Haddock et le Titanic
Le 16 avril 1912, le journal anglais Daily News, relatant le naufrage du Titanic, rapportait l’information suivante : « Captain Haddock, of the RMS Olympic, sends a wireless message that the Titanic sank at 2.20 am Monday… »
Pas besoin d’exceller dans la langue de l’amiral Nelson pour traduire : « Le capitaine Haddock, commandant de l’Olympic, envoie un télégramme signalant que le Titanic a sombré lundi à 2 h 20 du matin… »
Cet épisode tragique (totalement authentique) de la carrière du capitaine Haddock n’a curieusement jamais été signalé par quelque tintinologue que ce soit. Par exemple pas un mot de tout cela dans Tintin, Haddock et les Bateaux1.
Et pourtant cette anecdote donne la clef de l’alcoolisme du capitaine !
Le RMS Olympic n’était pas n’importe quel navire ! C’était un paquebot transatlantique britannique lancé en 1911 par les chantiers Harland and Wolff pour la White Star Line. Et surtout, il était le « sister-ship » du Titanic et du Britannic, deux paquebots qui connurent un sort tragique ! Par son tonnage, l’Olympic est demeuré pendant vingt-quatre ans le navire le plus imposant construit en grande Bretagne, avant d’être surpassé par le Queen Mary.
Lors du naufrage du Titanic, l’Olympic, qui avait appareillé à New York, se trouve à 500 miles de son sister-ship. Les puissantes radios des deux navires permettent à ceux-ci de rester en contact. Le capitaine Haddock qui commande donc l’Olympic se trouve encore trop éloigné des lieux du naufrage, mais il relaie les informations dramatiques aux autres navires, tout en filant à toute vapeur – 25 nœuds – vers son jumeau.
Dans les heures qui suivent, Haddock fait annuler toute réjouissance à bord : bals et concerts sont reportés. Une collecte d’argent est organisée au profit des rescapés.
Le même jour, Arthur Rostron, capitaine du Carpathia, le navire qui a recueilli les survivants du naufrage dans la matinée, refuse la proposition du capitaine Haddock, qui comptait embarquer les rescapés à son bord pour permettre au Carpathia de poursuivre sa route. Les survivants risqueraient en effet un grave traumatisme en embarquant sur le jumeau du paquebot qui vient de disparaître sous leurs yeux. La portée de la radio du Carpathia étant faible, c’est de l’Olympic qu’arrivent les premières listes de survivants, souvent erronées. Le navire reprend cependant sa route pour Southampton où il arrive le 22 avril.

Le capitaine Haddock, un des premiers à arriver sur zone, restera hanté longtemps par le spectacle horrible qui s’impose à lui : des dizaines de corps à moitié congelés, mollement ballottés par les flots et dérivant lentement sur l’océan.
Pour oublier le naufrage, alors qu’une carrière exceptionnelle s’offre à lui, ô paradoxe, voici le capitaine Haddock qui sombre plus que jamais dans le whisky, qu’il boit sans glaçon, on le comprend.
Haddock aurait pu commander The Olympic encore longtemps, si une sombre affaire ne l’avait pas poussé à renoncer à son commandement. Le 20 septembre 1911, une collision avec un croiseur, le HSM Hawke, eut pour conséquence de retarder le départ inaugural du Titanic de près d’un mois. En effet les réparations nécessaires, suite à cet incident, entraînèrent un transfert de la main d’œuvre alors occupée à la finition du Titanic.
Après le naufrage de celui-ci, cherchant des arguments à avancer aux compagnies d’assurance, les armateurs du paquebot commencèrent par se retourner contre Haddock rendu responsable des finitions hâtives du navire, et partant, de sa fragilité… Heureusement, une enquête révéla que la collision incriminée avait été causée à la suite des manœuvres imprudentes du capitaine du croiseur.
Mais écœuré par de telles accusations, le capitaine Haddock refusa de travailler plus longtemps pour le compte d’armateurs aussi vils.
Haddock rompt totalement avec son passé prestigieux, allant jusqu’à gommer son origine britannique. Jusqu’à s’inventer un ancêtre français ! Rapidement l’alcool fait de lui une véritable épave humaine,
On perd sa trace jusqu’en 1939, année où Tintin fait sa rencontre dans la cale du Karaboudjan. Supposé commander ce cargo, Haddock est en fait tenu en suggestion par son lieutenant, Allan Thompson, qui se livre au trafic de l’opium.
La suite, on la connaît…
La tragédie du Titanic hantera toute sa vie Haddock.
