Cupidon n'a rien d'une dégénérescence sournoise
Sans quitter l’Éternelle des yeux, Bartol but une gorgée de vin et reposa pensivement le verre devant lui. Il prit ensuite appui sur ses coudes pour enfoncer longuement son regard dans le breuvage, comme si le boire n’était pas suffisant pour lui délier la langue. Sa préparation semblait devoir s’éterniser quand il releva soudain la tête pour demander :
— As–tu entendu parler d’une rumeur selon laquelle on recherchait des gens à Marsa ?
— Es–tu l’un d’entre eux ?
— Non, je ne suis pas l’un d’entre eux.
— Alors pourquoi me parles–tu d’eux ?
— Parce que j’ai quelque chose de commun avec ces personnes. Nous sommes tous dans une organisation opposée à So Zolss.
Le pouls de Sandrila Robatiny s’accéléra.
— Me parles–tu de l’organisation Organisation ?
— Oui, je vois que tu en as entendu parler.
— C’est même une coïncidence invraisemblable ! J’étais justement à la recherche de l’Organisation.
— Ce n’est pas tout à fait une coïncidence.
— Pas tout à fait ?
— Non. Pas tout à fait, à vrai dire. Une de mes fonctions actuelles au sein de l’Organisation consiste à flairer les enquêteurs de So Zolss. Je traîne dans les lieux publics et je m’intéresse aux nouvelles têtes. J’ai un équipement qui me permet de les identifier. Je t’en parlerai plus tard.
— Je comprends. Ton équipement t’a permis de constater que j’étais une de ces nouvelles têtes. C’est pour cette raison que tu as voulu en savoir davantage sur moi. Uniquement pour cette raison.
Elle avait prononcé les derniers mots en sentant la colère monter en elle. Ce bébé commence à m’irriter grandement, songea–t–elle. Pourquoi a–t–il le pouvoir de me mettre dans un tel état ? Je suis une dominatrice, je ne redoute personne. Je m’apprête à écraser So Zolss et à étendre mon empire sur tous les mondes. Nul n’est en mesure de me résister. Par quel miracle se hisse–t–il au–dessus de moi pour me déstabiliser de la sorte ? Si je n’avais pas pris de kokibus, j’en aurais déjà fait un petit tas de cendres. Sûr !
— Oui, je t’ai repérée. Mais je n’ai pas eu besoin de mon équipement pour ça, et s’il avait localisé une autre personne, il est certain que je n’en aurais tenu nul compte. Je l’aurais tout simplement ignorée pour m’intéresser à ton cas. Il y a certaines appréciations qu’il n’est pas en mesure de faire. Moi si. Surtout quand elles sont fortement sous la dépendance de considérations que j’ai eu la bêtise de déconsidérer sous le prétexte qu’elles n’étaient pas entièrement naturelles !
L’Éternelle sourit.
— Hum ! tu te rattrapes bien, avec tes histoires de considérations déconsidérées.
Elle ne savait que penser d’elle–même et de sa situation. Quelques heures auparavant, elle cherchait cette organisation avec une farouche volonté. À présent qu’elle l’avait trouvée, elle avait du mal à s’enthousiasmer. Cela lui faisait plaisir, mais sans plus, c’était lointain, presque secondaire.
Il reprit :
— Tu étais donc à la recherche de l’Organisation ! C’est géant non ! Dis–moi pourquoi.
— Je veux lui apporter mon aide pour combattre So Zolss. Je souhaite en contrepartie qu’elle me donne le moyen de communiquer sans qu’il m’espionne. Il paraît qu’elle peut le faire.
— Elle peut oui, confirma–t–il.
— Bien ! Très très bien ! en échange elle aura mon aide.
— Quelle sorte d’aide peux–tu nous apporter ?
— Une aide financière.
— Combien ?
— Ce qu’il faudra. Penses–tu que ce soit un problème pour moi ?
— J’imagine que non.
— Alors, mets–moi en contact avec ton chef.
— Nous n’avons pas de chef. Il n’existe aucune forme de hiérarchie dans l’Organisation. Nous procédons d’une autre manière. Je vais être obligé de t’expliquer tout ça.
— Je t’écoute.
— J’aimerais te poser une petite question avant.
— Hum ?
— Qui est la personne qui se fait passer pour toi pendant que tu es là avec moi ? Qui est celle qu’on a vue aux infos ?
— Ça, c’est loin d’être une petite question !
— Oui, bon ! C’est tout de même à mon tour d’en poser une. Conviens que je t’ai fait une importante révélation, moi aussi.
