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De nombreux étudiants de l'université avaient décidé d'arroser la mort de Larry Brooks en passant leur soirée dans les divers bars et pubs de la ville. Le président Augeri avait laissé entendre qu'il ne prendrait aucune sanction en cas de retard aux cours du lendemain.
Lucy et Amy avaient été vengées et leur tueur ne risquait pas de recommencer. Un vent d'allégresse soufflait sur l'université de River Falls.
- Allez, Sarah, tu ne vas pas nous lâcher maintenant ? se plaignit Courtney. Ce soir c'est la fête. On va tous au Red Dwarf. Consommation gratuite pour les filles. Si tu veux trouver un mec, c'est le moment !
Les trois amies de Sarah étaient à son chevet pour la forcer à se joindre à elles. Il était près de sept heures du soir et Sarah était déjà en pyjama, au chaud sous sa couette.
- J'ai une migraine abominable. Je ne suis pas en état de sortir.
Shanice la tira par le bras.
- N'importe quoi ! Allez, tu enfiles vite fait tes plus belles fringues et tu viens avec nous. On va se marrer, je te le promets.
En d'autres circonstances, elle n'aurait pas hésité une seconde à les suivre, mais elle avait déjà prévu quelque chose de bien plus important.
- C'est bon, laissez-la, vous voyez pas qu'elle a vraiment mal ? dit Lisa, moins exubérante que ses amies.
Courtney et Shanice s'indignèrent.
- C'est quand même pas une migraine qui va t'empêcher de faire la fête. Prends un Nurofen et viens avec nous. Je te promets de te dénicher le plus beau mec de la ville, insista Courtney.
Sarah lui adressa un regard qu'elle espérait abattu.
- J'en ai déjà pris deux et ça ne passe pas. Écoutez, je me repose un peu et, si je me sens mieux d'ici une heure ou deux, je vous rejoins. D'accord ?
Les filles ne furent guère convaincues.
- Je te connais, tu ne viendras pas, assura Shanice.
À ce moment, quelqu'un frappa à la porte. Courtney alla ouvrir. L'imposante stature d'Edward et celle plus élancée de Sam apparurent dans l'encadrement.
- Bon, vous êtes prêtes ? Gary et Linda nous attendent dans leur voiture.
- Sarah ne veut pas venir ! Dites-lui quelque chose, insista Courtney.
Elle n'avait aucune envie d'être la seule fille célibataire de la soirée. Il n'y avait rien de tel que de draguer en binôme !
- Laissez-la tranquille. Si elle vous dit qu'elle est fatiguée, c'est qu'elle est fatiguée, fit Sam en voyant la mine défaite de Sarah.
- Enfin une parole sensée, fit-elle en remerciant Sam du regard.
- Bon, assez parlementé. Shanice, tu viens, ou je pars tout seul, intervint Edward.
Shanice jeta un dernier regard vers son amie.
- Tant pis pour toi, mais demain je ne veux pas t'entendre te plaindre !
- Oui, maman ! minauda Sarah.
Lisa tapa deux fois dans ses mains.
- Bon, ça suffit : tout le monde dehors. J'ai envie de danser jusqu'au bout de la nuit !
La chambre se vida en moins de deux. Sarah put enfin souffler de soulagement. Elle n'aimait pas mentir à ses amis mais, en l'occurrence, elle ne voyait pas comment faire autrement.
Elle resta encore dix minutes dans son lit, craignant que, dans un dernier accès de remords, ses amies ne reviennent à la charge. Enfin, quand elle fut certaine que tout le monde était bien parti pour la ville, elle se leva et s'habilla pour sortir.
Le bus la déposa à l'arrêt de Garden Park. Il était huit heures et demie du soir. Le soleil était couché depuis un moment. L'éclairage urbain était allumé.
Elle alla s'asseoir sur le banc de l'arrêt de bus et repensa à Lucy et à Amy. Tout était fini. Leur assassin était mort. Sarah ne pouvait s'empêcher d'éprouver un certain soulagement.
Un jeune homme de vingt-cinq ans environ s'approcha lentement d'elle et vint s'asseoir à ses côtés. Elle lui jeta un vague regard et nota son allure athlétique. Un beau garçon aux yeux verts. Son visage lui parlait, mais elle n'arrivait pas à mettre un nom dessus.
Parfait pour Courtney ! se dit-elle.
Il sortit un paquet de chewing-gums de sa poche et le tendit à Sarah.
- Vous en voulez un ? demanda-t-il.
Sa voix était douce, amicale.
- Non, merci.
Le jeune homme lui sourit et en prit un pour lui. Sarah laissa errer son regard sur la route.
- Je n'ai jamais trop aimé Al Gore, mais à la réflexion je me demande s'il n'a pas raison.
- Pardon ? sursauta Sarah quand elle comprit qu'il lui parlait.
- Excusez-moi, je disais juste que je me demande si le dérèglement climatique prophétisé par Gore n'est pas déjà une réalité. Regardez, aujourd'hui, il n'a pas arrêté de pleuvoir et ce soir tous les nuages s'en sont allés, une certaine douceur est même au rendez-vous.
Sarah sourit. Elle avait l'habitude de se faire draguer. Les discussions climatiques d'une banalité sans fond faisaient partie des techniques d'approche de ce genre de beau gosse.
- On est au printemps, c'est normal, répliqua-t-elle en jouant le jeu.
- Vous avez raison. Mais bon, c'est tout de même inquiétant, continua-t-il d'un ton plein d'incertitude.
Sarah regarda sa montre. Brian était une fois de plus en retard.