Dans L’Étoile mystérieuse, un message radio dramatique émanant d’un navire en détresse lui est transmis : « … SOS SOS SOS VIL… G 19e 12 W.L. 70e 45. N. AVONS HEURTÉ ICEB… VOIE D’EAU À L’AV…… EMANDONS AS… STACE D’URG… » (p. 38, case 9).
La réaction du capitaine est prompte. « Voilà messieurs. Ou bien nous allons au secours de ce navire et nous abandonnons définitivement tout espoir d’arriver à l’aérolithe avant le Peary ou bien nous poursuivons notre route sans répondre à cet appel… À vous de décider… » (p. 38, case 10).
Et comme il le fit jadis pour se porter au secours du Titanic, Haddock fait faire demi-tour au navire dont il a le commandement pour se porter au secours de ce navire en détresse qui vient de heurter un iceberg.
Dans Le Trésor de Rackham le Rouge (p. 55, case 12), furieux contre le professeur Tournesol, Haddock s’écrie, en lui montrant la splendide licorne sculptée ramenée du fond de l’océan : « Et ça, hein ?… Et ça ?… C’est sans doute la figure de proue du Titanic… »
Dans Tintin au pays de l’or noir (version 1969, p. 14, case 11), quand ils embarquent à bord du Speedol Star, les Dupondt arborent des bérets à pompon sur lesquels on peut lire… Titanic ! Leur uniforme est-il alors un costume d’emprunt, ou s’agit-il de celui que jadis ils portèrent sur le tragique paquebot, à bord duquel ils s’étaient fait engager comme soutiers ?
Notes
1) « In April 1912, Captain Haddock was in command of the White Star liner Olympic en route from New York to Southampton when her sister ship, the Titanic, westward bound, while making her maiden voyage, struck an iceberg and sank in one of the greatest ocean disasters. The Olympic was 500 miles away and hastened to the rescue but resumed her course when 100 miles from the scene of the sinking when informed there was nothing to be gained by continuing to that point. For a time the Olympic wireless room acted as a sort of clearing housefor radio messages relating to the accident ». (Encyclopedia Titanica, http://www.encyclopedia-titanica.org/).
2) Les références au Titanic s’expliquent peut-être par l’influence qu’exerça Jacques Van Melkebeke sur Hergé : « Qui se souvient de Philomène Van Melckebeke, disparue en compagnie de vingt et un de ses compatriotes, à bord du Titanic qui fit naufrage dans la nuit du 15 au 16 avril 1912 ? » (Patrick Roegiers, Le Mal du pays, autobiographie de la Belgique, Seuil, 2003). Il est probable que Van Melkebeke, hanté par cette disparition tragique, l’ait de nombreuses fois évoquée devant Hergé.
3) Datées du 17 février 1927, les lignes qui suivent sont un des rares témoignages littéraires de l’activité du capitaine Haddock : « Schwob, croyant sa dernière heure venue, plongé dans un complet de toile cirée jaune inénarrable, prenait toutes sortes de dispositions testamentaires, auxquelles je n’attachais pas la moindre importance. Car le bateau était solide et le capitaine un de ces ivrognes – ce sont les meilleurs – qui ne dirigent plus que par leur instinct. » (Léon Daudet, Écrivains et artistes, Éditions Le Capitole, Toulouse, 1929).
Haddock, femme à barbe
Un jour, je démontrerai, au grand scandale de la tintinologie tout entière, que Haddock était une femme à barbe. En quelques clics rapides sur Internet, vous pouvez d’ores et déjà vous rendre compte de la ressemblance ahurissante qui existe entre le capitaine et Clémentine Delait (1865 – 1939), la célèbre femme à barbe de Thaon-les-Vosges2.
Haka
Voir CHESTER.
D’une étoile l’autre
En 1941, L’Étoile mystérieuse paraît en prépublication dans Le Soir, surnommé Le Soir volé par la Résistance. Beaucoup de commentaires ont été faits sur ce qui, à l’évidence, constitue la pièce à charge majeure contre Hergé. Celui-ci était resté très perméable aux influences et aux idées du milieu intellectuel dans lequel il évoluait. Un milieu catholique très marqué à droite, antisémite, et tenté depuis le début des années trente par « un régime d’ordre », autrement dit par le fascisme.

Pourtant, si blâmable soit cette complaisance, elle ne doit pas nous faire perdre toute objectivité quant à la carrière d’Hergé sous l’Occupation. Collaborateur d’un journal collabo, il ne peut pas pour autant être accusé d’avoir collaboré directement avec l’ennemi. Il n’était pas un idéologue et dans Le Soir volé, il ne joua aucun rôle politique. Ce journal fut pour lui un moyen de continuer à faire vivre Tintin, ou, si l’on veut, à continuer à vivre de Tintin, car à la suite de l’arrêt du Vingtième Siècle, il s’était retrouvé pratiquement sans revenus.
