Il se tient comme un singe
C12/5 évoluait à une vitesse surprenante, considérablement plus vite qu’un enfant humain. Cela ne faisait aucun doute. Daniol Murat en était émerveillé, éberlué et bien plus que stupéfait. Il eût même fallu spécialement inventer des super–superlatifs, c’est–à–dire des hyperlatifs, au risque de tordre un peu la langue, afin de décrire le niveau de son ahurissement à certains moments. D’heure en heure, il prenait conscience de l’étonnante intelligence du jeune angémo qui enregistrait les connaissances et surtout comprenait de plus en plus rapidement les raisonnements les plus variés. L’éthologue n’était installé chez les Polikant que depuis dix jours et déjà C12/5 conversait à un niveau au moins égal à celui de Cara. Il avait apparemment un sens inné de la géométrie plane ou spatiale et une grande intuition pour les phénomènes liés au domaine de la physique. À la grande surprise de son instructeur, il avait dans un premier temps assimilé les nombres à une vitesse fulgurante. Puis, tout seul, instinctivement, il avait commencé à les additionner, à les soustraire, à les multiplier et à les diviser. Il faisait cela tout naturellement, avant même de savoir que chacune de ces quatre opérations portait un nom qui officialisait leur existence au sein du royaume des chiffres. Daniol Murat en était encore tout retourné. Ce jeune cerveau, de moins de 13 mois, avait inventé ces quatre opérations de base tout simplement en se livrant à toutes sortes de calculs destinés à satisfaire sa curiosité. C’est ainsi que, depuis sa naissance, il savait avoir vu, ou entraperçu, très exactement cent douze humains différents. Tous les matins depuis une semaine, il disait à son instructeur le nombre de jours qu’il leur restait à être ensemble avant le départ prévu de Daniol Murat. Sa curiosité semblait sans bornes. À l’égard de toute chose, il posait des questions d’une grande pertinence, auxquelles il n’était pas toujours facile de répondre. D’ailleurs, eût pu en porter témoignage madame Zooltane Polikant. Le septième jour, elle était brusquement entrée dans la chambre de Saphi pour s’informer des progrès réalisés par « Kiki ». Le petit quadrumane était en train d’y suivre un de ses cours de vocabulaire quotidien. Saphi, Cara et son peluchon étaient présents.
— Alors Kiki ! as–tu amélioré ton langage ? avait–elle stridulé.
— Oui !
— Oui qui ? petit singe !
— Oui qui ? Je comprends pas cette question, avait répondu le petit être velu, un index dans la bouche et quelques plissements sur son front perplexe.
Comme le psychologue et les deux filles, il était assis sur le sol, juste à côté de Nounours. (Cara était un peu jalouse car la boule rouge était toujours collée contre lui).
Zooltane Polikant était restée un moment silencieuse avant de recommencer à déchirer les tympans du monde :
— Il faut dire oui, MADAME. N’as–tu pas encore appris la politesse ?
Passé l’habituel tressaillement attribuable à cette voix qui déchiquetait les nerfs auditifs, Daniol Murat l’avait trouvée si stupide qu’il en était resté muet de désespoir. Désespoir à ce point mal dissimulé qu’un pesant chargement de honte avait écrasé Saphi, car elle avait surpris le regard de l’homme.
— Maman ! avait–elle tenté, tu devrais plutôt féliciter Kiki pour ses progrès. Il a à peine un peu plus d’un an ! Te rends–tu compte ?
— Pourquoi ? avait demandé C12/5, complètement en dehors de la tension ambiante.
— Pourquoi ? avait demandé C12/5, complètement en dehors de la tension ambiante. Pourquoi il faut dire : « Oui, Madame » ?
— Parce que ! Par politesse ! C’est la politesse ! Apprenez–lui donc la politesse enfin, Monsieur Murat. Que lui apprenez–vous donc à longueur de journée ? Répondez–moi, enfin. Je ne vous ai pas demandé de lui apprendre toutes ces sortes de choses… Il faut lui apprendre à faire honneur à cette maison.
— C’est pour quoi faire, la politesse, avait voulu savoir C12/5.
— Monsieur Murat aurait dû t’apprendre que la politesse ça sert à… ça sert à… à… à savoir vivre.
— Je sais vivre, puisque je suis déjà vivant. Pourtant, j’ai pas appris à vivre. Mais comment faire pour apprendre à vivre si on n’est pas déjà vivant ?… Et… si on est déjà vivant, à quoi ça sert d’apprendre à vivre ?
