Introduction

Le 12 février 1997, à Bruxelles, avec quelques éminents tintinologues, je participais à une conférence de presse intitulée « Tintin, contrôle de l’œuvre ou abus de pouvoir ». Ce jour-là, j’intervins pour déplorer que l’imprimatur du Saint-Siège bruxellois m’ait été refusé pour la publication d’un Dupondt sans peine qui devait être illustré, comme ça avait été le cas pour deux de mes ouvrages précédents, avec des vignettes tirées des albums de Tintin. Et cela, précisons-le, dans le respect du droit à la citation graphique.

L’ayant tous les droits

Voici ce que je déclarais alors : « Un ayant droit de fraîche date avance aujourd’hui qu’il ne m’a jamais “commandé” de livre sur les Dupondt. Comme si l’incontestable légitimité que lui confère son état civil requinqué pouvait l’autoriser à rabattre l’enthousiasme d’un malheureux auteur qui a malgré tout la naïveté de croire que ses petits bouquins valent aussi bien pour la gloire de Tintin et le renom des Dupondt, que le commerce des cravates-fantaisie ou le design de cartes bancaires pour le Japon. »

Avec le recul, je conçois que l’ayant droit en question ait pu se sentir froissé par l’allusion faite à l’heureuse évolution de son état civil. Ce serait à refaire, je ne redirais pas les choses de cette façon. Car après tout, comme le chantait Fernandel dans L’Amour incompris : « Je n’ai jamais compris l’amour / Il est souvent aveugle et sourd. »

En outre, depuis 1994 j’ai constaté qu’un certain nombre d’ouvrages consacrés à l’œuvre d’Hergé et publiés sous la houlette de Moulinsart étaient, ma foi, dignes d’intérêt. Mea culpa ! Sur ce point, je m’étais inquiété à tort.

À l’époque, cette fameuse conférence de presse fut amplement couverte par les médias. Le journal Le Monde publia même en première page un article intitulé « Les Mutinés de Moulinsart ». J’étais alors loin de penser que tout cela m’exposerait, ainsi que les autres tintinophiles présents à cette conférence, à une vindicte qui, comme on va le voir, dure encore.

 

L’ayant droit, devenu depuis l’ayant tous les droits, a montré qu’il avait la rancune tenace. Sur la fiche de tous les mécréants qu’il a décidé de blacklister, je figure toujours en bonne place et même en premier, eu égard aux préséances de l’ordre alphabétique.

Régulièrement, avec plus ou moins de succès, l’ayant tous les droits intervient auprès des médias pour les dissuader de me consulter ou de m’interviewer à propos de tel ou tel événement tintinesque. Je ne suis évidemment pas le seul dans ce cas, et loin de moi d’agiter la palme du martyre !

À l’occasion d’une retentissante rétrospective consacrée à l’œuvre d’Hergé, notre censeur fit pression sur le taulier d’un célèbre musée pour que je ne puisse pas être interviewé par des journalistes de France 2 et de i>Télé. Les journalistes concernés ayant menacé de dénoncer cette pitoyable censure, les interviews et les reportages se firent quand même. Il va sans dire que j’ai gardé les preuves de ce que j’avance ! Et je peux convoquer les témoins ! Ah, ah, ah !

Certes, j’ai alors pesté contre ces bâtons mis dans les roues de la liberté d’expression. Mais ce fut toujours en privé, en bonne compagnie ou devant le miroir de ma salle de bain. Jamais en public ou devant une caméra ou un micro, on ne me vit épancher ma bile, ce qui, de par la position médiatique que j’occupais, aurait été facile.

Ma retenue n’a pourtant pas empêché notre vergogneux, dans le fond plus sot que méchant, de lancer récemment sur un blog qui a depuis fait long feu, l’accusation suivante : « Albert Algoud qui travaille pour qui le paie est une de ces personnes qui prend un plaisir malsain et manifeste à me démolir en public. »

On notera l’insulte faite aux honorables maisons qui me versent des droits, comme Casterman, éditeur des albums de Tintin, dont l’ayant tous les droits tire indirectement une part substantielle de ses revenus sans qu’il ait à créer quoi que ce soit. Cette accusation qui compare implicitement mes employeurs à des macs dont je serais la pute est diffamatoire. Rompu depuis de longues années à la pratique de la boxe française, sport martial cher à Tournesol, j’ai songé un court moment à me rendre à Bruxelles pour savater d’importance mon insulteur. J’ai aussi pratiqué l’escrime, et en dépit des lois qui depuis Richelieu interdisent le duel, l’idée m’a effleuré d’aiguiser mon fleuret et d’aller mouliner chez Moulinsart…

Mais la violence est mauvaise conseillère.

Comme mon outrageur, s’il était sommé de le faire, aurait été (et demeure) bien en peine de prouver ce qu’il avance, j’ai été à deux doigts de téléphoner à mon avocat, un as des as, notamment dans les affaires de diffamation.

 

En fin de compte, je décidai de laisser pisser le mérinos. Pourquoi cette indulgence ? Tout simplement parce que contrairement à ce que s’entête à penser l’ayant tous les droits, sa personne m’est complètement indifférente.