Rappelons par ailleurs que de nombreux fans de Tintin, pourtant hostiles aux idées professées dans Le Soir, achetaient ce quotidien proallemand pour y suivre les aventures du petit reporter et les faire lire à leurs enfants.
L’objectivité exige aussi qu’on rappelle les activités d’autres artistes durant la même période. Sans même citer Céline dont le génie s’accommoda de la pire infamie, infamie déjà étalée avant la guerre dans ses pamphlets antisémites, sans nous attarder au cas de quelques notoires intellos-collabos comme Lucien Rebatet, Robert Brasillach, Drieu La Rochelle ou François Chalet, évoquons simplement Cocteau, ou Jean-Paul Sartre, dont les premières pièces furent montées à Paris, dans des salles où se pressaient les officiers allemands. Ces artistes furent-ils moins coupables qu’Hergé ?
De Blumenstein à Bohlwinkel
Dans L’Étoile mystérieuse, le méchant de l’album, un banquier américain nommé Blumenstein, est un personnage qui doit tout aux caricatures antisémites de l’époque, comme, par exemple celles signées Paul Jamin, ami et collaborateur d’Hergé depuis 1930. Blumenstein, financier aussi cupide que cynique, commandite l’expédition Peary, concurrente de celle du FERS, embarquée à bord de l’Aurore. Il gardera son nom jusqu’en 1974. Blumenstein sera alors transformé en Bohlwinkel. Ce qui en marollien se traduit littéralement par « magasin de bonbons ». Encore un belgicisme qui aura échappé à Émile Brami (voir JURONS). Ironie du destin, Bohlwinkel se révéla être aussi un patronyme juif ! Outre Benoît Peeters, Pierre Assouline3 n’a pas manqué de rappeler tout cela.
Hergé antisémite
Mais d’autres tintinologues, parmi les plus brillants, ont tenté de minimiser, voire de nier, le caractère indéniablement antisémite de certaines cases de L’Étoile mystérieuse. Parmi eux, Michael Farr et Frédéric Soumois.
Voici ce que Frédéric Soumois, qui veut croire à « l’innocence d’Hergé à ce propos » et « à l’inanité des soupçons » à son endroit, écrit dans les pages qu’il consacre à L’Étoile mystérieuse dans Dossier Tintin, Jacques Antoine, 1987 : « Nous ne développerons pas le fait que le véritable racisme est de voir en la forme d’un nez et en les consonances d’un nom l’émanation d’une “race” quelconque, et n’insisterons pas sur le fait que jamais le mot juif n’apparaît, ce qui demande déjà beaucoup de “bonne” volonté pour voir ici un antisémitisme quelconque ». Et Soumois d’ajouter : « Ce qu’Hergé dénonce, c’est la finance et ses moyens pour s’approprier la science à des fins lucratives, ce n’est pas le sionisme, ni la judaïté du personnage, à la grande différence de certains de ses confrères qui choisissent d’inciter à la haine raciale et à l’extermination4. » Une argumentation spécieuse, puisqu’elle consiste à dire que les racistes sont ceux qui dénoncent le racisme ! Comme si, en un curieux reversement, c’étaient les adversaires de l’anti-sémitisme, qui, les premiers, avaient défini systématiquement le Juif comme étant doté d’un nez à la forme prononcée ! Quant aux « confrères » belges, qui, selon Soumois, choisirent d’inciter à la haine raciale, il serait honnête de rappeler que beaucoup furent, hélas, des amis d’Hergé. Tel Paul Jamin, le copain de longue date déjà évoqué, qui ira jusqu’à publier ses caricatures dans le Brüsseler Zeitung, le quotidien des occupants. Et bien sûr Raymond de Becker qui le 7 août 1941 laisse une fois de plus libre cours à son antisémitisme et à son racisme dans des chroniques où il déplore le métissage de la population des États-Unis, dont « les sphères dirigeantes sont aujourd’hui complètement aux mains des Juifs… »
Malheureusement pour Frédéric Soumois, deux pièces viennent réduire à néant ses dénégations. Des cases absentes de son Dossier Tintin apportent la preuve accablante de l’antisémitisme d’Hergé à cette époque. Il s’agit de deux cases de L’Étoile mystérieuse publiées dans Le Soir.
