Abdallah
Ou de Tintin à ben Laden

Abdallah est le fils de l’émir du Khemed, Mohamed Ben Kalish Ezab. Il apparaît dans Tintin au pays de l’or noir, puis on le retrouve dans Coke en stock. Il est fait allusion à lui dans Objectif Lune, ainsi que dans Tintin au Tibet.
Abdallah est devenu l’archétype du sale gosse capricieux, du môme insupportable qui pousse à bout les adultes.
Abdallah
Dans les années 80 du siècle dernier, un autre Abdallah – mais est-ce un autre ? – a défrayé la chronique. Le 18 janvier 1982, alors qu’Israël a lancé l’opération Paix en Galilée en envahissant le Liban, les FARL (Fractions armées libanaises révolutionnaires) exécutent à Paris, Charles-Robert Ray, attaché militaire américain en France. Le 3 avril, Yacov Barsimentov, diplomate israélien, et supposé responsable du Mossad à Paris, est assassiné ainsi que Robert Onan Homme, consul américain à Strasbourg.
Le 24 octobre 1984, à Lyon, Georges Ibrahim Abdallah est arrêté. Les services secrets français savent alors qu’il a partie liée avec les FARL, mais sans connaître son rôle exact au sein de cette organisation. Il est d’abord inculpé de port d’arme prohibée et association de malfaiteurs. Le 10 juillet 1986, il est condamné à 4 ans de prison pour usage de faux papiers et détentions d’armes et d’explosifs. Le 27 février, défendu par Jacques Vergès, il est condamné à la perpétuité par la Cour de sûreté de l’État. Selon les services de renseignement français qui avaient remonté une piste les menant de Lyon à Kobeyat, dans le nord du Liban, Abdallah fut répertorié comme un des instigateurs du terrorisme international.
Ces convictions ne suffisant pas, un complément d’enquête s’imposait. En voici les résultats.
L’enfance d’un terroriste
Surprise de taille : Abdallah le sale gosse et Abdallah le terroriste n’étaient qu’une seule et même personne !
Si les terroristes, comme tous les enfants du monde ont eu une maman, ils ont eu surtout une enfance. Remonter aux conditions affectives et psychologiques de l’enfance d’Abdallah, permet de mieux comprendre ce qui l’amena à basculer dans le terrorisme.
Il ne nous a pas fallu longtemps pour retrouver traces de la jeunesse d’Abdallah. Deux albums d’Hergé, Tintin au pays de l’or noir et Coke en stock retracent des épisodes capitaux de son enfance et de son adolescence.
Deux aventures explosives, qui, toutes deux, se déroulent au Proche-Orient, et dont on peut être stupéfait qu’elles aient échappé jusqu’à aujourd’hui à la sagacité des services spéciaux.
Dans la première version de Tintin au pays de l’or noir, Tintin se trouve pris dans la lutte sans merci qui oppose les organisations sionistes (Irgoun, Hagannah) aux Palestiniens. Enlevé successivement par ces ennemis irréductibles, le petit reporter se retrouve finalement chez l’émir du Khemed, Mohamed ben Kalish Ezab, le père du fameux Abdallah.
Les circonstances dans lesquelles Tintin fit la connaissance d’Abdallah sont suffisamment tragiques pour être rappelées de façon un peu développée.
Enclavé entre le Liban, la Syrie et la Jordanie, le petit mais très riche émirat du Khemed était à l’arrivée de Tintin dans la région, un enjeu de la guerre du pétrole qui déjà faisait rage. Plusieurs puissances étrangères, dont les États-Unis convoitaient l’or noir du Khemed. Comme ni les sabotages ni les attentats ne réussissaient à déstabiliser l’émirat, les ennemis de Mohamed ben Kalish Ezab décidèrent de faire chanter l’émir en enlevant son fils, Abdallah.
Abdallah kidnappé
Marqué par une forte impulsivité héréditaire qui se traduisait depuis son plus jeune âge par une irascibilité chronique – des accès de colère souvent suivis de « passages à l’acte » –, Abdallah restera marqué à jamais par cet enlèvement.