— Elle n’est pas assez importante pour payer la réponse que tu demandes. Mais, pour te faire plaisir, je vais ajouter une autre question. Cela augmentera ton pouvoir d’achat. Tout à l’heure, tu as dit que Génética Sapiens faisait des choses pas très propres. Pourrais–tu me dire à quoi tu faisais allusion ?
— Tu traites les questions et leurs réponses comme les affaires !
— Pourquoi en serait–il autrement ? Les informations ne sont–elles pas des choses que l’on souhaite acquérir ?
— Oui, bien sûr. Mais tu pourrais de temps en temps poser les armes.
Elle dessina sur son visage un sourire si doux que, le cœur couvert de miel, il se figea sous le charme.
— Sandrila Robatiny ne pose jamais les armes. Aussi, l’ai–je déjà trop fait, pour toi ! Il est temps que je les reprenne. Je veux bien être un peu apprivoisée, mais il y a des limites… À présent, réponds ! Sois sage.
À peine réalisa–t–il, dans une sorte de fond de pensée, qu’il n’avait plus vraiment envie de juger Génética Sapiens. Son esprit s’arrangeait pour oublier tous les reproches, qu’en d’autres circonstances il aurait aisément énumérés. Comme un trou noir engloutissant tout ce qui passe à sa portée, le champ d’attirance qui rayonnait autour de cette femme absorbait–il toutes les convictions qui encombraient sa conscience ? Quoi qu’il en fût, il dut faire un effort violent pour trouver une petite critique à formuler, qui franchit ses lèvres sans conviction.
— Je voulais parler de choses comme… ce que produit Amis Angémos, par exemple.
— Quoi, les angémos ?
Il leva son verre et plongea à nouveau son regard dans le liquide, avec une expression absorbée donnant presque à penser qu’il s’attendait à y voir passer un poisson.
— Tous ces animaux transformés, ces micro–animaux, chiens, chats, chevaux, éléphants, girafes, rhinocéros… qui ne font que quelques centimètres de haut. Ou ces chiens et ces chats et autres, avec des pelages incroyables, fluorescents, avec des motifs… heu… psychédéliques… Ils sont souvent asexués… heu… pour des raisons pratiques…
— Hum ?
— Ben… heu…
Il eut soudainement la sensation d’être un parfait crétin et cela le révolta. Mais sa colère ne fut cependant pas très visible, car sa volonté de plaire négocia secrètement avec son amour–propre, qui accepta de se manifester plus tard, à une autre occasion.
— J’éprouve de la peine pour ces créatures, s’entendit–il dire, sur un ton modéré, comme si la chose avait d’un seul coup perdu toute l’importance qu’il pensait lui attribuer.
Puis, il s’empressa malgré lui de changer de conversation.
— Alors ! qui est donc cette personne qui te remplace ?
L’Éternelle devina qu’il n’avait pas complètement vidé son sac. Mais une partie d’elle, très active en ce moment, s’en réjouissait, car ceci indiquait que sa volonté de la conquérir était plus forte que ses griefs. À son âge, qui pourrait lui apprendre quelque chose de nouveau sur les invisibles rouages de la séduction !
— Une amie. Une amie très chère. J’ai totalement confiance en elle.
— Ça ! C’est géant comme explication ! Je conçois aisément que, pour toi, je ne dois être qu’un enfant naïf, mais d’ici à croire que je vais gober une explication aussi simple !
Pour garder son estime, il est important de lui montrer qu’elle n’a pas affaire à un imbécile, avait soufflé son amour–propre, en arrachant brutalement son bâillon ; la discussion venant de lui offrir une occasion de s’exprimer, sans nuire à la stratégie de séduction qui lui avait imposé de se taire.
— Tu ne me crois pas ? s’exclama–t–elle, en s’amusant de son air indigné.
— En tenant compte de l’intérêt que semble te porter So Zolss, notre ennemi commun, comment espères–tu me faire croire qu’il puisse être dupe d’une telle supercherie ? Nous savons tous qu’il est en mesure de connaître le code génétique de tous les porteurs de céph. Comment peut faire ton amie, aussi dévouée soit–elle, pour le leurrer ? Comment son LCR peut–il lui envoyer ton empreinte génétique ? J’ai bien compris que, toi, tu n’utilises pas ton LCR pour ne pas te faire repérer. Mais elle ! Comment fait–elle ? Comment peut–elle se faire passer pour toi sans utiliser son LCR ? Tous les directeurs de tes succursales doivent être habitués à recevoir tes consignes. Certains d’entre eux doivent t’appeler. Disons plutôt appeler l’autre Sandrila Robatiny, celle qui se fait passer pour toi. Si ça n’est pas le cas, il doit y avoir un remue–ménage géant chez Génética Sapiens ! Un géantissime remue–ménage difficile à dissimuler ! Quelque chose ne va pas dans ton explication. Tu m’as fait une fausse confidence, grande géanture !