Alors que Philippulus le Prophète prédit la fin du monde en ponctuant à coups de gong ses oracles maléfiques, devant la devanture d’une boutique Lévy, on voit deux Juifs qui se frottent les mains :
– Tu as entendu, Isaac ? La fin du monde ! Si c’était vrai !
– Hé ! Hé ! Ce serait une bonne bedite avaire, Salomon ! Che tois 50 000 Frs à mes vournizeurs… Gomme za, che ne te frais bas bayer...
Fin 1942, lorsque L’Étoile mystérieuse paraîtra en album, ces deux cases disparaîtront.

Tout ce qui précède ne rend donc que plus pénibles les dénégations de Michael Farr dans Tintin, le rêve et la réalité, l’histoire de la création des aventures de Tintin, Éditions Moulinsart, 2001 : « L’Étoile mystérieuse servit à certains de ses détracteurs pour démontrer qu’il était à la fois antiaméricain et antisémite, des opinions, affirmaient-ils, qui n’auraient rien d’étonnant chez quelqu’un qui travaillait pour un journal collaborationniste. Cette argumentation repose sur le pavillon “la bannière étoilée” arboré par le Peary, le bateau de l’expédition rivale, et surtout – et c’est le plus accablant – sur le méchant de l’histoire, Blumenstein, le financier incontestablement Juif américain. »
Dénégations auxquelles s’ajoutent les explications alambiquées de Michael Farr… : « En réalité, ce que dénonçait Hergé dans cette satire, comme d’ailleurs dans L’Oreille cassée – où les identités imaginaires dissimulaient la réalité avec plus de discrétion –, c’étaient les violations de la morale dans la défense des intérêts commerciaux américains et la puissance du dollar, ce qui paraîtrait tout à fait raisonnable dans des circonstances normales. Quant à Blumenstein, c’est davantage le financier que le Juif qu’il caricaturait. »
Le « hic », c’est que les circonstances dans lesquelles fut dessiné Blumenstein n’étaient pas « normales ». Ces dessins parurent alors qu’en Belgique commençait la traque des Juifs. Outre ces explications d’une totale mauvaise foi, Michael Farr passe sous silence les cases sinistres évoquées plus haut. Et pour cause ! Comment soutenir alors la thèse de la seule « satire » antiaméricaine !?
Plus lamentable encore : au début de son livre, Michael Farr remercie entre autres : « Bernard Tordeur, de la Fondation Hergé, et Philippe Goddin, qui n’ont pas ménagé leur aide et leur hospitalité […] et bien sûr, par-dessus tout [ici est cité l’ayant tous les droits] et Fanny Rodwell, qui en ont rendu possible la réalisation. »
Notons aussi que ni Frédéric Soumois, ni Michael Farr ne signalent une des illustrations signées Hergé pour les Fables de Robert de Vroylande parues en 1941. L’apologue « Les deux Juifs et leur pari » se conclut par cette morale : « Un Juif trouve toujours un peu plus juif que lui » et l’illustration d’Hergé n’a rien à envier aux caricatures antisémites de son ami Paul Jamin.
En 2001, toutes les personnes remerciées par Michael Farr ne pouvaient pas ignorer les dessins antisémites de L’Étoile mystérieuse publiés dans Le Soir. Comment se fait-il que des ayants droit, d’ordinaire si vétilleux en ce qui concerne l’œuvre d’Hergé, aient fermé les yeux sur ce qui, au regard de la vérité historique et des documents qui l’étayent, n’est rien d’autre qu’une triste falsification ?
Ils avaient eu forcément connaissance du livre de Huibrecht Van Opstal (Tracé RG, Lefrancq, 1998) qui évoque très précisément, illustrations à l’appui, les illustrations antisémites d’Hergé (pp. 57 à 59). Citons aussi le texte passionnant de Cyrille Mozgovine « Tintin au pays de la Bible » publié dans Théophilyon qui cite ces dessins.
Suite aux sollicitations insistantes et visionnaires de Louis Casterman, L’Étoile mystérieuse est le premier album de Tintin à revêtir la forme définitive de 62 pages et à bénéficier d’une impression en quadrichromie. Tout doit être repensé : lettrage des textes, dimension des cases, découpage, mise en page… Hergé profite de ce nouveau formatage pour corriger des textes, reprendre certains dessins jugés maladroits, en effacer d’autres plus compromettants.
Après la guerre, pour se justifier Hergé avancera qu’il ignorait tout de la « solution finale ». Certes, et il n’est pas le seul à avoir avancé cette explication lamentablement banale. Toutefois, il est impossible qu’il n’ait pas lu au moins une des multiples diatribes antisémites publiées dans Le Soir.