Comment ne pas voir dans ce rapt le traumatisme majeur qui ébranla considérablement le psychisme du jeune garçon ? Hergé, dans Tintin au pays de l’or noir, décrit les scènes incroyables de cet épisode capital dans la vie du futur terroriste. Ainsi, Abdallah faisant le jeu de ses ravisseurs, alla jusqu’à mordre cruellement Tintin qui avait pourtant risqué sa vie pour le libérer (p. 50, case 18). Il frappa même le capitaine Haddock qui était venu à la rescousse (p. 61, case 4). Comble d’incohérence, le gamin pris en otage par le docteur Müller fournit lui-même une arme à son ravisseur : « Tiens, encore un revolver pour tirer sur eux !… » (p. 57, case 6).
Du pistolet à eau à la voiture piégée
Jamais ce goût pour les armes à feu ne se démentira. D’abord factices, comme dans ces scènes de Coke en stock où Abdallah tire sur Tintin avec un pistolet à eau (p. 14, case 1) et vise Haddock avec un revolver à fléchettes (p. 6, cases 6 et 7), les armes deviendront plus tard bien réelles. C’est d’ailleurs, on l’a vu, pour un port d’arme prohibée, qu’Abdallah sera arrêté à Lyon en 1984.
C’est aussi à partir de son enlèvement que l’engouement au départ inoffensif d’Abdallah pour les farces et attrapes se muera en amour quasi exclusif pour les explosifs les plus meurtriers. Des amorces semées un peu partout sur le sol du palais paternel aux bombes terroristes, des « cigarettes fusées » (Or noir, p. 38, cases 11 à 14) aux voitures piégées, il n’y a qu’une longue mèche que les agents des services de renseignement auraient dû suivre depuis longtemps. Dans l’inquiétant labyrinthe du terrorisme international, voilà au moins un fil d’Ariane qui aurait pu aider à remonter une piste plus sûre que celles qui furent envisagées dès le départ.
Un indice capital
Un indice criant aurait dû alerter les services antiterroristes. À la suite de son enlèvement, le jeune Abdallah manifesta jusque dans ses jeux un goût douteux pour les prises d’otages. Mimétisme ou perversion ? Toujours est-il qu’à la suite d’un coup d’État au Khemed, quand Abdallah trouva refuge à Moulinsart, ce fut Nestor, le valet de chambre, qui en fit les frais (Coke en stock, p. 29, cases 6 à 11).
Les années passèrent. L’émirat du Khemed, convoité par ses voisins, finit morcelé, dépecé entre la Syrie et la Jordanie. Déchu, l’émir ben Kalish Ezab fut contraint de s’exiler. Il alla s’installer dans un bourg du nord Liban, à Kobeyat précisément, passé depuis sous contrôle syrien.

À Kobeyat, Abdallah fait la rencontre de militants du FPLP de Georges Habache. Ces militants convertissent Abdallah au marxisme. En apprenant la chose, l’émir déchu pique une formidable colère et envoie son fils poursuivre ses études en Arabie Saoudite, un pays où on ne plaisante pas avec les idées athées ! À Riyad, Abdallah est pris en charge par le roi Fayçal ben Abdelaziz Al Saoud, qui est un cousin de son père. À l’université de Djeddah où il étudie le commerce, Abdallah fait la rencontre d’Oussama ben Laden, dont le père, riche entrepreneur de travaux publics est un proche de la famille Ibn Saoud. Les deux jeunes hommes se lient d’amitié. Outre un goût commun pour les farces et attrapes, c’est la défense de la cause palestinienne qui les rapproche.
En 1980, l’armée soviétique envahit l’Afghanistan. Turki al Fayçal, chef des services secrets de l’Arabie Saoudite, et ambassadeur à Londres, demande alors à Oussama ben Laden d’organiser le départ de volontaires pour l’Afghanistan et leur installation à la frontière pakistanaise. Bien évidemment, ben Laden demande à son ami Abdallah de se joindre à lui. Après avoir effectué quelques voyages à Peshawar pour coordonner l’arrivée des combattants, Abdallah va pourtant se disputer avec son ami. Une querelle d’ordre politique fondée sur une divergence fondamentale. Oussama est devenu un ardent défenseur de l’islamisme, tandis qu’Abdallah s’en tient aux analyses marxistes du FPLP, adhérant aux thèses et à la cause syriennes. Dès lors, les chemins des deux amis se séparent et chacun va vers son destin.
Ultime surprise
Mais Abdallah va encore surprendre les siens. Non seulement il devient un adepte du marxisme-léninisme, mais autant pour narguer son père, qui en mourra de dépit, que pour faire la nique à son ancien ami Oussama ben Laden, qui lui en concevra une rancune tenace, le voici qui se convertit au christianisme. Il demande à se faire baptiser suivant le rite de l’Église maronite.
