentale. Un mensonge de plus !
- Et tu crois que partir pour River Falls n'est pas un acte égoïste, peut-être ?
Elle n'avait pas eu l'intention de lui dire ça. Mais c'était sorti tout seul. Elle voulait comprendre.
Logan ouvrit le bar et sortit une bouteille de scotch.
— Ouais, tu as tout compris. À un moment donné, j'ai su que si je ne m'occupais pas de moi, j'allais finir aussi dingue que les types que j'arrêtais, fit-il en posant la bouteille sur la table.
Il la déboucha et leur servit à boire. Hurley se moqua d'un petit rire.
- Tu m'as l'air parfaitement épanoui, c'est un plaisir de voir un homme aussi heureux !
Logan la regarda d'un air navré pour elle. Elle ne pouvait s'empêcher de le pousser dans ses retranchements. Ça lui rappelait leur rupture ! Ne pouvait-elle pas se taire ?
— Je ne crois pas au bonheur. Ici, au moins, j'arrive à dormir en sachant que je ne vais pas découvrir de cadavre découpé en morceaux le lendemain.
Il prit son verre et le but cul sec avant de s'en servir un autre.
— Je crois que c'est raté, fit-elle.
Logan soupira pour tenter de se calmer.
- Écoute, Jessica, je n'ai vraiment pas envie de me chamailler avec toi. Tout s'est bien passé jusqu'à présent. Essaye de faire en sorte que ça continue. Ces conversations ne mènent à rien et tu le sais.
Hurley prit son verre à son tour et en sirota une gorgée. Elle n'avait jamais encaissé leur rupture. Elle se revoyait deux ans auparavant.
Un coup de téléphone sur son portable. « Jessica, c'est fini entre nous. » Aucun signe annonciateur, puis interdiction d'en parler !
Elle l'avait détesté durant de nombreux mois, et n'avait plus cherché à le voir. Mais, les jours avaient beau passer, elle ne supportait pas cette incompréhension. Elle voulait savoir. Il lui devait une explication. Ils s'entendaient à la perfection. Le yin et le yang; pourquoi avait-il voulu y mettre un terme ?
Le voir ainsi dans sa petite maison, comme un vieil homme rangé, lui donnait envie de vomir. Ce n'était pas l'homme qu'elle connaissait. Il ne pouvait se satisfaire de cette vie insipide !
- Ces conversations ne mènent nulle part parce que tu le veux bien ! Tu me caches quelque chose. Je n'en peux plus de ne pas savoir. Tu me dois la vérité. C'est tout ce que je te demande.
Logan était au supplice. Il voyait la souffrance dans les yeux de Hurley. C'était insupportable.
Il but son deuxième scotch et se leva d'un coup.
- Je vais me coucher. Je suis épuisé, prétexta-t-il en évitant son regard.
Il fit quelque pas; avant d'arriver dans le hall d'entrée, il se retourna :
- Au fait, tu pars à quelle heure demain ?
Hurley ferma les yeux et jura à mi-voix. La colère ne demandait qu'à éclater. Mais elle ne pouvait se le permettre. Rien de bon ne résulterait d'une véritable confrontation.
- Si ma présence ne t'est pas insupportable, j'aimerais rester encore quelques jours.
Logan plissa le front.
- Pourquoi? On connaît notre homme. La suite ne te concerne plus.
Heureusement, le ton s'était quelque peu radouci.
- Je sais, mais il y a des détails que je veux éclaircir.
- Quel genre de détails ?
- Le mobile.
Logan revint dans le salon.
- C'est-à-dire?
La colère de Hurley refluait lentement, elle reprit son souffle et, d'une voix professionnelle, s'expliqua :
- Larry Brooks n'est fiché que pour des broutilles, des vols sans importance, des bagarres sans gravité, un peu de deal. Jamais d'acte sexuel. Pas d'exhibitionnisme ni de tentative de viol...
- Le garçon est plutôt beau gosse, je ne le vois pas violer une fille, il n'avait qu'à se servir, l'interrompit Logan qui était soulagé de passer à autre chose.
- Justement, pourquoi les aurait-il violentées de cette façon? Je n'arrive pas à comprendre, fit Hurley en levant les mains en signe d'impuissance.
Logan vint se rasseoir face à elle et leur resservit un scotch.
- Qui peut savoir ce qui se passe dans la tête de tordus pareils. Il a pris une mauvaise drogue qui l'a fait délirer...
- Non, non, fit Hurley en rejetant cette hypothèse d'un geste de la main. Ce n'est pas un junkie, et tous les témoignages sont assez clairs. Hormis des joints, il ne prenait aucune drogue.
- Écoute, Jessica, que valent ces témoignages? Ne te prends pas trop la tête avec ça. C'est notre homme, fit-il en détachant chaque syllabe. Son mobile, il nous le livrera une fois derrière les barreaux. Ce genre de petite ordure aime bien se vanter.
Hurley resta dubitative.
- Il doit y avoir quelque chose. Demain je retourne dans son appartement et dans celui des filles. Nous avons dû rater un indice. Je le sens.
Logan prit son verre de scotch, le soupesa, puis le reposa.
- Intuition féminine, c'est ça? fit Logan d'un air complice.
- On peut dire ça comme ça.
Logan se frappa les cuisses d'un coup sec et se leva d'un bond.
- OK, tu peux rester ici le temps que tu veux, mais à une seule condition.
Hurley tendit vers lui un visage attentif.
- Tu ne me parles plus du passé. OK?
Hurley le toisa un long moment avant de répondre.
- OK, shérif! dit-elle avec un brin de dérision dans la voix.
Logan grommela quelque chose et quitta le salon pour de bon.