Le capitaine Haddock apparaît pour la première fois à la toute fin 1940 dans un numéro du Soir où figure une pub pour Le Juif Süss, film notoirement antisémite.
Le 27 mai 1942, une semaine après la fin de la publication de L’Étoile mystérieuse, les Juifs belges furent obligés de porter l’étoile jaune. Les rafles de la Gestapo et les déportations vers les camps de la mort vont bientôt commencer. Sur les soixante-dix mille Juifs qui vivaient en Belgique, presque trente mille furent exterminés.
Qu’un soir, un enfant juif ait été raflé alors qu’il s’apprêtait à lire L’Étoile mystérieuse avant de s’endormir…
Lacannerie
Mais, la palme, la timbale, le pompon de la justification de l’injustifiable revient une fois encore à un psychanalyste ! Dans un chapitre5 consacré à L’Étoile mystérieuse, Michel David évoque la présence de Blumenstein-Bohlwinkel représenté sous les traits d’une « odieuse caricature » antisémite qui montre bien qu’Hergé « comme sujet de l’inconscient, pour une part à son insu, reprend dans son œuvre une petite mais lourde partie du “discours de l’Autre”, en cette époque martelée par la propagande nazie. » Jusque-là, rien que de très banal, même si le « à son insu » laisse entrevoir la justification lacanienne qui va suivre.
En repensant aux deux cases abjectes éjectées par la suite, on ne peut que s’émerveiller de la faculté sans pareil des lacaniens pour faire passer la réalité des faits sous le joug de leur théorie : « Peut-on reprocher à Hergé d’avoir représenté un nez de telle forme, lié aux consonances “Bohlwinkel” et à l’apparence d’un financier interlope, d’être antisémite ? Ce serait plutôt le fait d’établir ces rapprochements trop évidents qui constitue le racisme… » Ceux qui pointent l’antisémitisme seraient donc les véritables antisémites ! Michel Onfray, pour son implacable dénonciation de l’imposture freudienne, a récemment fait les frais d’un tel renversement dialectique.
Mais quand il est lancé, on n’arrête pas un lacanien en si tortueux chemin.
Oyez la suite, qui en un tour de passe-passe théorique étourdissant fait d’Hergé un dénonciateur de l’abjection à laquelle il a pourtant souscrit : « L’évidence est qu’on ne peut que reconnaître le “Juif” dans Blumenstein-Bohlwinkel. S’il était besoin, voici confirmation, tout aussi évidente qu’une lecture de l’album se valide autour de “l’étoile jaune”. Hergé dépeint le “Réel” : l’infamie, la discrimination des systèmes paranoïaques nazi et vichyste. En quelque sorte Hergé dit au lecteur : Vois ceci ! Oui, vois, toi lecteur ce qui se passe actuellement, et ce que cela signifie ; vois comment on montre, traite et parle des Juifs, telle la pire engeance ! […] Alors maladroitement ou pas, de manière heureuse ou pas…, toujours est-il qu’Hergé, au jeune et moins jeune lecteur, dis ceci : maintenant, vous avez vu et vous savez que l’on peut traiter et représenter des gens ainsi. Même si cela n’est pas “manifeste” dans le texte, cela apparaît de manière “latente” dans le dessin-d’écriture et dans le mouvement involontaire et spasmodique du récit. Fin du caduc et malsain “on ne savait pas” entendu dans la bouche d’un Occident post-traumatisé, mais fasciné par la lueur délétère de l’étoile… jaune… »
Une interprétation qui se heurte aux propos d'Hergé lui-même : « Il est évident que si on avait su que ces horreurs-là existaient réellement, il n’aurait pas été possible de l’accepter, même de façon indirecte et en continuant à travailler pour des journaux contrôlés par les Allemands. »
Hergé fasciste ?
Tout cela fait-il pour autant d’Hergé un auteur d’extrême droite, et de son œuvre, une œuvre fasciste de part en part comme le laisse entendre dans ses essais6 Maxime Benoît-Jeannin ? Fasciste, Le Lotus bleu qui dénonce la mainmise sur la Mandchourie par le Japon, un des pays de l’Axe ? Fasciste, Le Sceptre d’Ottokar où le méchant qui tire les ficelles s’appelle Müsstler, nom formé en contractant celui de Mussolini et de Hitler ?

Si Maxime Benoît-Jeannin a raison de déplorer la docilité d’Hergé, proche de la « complicité passive », et de l’opposer à « l’esprit de résistance », il se trompe en voyant déjà de l’antisémitisme dans L’Oreille cassée. Un amalgame qui relève de l’interprétation abusive et fait indirectement les choux gras de l’extrême droite qui a toujours revendiqué Hergé comme l’un des siens (voir DEGRELLE). Cela flatte même, sans le vouloir, la racaille révisionniste.