Moulinsart, sanctuaire terroriste
La suite est connue. Emporté sauvagement dans la tourmente du conflit libanais, Abdallah va pouvoir épanouir ses penchants pour la violence. Son amour immodéré pour les armes à feu et les explosifs ira s’exacerbant jusqu’à son interpellation à Lyon le 25 octobre 1984.
Des témoignages dont les services secrets ont vérifié l’authenticité font état de plusieurs séjours d’Abdallah au château de Moulinsart. Le laboratoire du professeur Tournesol aurait même servi à la fabrication d’engins explosifs à retardement très sophistiqués.
Tintin et Haddock se seraient-ils laissé abuser ? Seraient-ils à leur tour victimes d’un chantage odieux ? Ou bien, obéissant aux lois de l’hospitalité, ont-ils fermé les yeux sur les activités de leur ancien ami ?
En mars 2002, la demande de libération d’Abdallah est rejetée. En septembre 2002, il est incarcéré à la prison de Fresnes. En novembre 2003, la juridiction de la libération conditionnelle de Pau a ordonné sa remise en liberté à condition qu’il quitte définitivement le territoire pour le 15 décembre. Dominique Perben, alors ministre de la Justice, fait appel de la décision, si bien que le 15 janvier 2004, Georges Ibrahim Abdallah voit sa libération rejetée.
Toujours incarcéré, il est aujourd’hui emprisonné au centre pénitentiaire de Lannemezan.
Adultère
La seule jeune femme à tenir un petit rôle dans les aventures de Tintin est une femme adultère ! Oui, n’en déplaise aux bien-pensants, madame Clairmont est infidèle à son mari.
Dès le début des 7 Boules de cristal (p. 1, case 1), Tintin apprend en lisant le journal qu’après deux ans d’absence « l’expédition Sanders-Hardmuth1 est rentrée en Europe après un long et fructueux voyage au Pérou et en Bolivie ». Les fouilles ont permis d’exhumer la momie de l’Inca Rascar Capac.
Ont participé à cette expédition : le professeur Sanders-Hardmuth, Paul Cantonneau, le professeur Laubépin, Marc Charlet, le professeur Hippolyte Bergamotte, le professeur Hornet, conservateur du Musée d’Histoire Naturelle, et le cinéaste Jacques Clairmont.
Fort curieusement, alors que son mari est à peine revenu d’un si long voyage, c’est sans son époux que la très élégante et fort jolie madame Clairmont se rend au Music-Hall-Palace pour assister à un spectacle qu’applaudissent également Tintin et le capitaine Haddock.
Détail troublant : madame Clairmont se trouve assise à côté d’un autre membre de l’expédition. En effet, à sa gauche (p. 9, case 11, et p. 10, case 1), on reconnaît le professeur Hornet, le conservateur du Musée d’Histoire Naturelle, qu’on retrouvera un peu plus tard dans son bureau (p. 22, cases 6, 8, 9, 10, 11), sous la haute surveillance des Dupondt.
Comme pour pointer l’équivoque de cette situation, au cours de son numéro, le fakir Ragdalam après avoir désigné madame Clairmont, demande à la voyante extra-lucide, madame Yamilah : « … pouvez-vous me dire si cette dame, là, au premier rang, est mariée ? » (p. 8, case 9). Le professeur Hornet choisit alors de se faire discret en ne bronchant pas. Comme s’il ne connaissait pas sa voisine ! Ce qui est impossible puisque pendant plus de deux ans il a participé à une expédition dont le mari de madame Clairmont faisait partie.
Ensuite, la réponse exacte de la voyante à la question du fakir : « Quelle est la profession de son mari ? » (p. 8, case 10) fait sourire l’épouse du cinéaste. À côté d’elle, Hornet ne moufte pas. En revanche, la vision qui suit n’amuse plus du tout madame Clairmont : « Je le vois… Il revient d’un long voyage dans un pays lointain… Mais… mais… que se passe-t-il ? Il souffre… Il souffre… Il est atteint d’un mal mystérieux… » (p. 8, case 13 et p. 9, case 3). Une vision confirmée par l’intervention imprévue du directeur du théâtre qui vient interrompre le spectacle (p. 9, case 5) pour « une communication personnelle et urgente… Madame Clairmont, qui se trouve dans la salle, est priée de rentrer immédiatement chez elle : son mari vient de tomber gravement malade. » Le professeur Hornet ne suit pas alors la jeune femme qui est obligée de quitter précipitamment la salle pour aller retrouver son mari.