Elle devint nerveuse et inquiète. Elle se sentait incapable de dévoiler ce secret–là. Jamais ! Jamais celui–ci !
— Quelle est donc la vérité selon toi ? Voyons si tu es si malin !
— Je ne vois qu’une seule explication.
— Hum ?
— La personne qui te remplace possède le même code génétique que le tien.
L’œuf tueur se fit plus lourd dans la poche de Sandrila Robatiny, mais elle chassa rageusement cette pensée. Une violente tornade de confusion souffla dans son esprit et dans son cœur. Nous n’avons même pas fait l’amour ensemble, constata–t–elle, nous ne nous sommes même pas touchés une seule fois. Était–il possible, en dépit de son expérience de se laisser ainsi surprendre ? Était–il possible, en ayant déjà vécu si longtemps, de tomber si sottement amoureuse, en si peu de temps ? Était–il possible d’atteindre un tel âge et de rencontrer encore des moments aussi inattendus ? Était–il possible d’avoir 220 ans et de se connaître encore si mal ? Tout cela était–il vraiment possible ? Ou était–elle malade ? Ne s’agissait–il pas d’une sorte de… sénilité inconnue survenant aux alentours de deux siècles ? Une dégénérescence sournoise qui guette les Éternels au bout d’un certain temps. Une décadence inévitable. Un dénouement macabre punissant les humains trop orgueilleux pour accepter la mort. Comment savoir ? Les Éternels de son âge étaient si peu nombreux et elle n’avait jamais parlé de ses craintes avec eux. Quand ces types d’interrogations survenaient, elle était généralement seule, ou parmi des personnes non concernées.
— Hé ! Ça va ?
Elle fut brutalement expulsée de son introspection.
— Oui, répondit–elle. Ça va. Tu disais ?
— Je disais que la personne qui te remplace a le même…
Il hésita. Le ravissant visage affichait une expression étrange. Il eut l’impression qu’elle fixait à travers lui un point situé à l’infini.
D’un brutal revers de pensée, elle renversa l’édifice de ses sordides suppositions. Après tout, Cupidon n’a rien d’une dégénérescence sournoise ! s’exclama–t–elle intérieurement. Je suis Sandrila Robatiny, plus en forme que jamais. L’amour n’est pas incompatible avec le pouvoir. Tous deux sont là ! Devant moi ! Pour moi ! J’aurai les deux. Les trois ! L’amour, le pouvoir, et l’envie des autres. L’envie des autres décuplera la saveur du bonheur apporté par les deux premiers ! L’envie des autres décuple toujours la saveur de ce que l’on possède.
Elle parla avec la force et l’assurance qui la caractérisaient, magnifique et glorieuse.
— Oui ! tout va bien. Tu me disais que la personne qui me remplace ne peut qu’avoir le même code génétique que le mien. Tu as raison.
— Tu veux dire que…
— Que ?
— Que tu as une sœur jumelle ou un clone de toi ?
Elle eut un rire bon enfant semblant signifier qu’il avait beaucoup d’imagination.
— Un clone de moi ou une sœur jumelle, c’est une explication qui se tient, mais ce n’est pas la bonne. N’oublie pas que je suis à la tête de la plus grande entreprise de génétique. Je maîtrise suffisamment cette technologie pour tromper celle de So Zolss. Par un tour de force que je ne puis t’expliquer, la céph de mon amie se croit implantée dans mon cerveau. Son analyse du code génétique ne se fait que sur un point bien précis du cortex que nous avons localisé. À cet endroit exactement, la fausse Sandrila Robatiny a quelques cellules cérébrales de la vraie. Je ne peux donc, effectivement utiliser mon LCR, car So Zolss trouverait insolite que la même personne utilise une double connexion Réseau en deux endroits différents. Bien que nous eussions pu nous mettre d’accord pour utiliser des horaires chacune à notre tour, c’eût été malgré tout prendre un risque ; So Zolss se serait alors posé des questions au sujet de mes va–et–vient apparents.
Voilà ! pensa–t–il, en espérant l’éblouir par ma perspicacité, je viens de me faire moucher comme un gamin. Ce qui était bien prévisible au demeurant, car j’en suis réellement un pour elle, un tout–petit.
Un tintement excita les nerfs auditifs de l’Éternelle. Ses yeux cherchèrent une confirmation sur la montre virtuelle.
— Si tu le permets, je voudrais encore voir les infos. Ensuite, même si vous n’avez pas de système hiérarchique, il faudra bien d’une manière ou d’une autre que tu me mettes en contact avec l’Organisation.