L’angémo s’était tu quelques secondes dans une attitude de grande réflexion, la main gauche sur le crâne, la droite lui massant méditativement le menton. L’incrédulité avait momentanément enrayé l’arme sonore de la terreur des tympans. Elle était restée interloquée.
— Je sais vivre, avait repris C12/5. Pourtant j’ai pas appris la politesse. Si j’apprends la politesse, je serai encore plus vivant ? Je vivrai plus ?
— …est déjà vivant, à quoi ça sert d’apprendre à vivre… avait contribué Nounours.
Zooltane Polikant avait brusquement fait demi–tour et les avait laissés seuls sans faire de commentaire. C12/5 avait questionné son instituteur :
— Pourquoi quand on ajoute « Madame » on apprend à vivre ?
Malgré les crissements, heureusement rares de Zooltane Polikant, la vie s’écoulait plutôt paisiblement. C12/5 avait de quoi s’éveiller. Saphi et Cara étaient souvent en contact avec lui. Surtout Cara, la fillette et l’angémo jouaient ensemble à la moindre occasion ; Nounours, affichant toujours son air comiquement doctoral, participait volontiers aux jeux les plus turbulents. Saphi suivait avec attention toutes les séances d’enseignement que Daniol Murat donnait à son élève et même, en dehors de ces moments, elle passait beaucoup de temps avec l’homme. Elle lui posait beaucoup de questions sur la pratique et la théorie de son métier et semblait littéralement boire ses paroles, même les « C’est comme si ».
Madame Polikant n’était pas souvent avec eux. Elle était occupée à décorer un autre de leurs appartements, disait–elle.
— Je compte sur vous pour donner à ce singe le maintien et le langage qui convient à une grande maison, avait–elle déclaré au psychologue. Je reçois beaucoup. Qu’il ne me fasse pas honte. J’en mourrais. Je compte sur vous, Monsieur Murat ! Des connaissances de bon goût, voilà ce qui lui manque le plus. Des connaissances de bon goût et rien d’autre. Inutile d’en faire un savant. Si vous pouviez aussi lui enseigner à bien se tenir ! Regardez–le. Il ne se tient pas droit. Il est tout courbé vers l’avant.
D’une manière totalement inattendue, sans que ses traits n’en portassent le plus petit signe précurseur, elle avait soudain déversé sur le psychologue ahuri un long cri saccadé qui avait très certainement le pouvoir de réduire en miette les matériaux les plus résistants. C’était la première fois que Daniol Murat entendait Zooltane Polikant rire.
— C’est trop drôle ! avait–elle commenté, j’ai failli vous dire qu’il se tient comme un singe !
Barlox Polikant, quant à lui, semblait abattu. Son visage était crispé. On ne le voyait pas plus souvent que sa femme, mais, durant ses rares apparitions, il était facile de comprendre qu’il avait des problèmes. Il n’en parlait pas, mais, à mots couverts, Saphi avait confié à son professeur d’interface encéphalique qu’elle subodorait que Sandrila Robatiny le stressait et qu’il était impatient de la voir partir.
Aujourd’hui, en début d’après midi, monsieur Sompolo venait justement d’arriver. Le cours de pilotage d’interface encéphalique se déroulait dans une ambiance chaleureuse plus que détendue.
***
L’enfant anthropoïde et Cara courent autour de la pièce octogonale en poussant toutes sorte de cris déchaînant les huit tableaux animés. Ils ont le dessein d’y créer des images mouvantes nouvelles pour exciter Nounours. Bien entendu cela marche fort bien ; la boule rouge saute frénétiquement sur les murs dans l’espoir d’attraper tantôt une forme tantôt une autre. Sa petite face reste parfaitement digne, un peu comme s’il se sacrifiait pour accomplir un travail nécessaire mais ennuyeux.
Monsieur Sompolo n’arrive pas trop à se concentrer sur son cours. D’une part C12/5 le fascine, d’autre part Saphi passe son temps à observer comment Daniol Murat étudie le comportement de l’angémo quadrumane. En plus, comment pourrait–il enseigner dans un tel chahut ?
Daniol Murat, debout les mains dans les poches, tourne lentement sur lui–même en accompagnant des yeux C12/5 dans sa ronde folle. Toute son attention se porte en particulier sur les mimiques faciales du petit être transgénique. Jusqu’ici, celui–ci n’a encore jamais ri. Il gesticule comme un enfant turbulent, à la manière de Cara, illumine sa face de sourires très larges, va même, semble–t–il, jusqu’à éprouver les spasmes et les expirations saccadées caractéristiques du rire, mais il n’en produit jamais le son.