Le mal mystérieux, évoqué par la voyante est-il vraiment celui dont sont frappés les autres membres de l’expédition Sanders-Hardmuth ? Ne sommes-nous pas plutôt témoins d’un drame de la jalousie ?
Comme l’avait subodoré Cyrille Mozgovine dans un texte à ce jour inédit, le silence du professeur Hornet ne peut être que le signe d’une dissimulation. Au cas, fort improbable, où il n’aurait jamais rencontré l’épouse de Clairmont, le seul nom du cinéaste aurait forcément dû le faire réagir. Sinon, par quel hasard expliquer qu’il se retrouve au Music-Hall-Palace, assis juste à côté de cette jeune femme ?
Comme l’avait subodoré Cyrille Mozgovine, tout incite à penser que madame Clairmont et le professeur Hornet sont amants. Toujours voués aux rencontres clandestines, après une aussi longue séparation, c’est en se fondant dans une foule de spectateurs anonymes qu’ils croient pouvoir se retrouver enfin. Mais c’était sans prévoir avec le don de voyance de Yamilah qui soudain rappelle publiquement à madame Clairmont son statut de femme mariée.
Comme souvent dans les histoires d’adultère, les amants se montrent pleins d’inventions pour cacher leur liaison et se trouver des alibis. Ainsi madame Clairmont, avant de sortir, a-t-elle laissé chez elle les coordonnées du Music-Hall Palace. Joignable là-bas en cas de besoin, elle est apparemment totalement irréprochable.
Quand elle quitte précipitamment la salle, la jeune femme semble bouleversée (p. 9, case 6). On peut s’interroger sur la nature de son émoi. Est-ce d’apprendre que son mari est tombé gravement malade qui la bouleverse ? Ou se compose-t-elle une telle attitude pour mieux affronter les reproches d’un mari qui aurait découvert le pot aux roses ? Ne serait-ce pas plutôt la culpabilité d’avoir succombé à la tentation de l’infidélité ? La même culpabilité qui commence alors à ronger Hergé.
Alcazar, Alhambra et Mogador
Au San Theodoros, le général Alcazar et le général Tapioca ne cessent de se disputer le pouvoir. Ils se succèdent à la tête de l’État au gré de pronunciamientos incessants. Pas moins de cinq sont répertoriés dans les aventures de Tintin.
Un pays voisin, la Bolivie, entre sa fondation par Bolivar en 1825 et l’accession au pouvoir de Mariano Melgarejo en 1864, avait compté plus d’un chef d’État par année !
Alcazar est un lascar qui présente beaucoup de points communs avec le dictateur le plus singulier de l’histoire de la Bolivie. Pourtant, les caprices du général ne sont que vétilles comparées aux foucades insensées de Melgajero ! Certes, Alcazar promeut des colonels aussi vite qu’il les dégrade et l’armée du San Theodoros compte jusqu’à 3 487 colonels ! (L’Oreille cassée, p. 22, case 6). Mais Melgajero fit beaucoup mieux, à l’instar de Caligula, en nommant son cheval au grade de général. Alors qu’Alcazar se conduit comme un toutou avec sa femme Peggy, le tyran bolivien, fou d’amour pour sa maîtresse, faisait se déshabiller celle-ci en plein conseil des ministres pour que tous ses collaborateurs puissent se convaincre de sa beauté.

Un autre point commun entre Alcazar et Melgajero2 est d’ordre géographique.
Au cours d’une réception donnée par le dictateur bolivien, l’ambassadeur de Grande-Bretagne à qui avait été proposé un bol de chicha, la boisson nationale, refusa de le boire, arguant qu’il préférait le chocolat. Vexé, Melgajero ordonna qu’on fît boire de force à l’ambassadeur un tonnelet entier de chocolat, puis il le fit monter à l’envers sur un âne qui lui fit traverser la capitale sous les huées.
Faute de pouvoir déclarer la guerre à la Bolivie, pays alors quasi inaccessible car son seul accès à la mer était contrôlé par le Chili, la reine Victoria décida de rayer ce pays du planisphère qui ornait son bureau. Joignant la parole au geste, elle déclara : « La Bolivie n’existe plus ! » Dès lors, dans les Atlas anglais, à la place de la Bolivie ne figura plus qu’une tache noire… La Bolivie a donc en commun avec le San Theodoros et Sao Rico d’avoir été un pays imaginaire.