Car tout le monde ne semble pas avoir oublié les cases honteuses de L’Étoile mystérieuse. En 1990, une de ces deux images a été reprise pour figurer sur la couverture d’un opuscule reproduisant le texte de la conférence prononcé à l’occasion de la première manifestation du CER (cercle d’étudiants révisionnistes), conférence intitulée « De Léon Degrelle à Tintin » et prononcée par Olivier Mathieu.
L’empire des ombres
Oui, le dossier à charge est lourd…
Et pourtant, ouvrant L’Étoile mystérieuse pour la première fois, quel lecteur, enfant ou adulte, n’a pas été, dès les premières images, pris par l’atmosphère de cette nuit à la fois si belle et si étrange ?
Tintin marche dans une ville d’Europe, au-dessus de sa tête : la splendeur d’un ciel nocturne comme on n’en reverra plus jusqu’aux extraordinaires images de On a marché sur la Lune. Tandis que Tintin remarque la présence d’une étoile incongrue dans la Grande Ourse, Milou, dans un contrepoint très terre-à-terre, complètement indifférent à ce mystère cosmique, se cogne contre un réverbère et les étoiles, qui tournent autour de sa tête, n’ont rien de céleste.
Ensuite, tout se dérègle rapidement. La chaleur déjà forte ne fait qu’augmenter à mesure que l’étoile grossit et luit dans le ciel avec de plus en plus d’intensité. Dans les couloirs à la Chirico de l’Observatoire, comme le remarque Tintin « tout est étrangement calme et silencieux. On dirait qu’il n’y a personne » (p. 3, case 1). Mais surgit un vieillard inquiétant qui parle de « châtiment ». Ce personnage est comme le double du professeur Calys, directeur de l’Observatoire et préfiguration du professeur Tournesol. Dans l’œil du télescope braqué vers le ciel, Tintin, horrifié, voit une gigantesque araignée aux pattes velues. Une énorme épeire diadème ! Le quiproquo levé – il s’agissait d’un véritable arachnide qui s’était posé sur l’objectif – apparaît la mystérieuse étoile qui a encore grossi. Et le professeur Calys de s’écrier : « C’est une boule de feu, une ÉNORRRME boule de feu » (p. 5, case 9). Et quand l’astronome annonce qu’une collision de ce bolide avec la Terre risque de provoquer « … LA FIN DU MONDE, OUI !… » (p. 5, case 13), Tintin, qui d’habitude exprime très rarement ses émotions, est cette fois terrorisé et se prend la tête dans les mains. Comme le fait le personnage qui figure au premier plan du célèbre tableau d’Edvard Munch, Le Cri, Tintin ouvre la bouche pour crier tout en se bouchant les oreilles. Mais aucun son ne sort de cette bouche, comme si un cri intérieur pouvait seul traduire l’angoisse atroce qui s’est emparée de lui.
La situation vire carrément au cauchemar. Les rats, frappés de panique, fuient les égouts en masse. Sous l’action de la chaleur, les pneus des voitures éclatent, l’asphalte fond, engluant les pattes de Milou que son maître, l’espace d’un instant, croit paralysé.
Détail saisissant : Hergé qui ne dessine presque jamais les ombres les ménage ici avec une netteté qui restera sans pareil dans toute son œuvre (exception faite pour On a marché sur la Lune, où, dans des circonstances, elles aussi extraordinaires, les ombres des astronautes se projettent sur le sol lunaire).
Dans L’Étoile mystérieuse, ces ombres sont d’autant plus étranges qu'elles ne sont pas dues à la lumière du Soleil, mais à celle d’une « maudite étoile ! » (p. 7, case 8). Puisque la collision fatale est imminente, cette ville écrasée de chaleur est déjà l’empire des ombres, c’est-à-dire le séjour des morts. D’ailleurs, c’est ce qu’annonce le vieillard croisé précédemment dans les couloirs de l’Observatoire, et qui ressurgit, sous le nom de Philippulus le prophète, cette fois enroulé dans un drap ou un linceul, et scandant ses prophéties de malheur sur un gong assourdissant. « Et je vous annonce que des jours de terreur vont venir !… La fin du monde est proche !… Tout le monde va périr !… Et les survivants mourront de fin et de froid !… Et ils auront la peste, la rougeole et le choléra » (p. 7, case 12). Deux pages après, à huit heures, douze minutes, trente secondes, une secousse sismique ébranle le 26 rue du Labrador. Tout valdingue dans l’appartement, et Tintin, refaisant le même geste de terreur mais fermant cette fois les yeux s’écrie : « Ça y est !… La fin du monde !… » Au moment où est dessiné ce prologue admirable, la nuit nazie et son obscurantisme sinistre s’étendent sur presque toute l’Europe. Partout dans le monde les hommes et les femmes épris de liberté retiennent leur souffle. Si l’on considère le contexte historique qui n’est plus à décrire, ce n’est pas se lancer dans une interprétation abusive que de voir dans les dix premières pages de L’Étoile mystérieuse une métaphore de ce que fut l’annonce de la guerre. En 1941, l’apocalypse n’était pas loin.
