Garcia (Bob)
Tintinologue éminent et courageux. Total respect.
Grand cric
Dans Le Trésor de Rackaham le Rouge, le Grand Cric est évoqué par Tintin, quand, en compagnie de Milou, de Haddock et des Dupondt, il découvre dans la forêt luxuriante de l’île au Trésor le fétiche sculpté à l’effigie de François de Hadoque. « Regardez quelle bouche !… Sa voix a dû singulièrement impressionner les indigènes ! Je m’imagine leur tête quand ils l’ont entendu, pour la première fois, s’écrier : “Que le Grand Cric me croque !” » (p. 28, cases 2 et 3). L’expression, propre au chevalier (Le Secret de la Licorne, p. 15, case 4 et p. 23, case 5), est répétée par les perroquets de l’île qui, de génération en génération, se sont transmis le vocabulaire de l’aïeul du capitaine. Haddock réemploie l’expression ancestrale dans Le Temple du Soleil (p. 61, case 3).
Jean-Marie Apostolidès, à qui l’on doit pourtant de pertinentes exégèses des aventures de Tintin, fourbit une explication supposée éclairer notre lanterne à propos du Grand Cric. Qu’une des deux approches à laquelle il se livre relève de la psychanalyse explique sans doute le délire interprétatif de sa thèse : « Quoi qu’il en soit, dans la structure psychanalytique, le Grand Cric est le personnage de la mauvaise mère, la mère dévoratrice. C’est une entité psychique qui ne se soumet à aucune règle et qui va détruire l’enfant. Le rôle de la mauvaise mère est de dévorer. Nous retrouvons ce phénomène chez tous les ogres, dans les contes qu’analyse Bruno Bettelheim, un psychanalyste américain. Hergé se situe dans cette lignée1. »
Rien de nouveau dans cette analyse qui par, un incroyable tour de passe-passe, vient féminiser une figure pourtant éminemment masculine. Déjà, Bettelheim avait manifesté ce penchant transformiste, ce qui n’a en outre rien d’étonnant, eu égard aux éminentes qualités d’escroc de ce charlatan. Exception faite pour les ultimes zélotes de ce gourou méprisable, nul ne peut désormais ignorer quel imposteur il fut.

En dépit d’une biographie démystificatrice (Richard Pollak, Bruno Bettelheim ou la fabrication d’un mythe, Les Empêcheurs de danser en rond, Paris, 2003), la légende a la vie dure. Et Jean-Marie Apostolidès de reprendre le thème rebattu de la « mauvaise mère ». Un thème dont se sont servis – et dont ils abusent aujourd’hui encore – des psychanalystes qui osent la ramener sur l’autisme, en culpabilisant notamment les mères qui ont eu le malheur de mettre au monde un enfant autiste. Des mères poussées ainsi un peu plus au désespoir au nom de la doxa psychanalytique. Comme si, confrontées au handicap de leur enfant, les difficultés inouïes qu’elles rencontrent n’étaient pas assez terribles comme ça !
Il est amusant de noter que Jean-Marie Apostolidès, si prompt à débiter les clichés prêtant à la mère cette aptitude à dévorer ses enfants, met pourtant ses lecteurs en garde contre la théorie du complot. Soulignant (à juste titre) qu’il s’agit d’une explication délirante émanant souvent de l’extrême droite. Pourtant, J.-M. Apostolidès, en désignant le Grand Cric, figure éminemment masculine, comme étant une représentation de la mère dévoratrice, ne s’est-il pas lancé lui aussi dans une explication délirante ? Décidément, la psychanalyse qui s’est toujours refusée à balayer devant ses divans a plus d’un tour dans son sac !
Au journaliste, qui, dans un bref accès de lucidité, lui fait remarquer que le Grand Cric ne peut pas non plus être réduit à la mère dévorante, car « Hergé ne l’a jamais dessinée », Apostolidès balance cette réponse imparable : « La mère dévorante est sous-jacente. Elle est invisible et indescriptible. » Bref, la mère dévoratrice est présente parce qu’absente ! L’impayable casuistique psychanalytique excelle dans ce genre de vérité définitive. Mais on a toujours du mal à s’y faire2 !
Tant qu’à faire passer les vessies pour des lanternes et les testicules pour des ovaires, Apostolidès pousse le zèle transformiste encore plus loin. Le journaliste lui demandant sous quelle forme la mère dévorante est sous-jacente chez Tintin ; voici ce qu’il répond : « Deux exemples. D’abord Ranko, le gorille (dans L’Île noire) qui casse tout et qui va se rendre maître de Milou et – sait-on jamais ? – de Tintin. À la fin de l’album, Tintin se rend compte que le gorille est un être bon, et même fragile puisqu’il pleure. On va le mettre dans un zoo ; c’est un animal dressé. » Et hop ! Voici que Ranko, qui pourtant doit beaucoup à King-Kong, de mâle devient femelle ! Le gorille de Georges Brassens doit se retourner dans sa tombe ! « Autre exemple, poursuit Apostolidès, le yéti, l’abominable homme des neiges, dont on dit d’abord sous le manteau qu’il est effroyable, qu’il a dévoré Tchang et qu’il a bu du “Tchang” (la bière locale, un jeu de mot dont Hergé se servira pendant des pages et des pages). On comprendra à la fin du livre que cette pauvre bête a besoin d’affection et veut échapper à la solitude. Le yéti a tellement aimé Tchang, double de Tintin, qu’il ne veut plus s’en séparer. » Là encore, Apostolidès décide sans se démonter que l’homme des neiges est en fait une femme ! Il néglige aussi toute la portée symbolique occupée par le yéti dans l’imaginaire des Tibétains.
Au journaliste qui dans un ultime sursaut balbutie : « Qu’est-ce que cela a de tellement féminin ? », Apostolidès porte l’estocade. Par la force de son évidence tautologique, sa réponse annihile par avance toute réplique : « Ce n’est pas vraiment féminin, sauf dans la théorie psychanalytique, en ce sens qu’il arrive le premier et qu’il est associé au personnage de la mauvaise mère. Je ne sais pas si l’on peut dire qu’il est féminin, pour autant que le féminin soit quelque chose de socialisé. » CQFD !
Greffes
Voir RANKO.