Finalement l’Alcazar que nous préférons est l’Alcazar lanceur de poignards, quand, en exil, sous le pseudonyme de Ramon Zarate, il se produit dans des cirques et des salles de spectacle comme le Music-Hall Palace (Les 7 Boules de cristal, pp. 9 à 13).
Que ce général sud-américain qui semble sorti tout droit d’une opérette d’Offenbach triomphe sur une scène, quoi de plus logique ? Rien d’étonnant à ce que son nom qui fleure si bon le music-hall soit transformé en « Alhambra » (L’Oreille cassée, p. 21, case 13 ; Coke en stock, p. 13, case 2). Le chef d’État du Nuevo Rico, pays voisin du San Theodoros, est le général Mogador qui doit son nom à une célèbre salle de spectacle.
Notons que le lancer de poignards sur cible vivante est un art typiquement san-théodorien. Tintin a d'ailleurs pu s’en rendre compte dans L’Oreille cassée (p. 8, cases 4 à 9 ; p. 11, cases 6 à 15 ; p. 14, case 2 ; p. 32, cases 3 à 5), un album où le lanceur de couteaux, un colonel de l’armée du San Theodoros, se prénomme d’ailleurs lui aussi Ramon.
Alcoolisme
Une chose est sûre : Haddock est un alcoolique doublé d’un accroc à la pipe. Sans conteste le plus grand ivrogne de toute l’histoire de la BD. Quant à la bouffarde, il n’est pas le seul marin de BD à en tirer un vif plaisir. Popeye ou Triple-patte, vieux compagnon de Barbe Rouge, l’ont constamment vissée au bec.
Divers intégrismes attendaient donc Haddock au tournant. En Iran, pas question de voir Haddock un verre d’alcool à la main, et la censure islamiste fait son office. En Turquie, c’est la pipe du capitaine qui est partie en fumée. À la demande de la haute autorité turque de l’audiovisuel (Rtuk), la chaîne de télévision privée turque TV8 a été jugée coupable d’infraction à la loi antitabac adoptée en 2008 et a été condamnée à 50 000 livres (24 000 euros) d’amende pour avoir diffusé un dessin animé de Tintin dans lequel Haddock avait le tort de téter sa pipe.
Tintin et l’alcool, de Bertrand Boulin, est depuis longtemps un ouvrage interdit. Il faut dire que l’éditeur et l’auteur de cet ouvrage n’y avaient pas été avec le dos de la cuillère quant aux citations graphiques, n’hésitant pas à reprendre de très nombreuses vignettes sans même mentionner les crédits. Ce qui s’appelle donner à Moulinsart des bâtons pour se faire battre.
Bourré de coquilles et – comme dirait Haddock – d’anacoluthes, c’est-à-dire de ruptures dans la construction grammaticale des phrases, ce livre aborde un thème constamment présent dans les aventures de Tintin, l’alcool. Pour l’auteur, alcoolique repenti et donc supposé connaître son sujet, Hergé qui « connaissait ou pressentait l’ensemble des grandes questions liées à l’alcoolisme […] pose toutes les questions fondamentales du produit alcool, de l’anéantissement des tribus indiennes aux hallucinations ou rêves éveillés qu’il suscite avec une prodigieuse acuité. »
Le « hic » comme dirait le colonel chargé de faire fusiller Tintin dans L’Oreille cassée, c’est que Bertrand Boulin s’adonne à une interprétation trop systématique des effets de l’ivresse dans les albums. Procédant comme il est arrivé à des psychanalystes, à des occultistes, à des catholiques, à des antiracistes et même à des fascistes de le faire, il plaque sa grille interprétative sur l’œuvre, et lui fait parfois dire ce qu’il a envie qu’elle lui dise. À se demander si les allégories qu’il désigne et décrypte ne résultent pas tout simplement d’une tintinophilie si ardente qu’elle confine à l’ivresse !
Blind test
La plus extraordinaire approche de l’alcool chez Tintin ce n’est donc pas à un livre que je la dois. Pour approfondir la question, j’ai vécu une expérience inégalable. Une dégustation à l’aveugle de tous les alcools servis à un moment ou à un autre des aventures de Tintin !