Encore la psychanalyse !
Il est dommage qu’un analyste aussi fin de l’œuvre d’Hergé que Jean-Marie Apostolidès n’ait pas perçu ou retenu la dimension historique de ces pages saisissantes. Ainsi, de l’araignée et de sa pilosité, il écrit : « Il [Tintin] la voit comme un monstre dévorant auquel le Père le renvoie pour avoir contesté sa loi. » Sacrés psychanalystes ! Les poils qu’ils voient dans l’œil du voisin les empêchent de voir la poutre dogmatique qu’ils ont dans le leur ! Car mille milliasses, de mille mélasses de mille sabords ! Pourquoi ne pas voir dans cet insecte affreux, dans cette bête immonde, prête à étendre sa toile sur le monde, une représentation du national-socialisme ? Regardez bien les pattes de cette énorme épeire diadème. Les croix que dessinent ses quatre paires de pattes sont des croix gammées !
Je croyais être le seul à avoir décelé un double svastika dans la silhouette de l’araignée noire… et voilà qu’en feuilletant d’un doigt incrédule Hergé au pays des tarots, de Pierre-Louis Augereau7, je tombe sur une interprétation forcément pertinente puisqu’elle recoupe la mienne ! « Avec sa silhouette noire et ses huit pattes tordues, l’araignée cache un secret : elle dessine en fait l’image de la croix gammée nazie. Et c’est elle, plus que l’étoile, qui terrorise Tintin. L’insecte-svastika enserre l’astre jaune comme s’il voulait l’étouffer en son sein en même temps que l’univers. »
Du coup, impressionné par la clairvoyance de cet exégète singulier, je me suis promis de relire sans a priori rationalistes son approche « symbolique, ésotérique et alchimique de l’œuvre d’Hergé ».
Tintin prend le large
En dehors des deux cases honteuses, Hergé s’est gardé de toute propagande collaborationniste comme celle à laquelle s’adonnèrent en France, les dessinateurs du magazine pour enfants Le Téméraire.
Dans les albums qui suivent L’Étoile mystérieuse, Hergé se détache complètement de l’histoire contemporaine et se tient vraiment à distance de l’actualité. Tintin prend le large. Et avec lui, c’est toute une jeunesse qui fuit un présent de plus en plus pénible. Alors que l’avenir reste très sombre, Le Secret de la Licorne qui commence à paraître dans Le Soir en juin 1942, puis Le Trésor de Rackham le Rouge sont une invitation radicale au voyage, qui plonge, au sens propre comme au sens figuré, dans le passé. Quant aux 7 Boules de cristal, dont la parution débute le 16 décembre 1943, jusqu’à son interruption à la Libération, le 3 septembre 1944, cette aventure nous emmène loin d’une Europe à feu et à sang.
En décembre 1939, dans L’Ouest, hebdomadaire bruxellois, ont été publiées quatre histoires signées Hergé. En quelques dessins, elles mettent en scène les courtes apparitions de monsieur Bellum, un Bruxellois qui ne porte pas les Allemands dans son cœur. Le 21 décembre 1939, monsieur Bellum écoute à la radio un speaker qui annonce : « Et dans le conflit actuel, la Belgique se doit de garder la plus stricte neutralité. » Outré, monsieur Bellum proteste : « Neutralité !… Neutralité !… Mais la neutralité de conscience, ça jamais !… » Puis il sort et écrit sur un mur : « Hitler est un fou ! »
Antisémites et antisionistes ont parfois fait bon ménage. Pourtant dans Tintin au pays de l’or noir – que ce soit la version Petit Vingtième ou la version de 1949 – bien malin qui pourrait déceler des traces d’antisémitisme, voire d’antisionisme, dans la description faite par Hergé de la lutte en Palestine des organisations juives (groupe Stern, Irgoun, Hagannah) contre l’occupant britannique.