— Bien sûr, je te ferai connaître l’Organisation… rassure–toi.
— Oui, dit–elle en se levant pour se diriger vers la vidéo–plaque. Il faudra m’expliquer aussi comment tu fais pour faire cuire les gardiens en zark sans craindre de représailles, alors que tu viens juste de t’identifier.
Elle est terriblement sexy, songea–t–il, en la regardant évoluer. Comme aucune technologie n’apportait de l’aide dans ce domaine, tenant plus lieu d’une forme d’art que d’un art des formes, il devait admettre qu’il n’y avait là rien d’artificiel.
— > Vidéo, Info 1, demanda–t–elle.
— :: … car, bien entendu, le génie de So Zolss n’est plus à démontrer. Je laisse à présent la parole au porte–parole de Méga–Standard qui va nous expliquer en quoi la nouvelle invention de Monsieur So Zolss va améliorer nos vies.
— :: Merci… Je voudrais en tout premier lieu le féliciter officiellement devant vous tous pour son esprit visionnaire qui a toujours…
— > Vidéo, Info 2.
— :: … Prendra bientôt fin. À présent une bonne nouvelle. Notre bienfaiteur So Zolss a décidé d’offrir l’instruction aux plus démunis. L’encyclopédie universelle Méga–Standard sera dorénavant consultable gratuitement à partir des vidéo–plaques économiques. Faisant preuve de son habituelle modest…
— > Vidéo, Info 3.
— :: … il va sans dire que cet équipement est agréé par Méga–Standard. Des nouvelles du fabuleux mondagine Mondamousse qui ne cesse de se développer…
— > Vidéo, Info 4.
— :: … grâce à Méga–Standard. Fin des publicités. Notre programme d’informations reprend avec Sandrila Robatiny comme premier sujet. Nous l’avons suivie au moment de sa visite chez Génasemence, la filiale de Génética Sapiens qui s’occupe particulièrement de génétique végétale.
— Ah ! mes employeurs, s’écria Bartol.
D’un geste de la main l’Éternelle lui demanda le silence en souriant. Plusieurs vues différentes montrèrent des cultures et des laboratoires. L’image s’arrêta sur Sandrila Robatiny C, tenant des graines dans la main droite.
— :: Mademoiselle Sandrila Robatiny, que tenez–vous dans votre main. ?
— :: Ces graines vont donner naissance à des plantes adaptées aux conditions de Mars. Elles contribueront à la terraformation de la planète en produisant de l’oxygène. Elles fourniront en outre de la nourriture aux angémos martiens, également conçus par Génética Sapiens mais dans d’autres laboratoires, qui à leur tour contribueront à développer la biomasse.
— > Vidéo, son niveau zéro.
La vidéo–plaque devint silencieuse.
— Puis–je passer une annonce ?
— Tu peux bien sûr. Mais seulement si tu ne mentionnes pas l’Organisation.
— Ne t’inquiète pas, le rassura–t–elle.
— > Vidéo, son niveau cinq. Vidéo, passer une annonce.
— ::< Méga–Standard service des annonces. Indiquez le sujet de votre annonce, s’il vous plaît.
— ::> Vidéo, sujet : Recherche personne. Fin du sujet.
— ::< Indiquez le contenu de l’annonce s’il vous plaît.
— ::> Vidéo, contenu : Recherche jeune femme exobiologiste rencontrée au zoo de l’Arbre Ville devant un ptérodactyle. Fin du contenu.
— ::< Indiquez les mots pertinents s’il vous plaît.
— ::> Vidéo, mots pertinents : Exobiologiste. Ptérodactyle. Zoo. Arbre Ville. Fin mots pertinents.
L’annonce apparaissait entièrement composée sur l’écran. Elle lui accorda un dernier regard avant de la confirmer.
— ::> Vidéo, annonce terminée. Prévenir dès qu’il y a réponse.
— ::< Méga–Standard service des annonces. L’annonce est envoyée. Alerte en cas de réponse, enregistrée.
L’Éternelle se retourna.
— Merci, dit–elle. Dans une demi–heure environ, je partirai. Je vais être obligée de te quitter un moment. Ne me demande pas pourquoi. Attends–moi chez toi. Je ne serai pas longue.
— Tu as établi un code, avec elle, n’est–ce pas ? C’est pour ça que tu la regardes aux infos, et que tu passes une annonce.
— Oui, nous avons convenu de certains mots qu’elle place dans sa conversation et que je glisse dans mes annonces. Ils ont une signification spéciale pour nous.
— Géant ! Pourras–tu m’expliquer ?