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Occultisme

Incontestablement, deux des livres les plus biscornus jamais écrits sur les aventures de Tintin sont Le Monde inconnu d’Hergé1 et Hergé au pays des tarots2.

Au premier abord, ces bouquins m’ont exaspéré. Et puis, force m’a été d’admettre que ces approches ésotériques d’Hergé, qui n’engagent que leurs auteurs, ont le grand mérite de rappeler que chez Tintin, on est vite de plein pied dans le monde des symboles. Des albums, on peut dire en effet ce que Baudelaire avance dans Correspondances :

« La nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles

L’homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l’observent avec des regards familiers »

L’univers de Tintin a bien sûr à voir avec les mythes, les légendes et les contes de fées. Pierre-Louis Augereau rappelle à bon escient que la première femme d’Hergé, Germaine, était férue d’astrologie et c’est sous son influence que Georges prit l’habitude de se faire tirer les cartes. Il croyait aux signes et s’est par la suite intéressé au taoïsme et au bouddhisme : « Il a médité tout au long de sa vie sur la phrase de Lao Tseu disant qu’“il faut trouver sa voie” ».

Au lieu de les moquer, louons ces ésotéristes, en dépit de leurs extrapolations et élucubrations, d’avoir su exalter, comme le fait Bertrand Portevin, le pouvoir magique des albums sur nos imaginations : « Ainsi les jours et les années passent et Tintin reste ce que je prends contre mon cœur, sur mon thorax, les soirs de fatigue magique où je retrouve la lucidité de l’enfance, sa pureté, allongé au seuil du sommeil et du rêve. »

Où sont les femmes ?

Le cri déchirant jadis poussé par Patrick Juvet est cycliquement repris par les détracteurs d’Hergé qui croient trouver là un imparable reproche. Une fois de plus, il importe de resituer les aventures de Tintin dans leur contexte, celui de la BD européenne du début du siècle dernier. Cette BD reprenait et véhiculait dans la plupart de ses productions les impératifs d’une société globalement patriarcale. Comme à l’école laïque et dans la nef des églises, les garçons étaient placés d’un côté, les filles de l’autre. La mixité n’était pas à l’ordre du jour, et rappelons que la Belgique fut un des derniers pays occidentaux à accorder le droit de vote aux femmes !

Dans la BD de cette époque, les seuls duos garçon-fille sont ceux formés par un frère et une sœur, comme Jo et Zette (créés par Hergé), Sylvain et Sylvette (de Maurice Cuvilier, puis dessiné par J.-L. Pesch), ou un cousin et une cousine comme Fripounet et Marisette (de René Bonnet, auteur magnifique dont on ne dira jamais assez qu’il signa des albums enchanteurs, dont Le Repaire des grenouilles, La Fièvre « Z » ou La Plongée du pélican). Notons que c’est dans presse catholique pour la jeunesse qu’apparurent ces couples bien comme il faut. Le lien de parenté excluait toute ambiguïté quant à la nature de la relation entre ces garçons et de ces filles.

Oui, les femmes ne jouent pratiquement aucun rôle important chez Tintin. Exception faite pour la Castafiore, si tant est que le Rossignol milanais soit une femme… Mais pourquoi s’obstiner à reprocher cette absence à Hergé ? Car les filles ne furent guère plus présentes chez Les Pieds Nickelés, Zig et Puce ou Bibi Fricotin. Ce n’est qu’en 1956 que Franquin fait apparaître une jeune femme aux côtés de Spirou et Fantasio. Il s’agit de Sécotine, une journaliste aussi vive que ravissante. Saluons au passage Lady X, qui, en 1957 surgit dans les aventures de Buck Danny, Menace au Nord de J.-M. Charlier et V. Hubinon. Il est incroyable qu’une créature au nom aussi sulfureux ait pu s’immiscer dans le Journal de Spirou ! Pure coïncidence ou influence de la série sur le monde du striptease : dans les années 60, une effeuilleuse répondant au nom de Lady X se produisit dans les cabarets de Pigalle aux côtés de Rita Cadillac et Pamela Boum Boum !

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Curieusement, c’est systématiquement dans l’œuvre d’Hergé que des sentencieux relèvent pour la dénoncer cette portion congrue faite aux femmes. Les donneurs de leçon et les docteurs ès féminisme ne feraient-ils pas mieux de s’indigner de la place dérisoire laissée aux femmes dans la création même de la BD ? Longtemps confinées aux tâches secondaires-coloristes, chargées du lettrage, au mieux attachées de presse, les femmes n’accèdent que depuis peu au statut d’auteure ou comme le disent les Québécois « d’autrice », et à part quelques exceptions, il a fallu du temps pour qu’elles puissent s’affirmer pleinement en tant que créatrices.

Qu’en pense Tintin ?

S’il a toujours éludé les questions concernant sa sexualité, Tintin s’est néanmoins expliqué sur la présence aussi minimale des femmes dans l’entourage de son héros. Dans un dialogue avec les lecteurs du magazine Lire, en 1978, il confie que s’il a si peu fréquenté de femmes, c’est parce que son « père » Hergé « ne veut pas faire de caricatures de femmes ». Ajoutant : « Petit à petit quelques femmes sont entrées dans mes aventures, mais ces femmes ne pouvaient pas être jolies et ne pouvaient être que des caricatures parce que justement tous les personnages m’entourant, de Haddock jusqu’à Tournesol, sont des caricatures. »

Effectivement, presque toutes les femmes dessinées par Hergé sont caricaturales. Les concierges, en particulier, telles madame Pinson (Le Sceptre d’Ottokar, p. 11, case 6 et Le Secret de la Licorne, p. 36, case 8), madame Pirotte (Le Sceptre d’Ottokar, p. 1, case 9) ou encore Ernestine (L’Oreille cassée, p. 6, case 1) ne sont pas des créatures particulièrement sexy.