D’ailleurs, quitte à décevoir tous ceux qui le détestent vraiment, je confesse que ce qui m’avait naguère tant indigné chez cet ancien marchand de T-shirts avait à la longue fini par me faire sourire. Et les rares fois où il m’était arrivé de penser à ce type, je m’étais même surpris à éprouver pour lui, non de la sympathie – il ne faut pas exagérer ! –, mais une sorte d’indulgence mêlée d’amusement. L’amusement que suscitent les manières chafouines de certains roués, qui, sans atteindre au sublime du Tartuffe campé par Molière, arrivent pourtant à séduire les veuves et à circonvenir les naïfs.

Un bref instant, j’eus même la faiblesse de mettre la constance d’une telle parano au compte d’une culpabilité dont la conscience de cet habile homme serait sourdement travaillée. En effet, il n’est pas donné à tout le monde de goûter sereinement les délices d’une oisiveté cossue, surtout quand celle-ci n’est en rien la récompense d’une vie de travail, mais le seul résultat d’un opportun remake – à quelques années près – d’Harold et Maud.

Et puis, après tout, me disais-je, n’est-ce pas de bonne guerre si ce type me garde ainsi un chien de sa chienne ? Bien que non fondée d’un point de vue tintinologique, cette vindicte à mon endroit peut s’expliquer humainement. Cet ayant tous les droits entend sans doute me faire payer durablement le « de fraîche date » dont je l’ai jadis affublé.

J’étais donc sur le point d’excuser mon accusateur quand hélas pour lui, je tombai sur la suite de ses épanchements. Le blog tournait à la mauvaise blague !

Mais le mieux est de citer ses propos : « J’ai donc pris le temps de farfouiller dans les vies privées de ces messieurs, dans l’espoir de trouver la racine de leur haine à mon égard. Bingo ! Tous les deux se voient confrontés à un drame familial, qu’il ne m’appartient pas de révéler ici, car je me refuse à utiliser les méthodes de ces deux scribouillards auxquels je laisse le soin de choisir l’exhibitionnisme, s’ils croient devoir étaler leur détresse aux yeux du monde entier… »

Comme tomber à un tel étiage de vilenie ne suffisait pas, l’ayant tous les droits, décidément le roi du « Bingo ! » ajoutant l’insulte à la blessure, enchaîne aussi sec avec un texte écrit dans sa langue. Le fiel, qu’en français notre faux cul prétendait ne pas vouloir cracher, se répand alors en anglais : « … Bingo ! Both go home every evening to be confronted by a child who is autistic. I will allow you the reader to look in Larousse to study the definition. »

La suite était du même tonneau et ne mériterait pas qu’on s’y attarde, si elle n’était pas tant une injure faite au père que je suis, qu’une offense faite à mon fils autiste, lequel n’est malheureusement pas en mesure de rétorquer à ce triste coucou ce qu’il mériterait d’entendre.

Mais voici la suite de l’ayant tous les droits, fautes de syntaxe comprises :

« Lorsque vous avez compris ce que peut être le drame d’un père, pas besoin d’avoir lu Carl Gustav Jung pour comprendre ça. La rancœur à l’égard d’Albert […] fait place à la compassion. Tentative d’interprétation : si on se passionne pour un sujet – Tintin en l’occurrence – et que l’on ne peut partager cela avec votre fils, on doit se retrouver immensément frustré… et on se cherche un bouc émissaire. »

Si on suit son raisonnement, l’ayant tous les droits serait donc devenu, par transfert, le souffre-douleur d’un père « frustré » de ne pas pouvoir transmettre sa passion à son fils. La mégalomanie vient compléter la paranoïa. Comme si, confronté au handicap qui frappe mon enfant, j’avais pu placer Tintin dans la balance de mes tourments !

Faut-il à ce point ignorer ce que peut être le désarroi d’un père ou d’une mère dans une situation aussi douloureuse pour oser une analyse à ce point grotesque !

Par ailleurs, ce que notre blogueur ne peut pas comprendre, c’est que n’étant pas tintintégriste, je n’ai jamais cherché à transmettre cette supposée passion pour Tintin à mes enfants, que ce soit l’autiste ou ses autres frères et sœurs.

Enfin, comment l’ayant tous les droits a-t-il pu se convaincre qu’il pouvait ainsi habiter mes pensées ?

Faut-il que sa vanité soit grande pour l’aveugler à ce point ? Il se goure vraiment en croyant que dans cet endroit chaotique, il pouvait y avoir une place pour lui !

Quand a été annoncée la publication de ce Petit Dictionnaire énervé de Tintin, beaucoup de journalistes et d’admirateurs de Tintin ont tout de suite cherché à savoir si l’ayant tous les droits y ferait son entrée.

 

C’est chose faite.

À quoi bon s’énerver d’abord contre lui ? N’est-ce pas lui faire trop d’honneur ?

Sans doute. Mais c’est aussi pour que son entrée soit suivie de son immédiate sortie.

 

PS : Au moment où les épreuves de ce dictionnaire allaient être remises à son valeureux éditeur, voici qu'est publié Dans la peau de Tintin, de Jean-Marie Apostolidès (Les Impressions Nouvelles, septembre 2010). Pour ton édification, ami lecteur, je ne peux que te recommander la lecture du chapitre en tous points subtil et éclairant intitulé « Tintin Rodouélisé ».

Lire aussi :

- Hugues Dayez, Tintin et les Héritiers, Le Félin, 1999 ;

- Emmanuel Pierrat, Familles, je vous hais, les héritiers d'auteurs, Hoëbeke, 2010.