Le dernier mot revenant à la défense, laissons la conclusion de ce dossier à Hergé lui-même. Dans un entretien accordé en 1974 au cinéaste Henri Roanne-Rosenblatt, voici ce que dit Hergé : « Pour ce qui est des camps d’extermination, c’est en 1945 que Pierre Ugeux m’en a parlé. Il avait fait partie des troupes qui avaient découvert certains de ces camps. Lui-même m’a assuré qu’il n’était pas au courant auparavant. » Il y a tout lieu de croire Hergé sincère : pour vous en convaincre, allez à MEA CULPA.
Hôtesses de l’air
L’indifférence totale de Tintin au charme des hôtesses de l’air aurait de quoi nous énerver. Heureusement, Hergé ne semble pas être resté insensible à ces créatures, qui dans les années 50, à mesure que l’aviation se commercialise, deviennent les figures phares des compagnies aériennes. Il est donc logique qu’à cette époque, des hôtesses de l’air s’occupent des passagers dans les avions où voyage Tintin. Comme quoi, contrairement à ce qu’avancent les détracteurs d’Hergé, les jolies femmes, même stéréotypées, sont bien présentes dans certains albums.
Dans une étude très intéressante consacrée à « la construction du stéréotype de l’hôtesse de l’air au sein de la SABENA », compagnie belge bien connue, Vanessa d’Hooghe rappelle que : « Ces jeunes et jolies filles sont instrumentalisées au service de l’image de la compagnie et en même temps, accèdent à une impressionnante reconnaissance et à une aura toujours grandissante. Les hôtesses d’une compagnie aérienne sont aussi le porte-drapeau de l’image du pays. En fait, le meilleur de la féminité du pays en question est propulsé sur la scène internationale au travers de cette profession8... »
Dans Objectif Lune (p. 3, cases 1, 3 et 5), l’hôtesse blonde de la compagnie Syldair est donc représentative de la beauté féminine syldave. Ce qui ne l’empêche pas de se faire rabrouer par Haddock dont elle veut allonger le whisky avec de la Klow, la célèbre eau minérale syldave. Dans L’Affaire Tournesol, on retrouve cette hôtesse dans l’avion qui emmène Tintin et Haddock de Genève à Szohod (p. 46, cases 12 et 13). Dans Tintin au Tibet, on peut remarquer trois hôtesses de la compagnie Air India. La première, en tailleur et chemisier, à l’aérodrome de New Delhi, assiste à la descente des passagers (p. 6, case 11). Quelques instants plus tard, une autre hôtesse renseigne Haddock et Tintin sur le vol New Delhi-Katmandou (p. 7, cases 1 et 2). À l’aérodrome de Willingdon, une troisième hôtesse apporte les premiers soins au visage tuméfié de Haddock : « Et après ça, on regardera ce que vous avez sous la paupière » (p. 9, cases 9, 10 et 14). Dans Vol 714 pour Sydney, une hôtesse de la compagnie Qantas est présente sur le tarmac de l’aéroport international de Djakarta pour guider les voyageurs en transit (p. 1, case 6). Dans le hall de cet aéroport, une blonde et ravissante hôtesse, sac en bandoulière, est vue à deux reprises. Une première fois en pied, à la droite de Haddock, une seconde fois, à la gauche de Tintin (p. 1, cases 7 et 9). Que vient-elle faire là ? Pour quelle compagnie travaille-t-elle ? De quelle créature Hergé s’inspira-t-il pour croquer ce charmant minois ? Voilà des questions bien énervantes.

Yves Horeau, Tintin, Haddock et les Bateaux, Éditions Moulinsart, 1999.
Jean Nohain et François Caradec, La Vie exemplaire de la femme à barbe, La Jeune Parque, 1969.
Benoît Peeters, Hergé, fils de Tintin, Flammarion, 2002 (réédition collection « Champs », Flammarion, 2006). Pierre Assouline, Hergé, Plon, 1996 (réédition revue et augmentée, Gallimard, collection « Folio », 1998).
Le Soir, 1941.
Michel David, Une psychanalyse amusante, Tintin à la lumière de Lacan, Epi/La Méridienne, 1994. pp. 141 à 144.
Les Guerres d’Hergé, Éditions Aden, Bruxelles, 2007 et Le Mythe d’Hergé, Golias, Lyon, 2001.
Pierre-Louis Augereau, Hergé au pays des tarots, Cheminements, 1999, p. 100.
Le mythe de l’hôtesse de l’air. Le poids des stéréotypes de genre dans l’accès à l’égalité au sein d’une profession, Après-midi d’étude du CEFA et de l’Université des Femmes.