Comme admirateur de Haddock, il eût été indigne de moi d’ignorer les effets des ivresses que connut le capitaine. Une dégustation m’a donc permis un soir d’approcher les jouissances qui séduisirent Haddock et parfois, il est vrai à son corps défendant, Tintin.
Je ne dirai rien du lieu singulier où, une nuit d’hiver, se déroula cette cérémonie éthylique. Le signaler nuirait à la respectabilité du généreux tintinophile qui fut le grand ordonnateur de la soirée. Et pas question de trahir le serment que je fis de ne jamais révéler son nom.
En revanche, ce n’est pas compromettre ceux qui furent conviés à ce blind test et qui y participèrent activement, que de citer leurs noms. Outre votre serviteur, acceptèrent de jouer le jeu : Cyrille Mozgovine, Benoît Peeters, Jean-Marie Apostolidès et Pierre Sterckx. La fine fleur de la tintinologie planétaire !
Toutes les boissons alcoolisées bues ou respirées dans les albums étaient alignées sur une table. Mais notre hôte avait pris soin de dissimuler chaque bouteille avec un cache de tissu. Tous ces breuvages furent alors soumis à la sagacité de nos papilles et de notre palais. Il y avait là divers whiskys bien connus des tintinophiles : Loch Lomond, Johnnie Walker, John Haig, mais aussi du rhum, du porto, du pisco, du champagne, du cognac (trois étoiles), de l’aguardiente, de la Guinness, de la Ginger Beer et bien sûr du vin rouge du Maroc, du vin blanc helvétique, ainsi que du rosé portugais. Ne manquait que le szprädj.
Dans quel ordre goûtai-je à ces boissons tentant d’en deviner l’origine ? Je serais bien incapable de le dire. Car aux sensations franches qui suivirent les premières lampées, mon esprit fut rapidement la proie d’une confusion qui vint voiler la réalité de ce que j’étais en train de vivre et j’avoue qu’il me fut bientôt impossible de distinguer la finesse des liquides servis ! Pourtant je peux affirmer, comme Balzac dans son Traité des excitants modernes : « Cette soirée fut certes une des plus poétiques de ma vie3. »
Amitiés
Il a été beaucoup reproché à Hergé d’être resté fidèle, après la guerre, à ses amis collabos. Ainsi Maxime Benoît-Jeannin écrit-il : « Les vagues concessions qu’il fait à certains journalistes concernant son passé ne tiennent pas face à son soutien constant aux réprouvés fascistes et/ou collaborateurs. Ceux qui résident en Belgique sont engagés par lui au journal Tintin. Ceux qui ont dû se réfugier en France, à Marly-le-Roi, par exemple, comme Robert Poulet ou Paul Werrie, reçoivent son aide financière. Sa fortune, il la met à leur service. Les bénéficiaires de ses générosités sont connus : ses amis belges que je viens de citer, Raymond de Becker naturellement, Ralph Soupault, ancien caricaturiste à Je suis partout, Maurice Bardèche, le beau-frère de Robert Brasillach fusillé pour avoir sans relâche soutenu la collaboration4. »

Certes, Hergé aurait pu songer à se faire des amis plus recommandables. Mais, pourquoi, en dépit des idéaux moisis de ceux qui la suscitèrent, ne pas voir en cette fidélité amicale, la marque d’une certaine rigueur morale ? En effet, quand le vent de l’histoire tourna, Hergé, tel saint Pierre au mont des Oliviers, aurait pu renier ses compagnons beaucoup plus compromis que lui et les oublier après avoir retourné sa veste de façon éhontée.
Pascal Ory, dans une étude passionnante Le Petit Nazi illustré5, s’est penché sur Le Téméraire. Seul illustré pour la jeunesse publié en France de 1943 à la Libération, ce magazine était en fait un organe pronazi repeint aux couleurs de l’État français. Y collaborèrent des dessinateurs et des scénaristes parmi les plus renommés de la BD française de l’époque.
Or, à la Libération, plusieurs anciens auteurs du Téméraire se recasèrent sans vergogne dans la presse pour la jeunesse, notamment dans des magazines contrôlés par le Parti communiste. Un exemple magistral : Auguste Liquois, auteur de Zoubinette, une série qui mettait en scène une héroïne antirésistante et antisémite. Quand vint la Libération, Liquois déménagea avec crayons et bagages sans encombre pour le premier journal pour enfants issu de la Résistance, Le Jeune Patriote, où il publia « Fifi, gars du maquis » ! C’est encore à Auguste Liquois, qui s’inscrivit au Parti communiste, qu’est due ensuite une Vie héroïque du colonel Fabien ! Quand Vaillant remplacera Le Jeune Patriote, Liquois sera encore de la partie (communiste).