Une exception

Une exception cependant : madame Clairmont (voir ADULTÈRE), élégante et jolie femme qui apparaît dans Les 7 Boules de cristal (p. 8, case 12 ; p. 9, cases 1 et 7).

Signalons aussi toutes les jolies femmes qui se trouvent dans la salle du Trône où se déroule la cérémonie au cours de laquelle Tintin est fait chevalier de l’ordre du Pélican d’Or par Muskar XII, roi de Syldavie. Parmi ces élégantes, on reconnaît Germaine, la première épouse d’Hergé, très en beauté à la droite de son mari. Un éventail à la main, elle est parée de bijoux et vêtue d’une magnifique robe rose (p. 59, case 6). Citons dans Coke en stock les créatures embarquées à bord du Shéhérazade, le yacht de Rastapopoulos alias Marquis di Gorgonzola (pp. 36 et 42). Et l’on comprend que celui-ci ne résiste pas à l’envie de danser la samba avec jolie princesse déguisée en geisha.

Et n’oublions pas les HÔTESSES DE L’AIR.

Une question pour conclure : s’il est vrai qu’il y a peu de femmes dans les aventures de Tintin, comment se fait-il qu’elles aient compté et comptent encore autant de lectrices ?

Oubliés de la ligne claire (Les)

Tout a été dit sur la fameuse « ligne claire ». Mais il est navrant que, dans les ouvrages qui lui sont consacrés3, ne soient presque jamais cités deux maîtres de la ligne claire française : Frédéric-Antonin Breysse et René Bonnet.

Le premier est l’auteur des aventures d’Oscar Hamel et Isidore, publiées dans l’hebdomadaire Message aux Cœurs Vaillants, puis dans Cœurs Vaillants, entre 1945 et 1955. Que ces magazines aient été des publications catholiques explique en partie le dédain dans lequel, à partir des années 70, ont été tenues ces BD qui échappent pourtant, comme toutes les œuvres de qualité, aux écueils d’un moralisme étroit. Et l’on peut même dire que le moralisme fut souvent plus le fait des détracteurs de F.-A. Breysse et de R. Bonnet que celui de ces deux magnifiques artistes de la BD.

Sans égaler le génie d’Hergé, F.-A. Breysse, dessinateur et coloriste hors pair, était néanmoins un merveilleux créateur d’atmosphères. À partir de cases d’une grande lisibilité, il savait captiver ses lecteurs en les faisant passer de situations réalistes à des péripéties où le mystère se marie à l’insolite. Flanqués du bouledogue Titus et du chimpanzé Cacahouète, Oscar et Isidore forment un duo de camarades très attachant. Le sérieux et l’ingéniosité du premier sont compensés par la fantaisie et le côté gribouille du second.

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F.-A. Breysse sut tirer parti du format carré des histoires et certaines de ses pages sont des chefs-d’œuvre de dynamisme graphique. Une poésie prenante se dégage aujourd’hui encore des dessins pleine page qui jalonnent les albums comme Le Mystère de Ker-Polik, L’Oncle du Tchad, SOS 23-75, La Montagne de la peur, La Rivière de feu, La Cité oubliée. Ces albums, jadis publiés chez Fleurus, sont aujourd’hui réédités par les Éditions du Triomphe.

Les mêmes commentaires peuvent être faits à propos de Fripounet et Marisette, deux jeunes Berrichons, dont les aventures furent publiées de 1945 à 1969 dans Lettre aux jeunes ruraux, un magazine hebdomadaire chaperonné par l’Action Catholique des Enfants. Comme les aventures d’Oscar et Isidore, la série Fripounet et Marisette a été cataloguée trop vite comme étant moralisante. Une appréciation injuste, car comme le rappelle Patrick Gaumer : « Au fil des épisodes, leur créateur, René Bonnet, insuffle à cette série une dimension poétique et fantastique, un virage que n’appréciera que très mollement l’éditeur, qui interrompt cette collaboration en 19684 ». Tous les albums de Fripounet et Marisette ont eux aussi été réédités par les Éditions du Triomphe : Le Repaire des grenouilles, L’Œil d’aigle, La Fièvre « Z », Les Semelles d’or, La Bande blanche, Le Mystère d’Étrangeval, La Plongée du « Pélican », La Troisième Soucoupe.

 

À lire : Albéric de Palmaert, Le Secret d'Herboné ou la fabuleuse histoire de Fripounet et Marisette, Éditions du Triomphe, 1993.

1.

Bertrand Portevin, Le Monde inconnu d’Hergé, Dervy Poche, 2008.

2.

Pierre-Louis Augereau, Hergé au pays des tarots, Cheminements, 1999.

3.

À lire, notamment : Hergé dessinateur, Pierre Sterckx et Benoît Peeters, Casterman, 1988 ; Hergé ou le secret de l’image : essai sur l’univers graphique de Tintin, de Pierre Fresnault-Deruelle, Moulinsart, 1999 ; À l’ombre de la ligne claire : Jacques Van Melkebeke, le clandestin de la BD, Benoît Mouchard, Vertige Graphic, 2002.

4.

Patrick Gaumer, La BD, Guide Totem, Larousse, 2002.