- Le bus ne va pas tarder, remarqua le jeune homme. Vous êtes étudiante, n'est-ce pas ?
Après une banalité consensuelle, le voilà qui attaquait le domaine privé !
Sarah était toujours amusée par ce genre de phénomène. Des don Juans sûrs de leur charme qui essayaient de se donner de grands airs éminemment sympathiques alors que leur seule envie était de finir au lit avec elle !
- Oui, en troisième année, et vous ?
Le jeune homme lui fit un large sourire avec un petit mouvement de la tête.
- Je suis photographe. Je travaille pour le Seattle Tribune. Vous vous doutez, je pense, de la raison de ma venue ici.
L'atmosphère fraîchit d'un coup. Sarah garda le silence.
- J'imagine que tous les étudiants ont dû être en état de choc après le meurtre de vos deux camarades.
Sarah n'avait pas envie de parler de ça. Ne pouvait-il pas évoquer des choses plus légères, essayer de la faire rire, comme tous les dragueurs ?
- On essaye d'oublier, répondit-elle.
Le jeune homme eut un petit rire d'autodérision.
- Excusez-moi, je suis désolé. Je comprends. (Après un silence tendu, il reprit.) Vous avez vraiment un très beau visage, vous savez. J'ai mon appareil à l'hôtel, si cela vous dit, on pourrait prendre rendez-vous pour une séance. J'aimerais bien quitter cette ville avec d'autres images que celles d'une voiture renversée et d'un maire fier de sa police.
Le coup du photographe ! Un grand classique.
Sarah douta de sa profession. Comme tous les beaux parleurs, il devait être légèrement mythomane. Soudain, elle l'imagina derrière le comptoir d'un McDonald's avec sur la tête une casquette à l'effigie de l'enseigne, ou, mieux encore, déguisé en Ronald McDonald pour faire rire les enfants !
Elle ne put réprimer un petit rire. Le jeune homme ne manifesta aucun signe de vexation. Au contraire, il garda un vrai sourire.
- Je ne suis pas ce que vous croyez. Je suis fiancé. Ma fiancée et moi-même allons nous marier cet été. De plus, je suis certain que vous avez un petit ami. Non, vous n'avez rien à craindre de moi.
Des pas approchaient.
- Sarah !
Sarah leva la tête et aperçut Brian qui arrivait vers eux. Elle se tourna vers le jeune homme.
- Bon retour à Seattle, au revoir, fit-elle avant de se lever et de courir retrouver son homme.
- C'est qui, ce type ? fit Brian en passant son bras autour de la taille de Sarah.
- Un photographe de Seattle venu couvrir la mort de Brooks.
Brian jeta un regard soupçonneux vers le jeune homme, puis entraîna Sarah sur le sentier qui s'enfonçait dans le parc.
- Mmm, il ne t'aurait pas proposé d'aller boire un verre ?
- Non, il voulait juste me prendre en photo dans la chambre de son hôtel !
Le visage de Brian se décomposa.
- Quel connard ! J'espère que tu n'y as pas cru une seule seconde ?
Sarah fit une petite moue coquine.
- Je ne sais pas. Il est plutôt mignon.
Brian resta de marbre.
- Mais fais pas cette tête, je plaisante.
Brian s'arrêta et l'enlaça. Sous un grand conifère, ils prirent le temps d'un long baiser avant de reprendre leur promenade nocturne.
- Alors, tu as réfléchi à ma proposition ? demanda Sarah.
C'était étrange. Elle n'arrivait plus à lui en vouloir pour la gifle qu'il lui avait assénée.
Tout semblait être rentré dans l'ordre. Tout allait rentrer dans l'ordre.
- Je n'ai pas eu à réfléchir, dit-il. C'est avec toi que je veux être. C'est juste que ce n'est pas évident de l'annoncer à Elisabeth.
- Évident ou pas, si tu veux qu'on reste ensemble il va falloir choisir.
Quelques noctambules circulaient dans les allées du parc. Brian prit Sarah par la main. Ils reprirent leur promenade.
- Ça tient toujours, votre petite excursion pour le week-end ?
Sarah regardait le chemin devant eux. Le lieu idéal pour une annonce romantique. Brian avait tout de même de nombreuses qualités.
- Oui, il y aura Shanice et Edward, Lisa et Sam, et notre célibataire désespérée : Courtney ! fit-elle en lui serrant un peu plus fort la main.
- Eh bien, si ma compagnie t'est toujours agréable, je serai ravi de venir avec vous.
Sarah jubila intérieurement. Elle avait longtemps cru que Brian ne lâcherait pas la fille du grand directeur du River's Dream pour une fille de famille plus modeste.
Fallait croire qu'il aimait vraiment leurs parties de jambes en l'air !
Ils s'arrêtèrent à nouveau. Sarah fit face à son homme.
Dans la faible lueur des plots lumineux disséminés dans les bosquets pour mettre en valeur des compositions paysagères, ils se regardèrent longuement dans les yeux. Dans ceux de Brian, Sarah ne vit que de l'amour. Il était vraiment craquant.
- Un petit cadeau serait parfait pour sceller notre réconciliation, suggéra-t-elle.
Brian lui sourit tendrement et lui tendit l'écrin qu'il avait gardé dans la poche de son blouson. Sarah l'ouvrit et s'émerveilla de la beauté de la bague sertie d'un diamant.
Elle la passa à son annulaire droit, puis elle prit le visage de son amant entre ses mains avant de l'embrasser tendrement.
Ce week-end allait être parfait. Une nouvelle étape de sa vie allait être franchie.