Cet auteur n’est pas le seul à réussir une évolution aussi opportuniste qu’efficace. Erik, auteur de la série très antisémite Fulminate et Vorax trouva refuge auprès des très catholiques Éditions Fleurus. Josse, le créateur de Marc le Téméraire, BD ouvertement raciste et totalement pronazie, en une volteface étonnante, devint auteur pour Vaillant. Les staliniens français, et beaucoup d’intellectuels de gauche, si prompts à blâmer Hergé pour avoir collaboré au Soir volé, se montrèrent bien silencieux sur la reconversion cynique et l’opportunisme des auteurs du Téméraire.
Certes, c’est un ancien résistant, Raymond Leblanc, engagé pendant l’occupation allemande dans le « mouvement national royaliste », qui crée le journal Tintin. Leblanc savait évidemment tout de l’histoire du Soir volé et de la contribution d’Hergé à ce journal collaborationniste. Mais, en engageant Hergé, il ne lui demanda pas de faire allégeance aux idéaux qui furent les siens dans la Résistance.
Dans Le monde inconnu d’Hergé, Bertrand Portevin attribue cette fidélité à l’appartenance d’Hergé à la franc-maçonnerie. « Cette aide indéfectible qu’il apportera à ses anciens camarades journalistes, y compris à ceux qui auront pris des positions proallemandes pendant l’Occupation, ce respect de la parole donnée, son idéal scout jamais abandonné, et toutes ces autres qualités humanitaires le désignent franc-maçon6. »
Pourquoi pas ? Mais la précision « … y compris à ceux qui auront pris des positions proallemandes » est cocasse puisque pendant l’Occupation tous les camarades d’Hergé furent ouvertement collabos ! Des camarades par ailleurs tous ennemis déclarés de la franc-maçonnerie, accusée par eux, d’être, avec les Juifs, à l’origine de tous les malheurs de la Belgique. Hergé franc-maçon : en dépit des différents indices avancés par Bertrand Portevin, la thèse reste une hypothèse. D’ailleurs comment la chose aurait-elle pu être acceptée par sa femme Germaine et par son mentor l’abbé Wallez, qui bouffaient tous les deux du frère trois-points à tous les repas ?
Antisémitisme
Voir HERGÉ ET LES JUIFS.
Art du pickpocket
Autre personnage décrié à réhabiliter d’urgence : Aristide Filoselle. En seulement trois mois, il subtilise un nombre considérable de portefeuilles. Son habileté est admirée depuis par tous les pickpockets qui pratiquent le vol à la tire comme un art.
Bien que son nom soit presque la contraction de filou et de oseille, il serait grotesque de blâmer Filoselle pour des raisons morales. Fonctionnaire à la retraite, il n’a pas besoin d’argent. Ce n’est pas l’appât du gain qui dicte sa conduite, mais l’amour des portefeuilles ! « J’adore les portefeuilles. Alors, je… j’en trouve un de temps en temps, je lui colle une étiquette portant le nom de son propriétaire… » (Le Secret de la Licorne, p. 59, case 6).
Filoselle est un artiste. Sa devise pourrait être celle soutenue par le funambule Philippe Petit : « Vole au corps. / N’arrache rien à l’âme7. »
À lire, L’Expédition Sanders-Hardmuth, Jean-Bernard Pouy, Éditions Antoine de Kerversau, 2005. Il s’agit de « la première publication de la bio-bibliographie officielle des sept membres de la célèbre expédition Sanders-Hardmuth partie au Pérou, de 1946 à 1948 à la recherche du fameux trésor de Rascar Capac… »
Patrick Boman et al., Le Guide suprême, petit dictionnaire des dictateurs, Ginkgo Éditeur, 2008.
Balzac, Traité des excitants modernes, préface de François L’Yvonnet, L’Herne, 2010.
Maxime Benoît-Jeannin, Les Guerres d’Hergé, « Le Mythe d’Hergé », Éditions Aden, 2007, p. 201.
Pascal Ory, Le Petit Nazi illustré, Nautilus, 2002.
Bertrand Portevin, Le Monde inconnu d’Hergé, Dervy Poche, 2008.
Philippe Petit, L’Art du Pickpocket, précis de vol à la tire, Acte Sud, 2006.