La déesse de l'or

Un cyclone de sons purs emportait C dans un monde de purs sons. Seule dans les appartements réservés de la patronne, au sommet pyramidal de la structure de vente Amis Angémos de Marsa, elle dansait dans la lumière, avec pour toute vêture un des derniers biogrimages d’Alga Sorem. Cette œuvre, baptisée « Peau d’or » par sa créatrice, n’utilisait pas les techniques dites caméléons mais une pigmentation d’un indice de réflexion éblouissant. Des pieds à la tête, la jeune femme donnait en effet la plus parfaite impression d’être entièrement faite d’or. Même ses longs cheveux, qui au rythme de ses mouvements violents et saccadés volaient en tous sens et lui fouettaient les flancs, eussent pu être confondus avec des fils d’or, tant ils lançaient d’extraordinaires chatoiements. Le soleil, cordialement accueilli par les quatre baies triangulaires, prenait visiblement grand plaisir à jouer sur cette vivante statue de métal précieux.

La céph de C diffusait directement dans ses cellules nerveuses une musique que des tympans n’eussent pu entendre qu’en partie seulement. L’élimination totale de la partie matérielle des capteurs sonores humains, c’est–à–dire tout ce qui constitue l’oreille, permet effectivement d’augmenter considérablement la plage des fréquences des sons utilisables et garantit de surcroît l’élimination de toutes les déformations, défauts inhérents à tout système mécanique. Certains puristes dénonçaient la céph–musique, arguant que les véritables sons passent par les tympans, sinon ce n’est pas de la musique, qu’il lui manque quelque chose… Quelque chose de difficile à expliquer. Quelque chose au niveau du ressenti, que seul un artiste peut discerner. La céph–musique est froide, sans âme… etc. D’autres, pas plus musiciens que mélomanes, mais soucieux de respecter le créateur, donnaient l’alarme en expliquant que si Dieu avait donné des oreilles aux hommes, c’est parce qu’il désirait qu’ils s’en servissent. Mais la majorité des jeunes, comme ils l’ont toujours fait depuis le commencement des temps, ne tenait compte d’aucune de ces remarques. Encore libres de tous préjugés, ils se passionnaient pour tous les arts céphaliques.

Dans la masse cérébrale de C, était le son pur. Le son pur qui excitait ses neurones. Qui excitait ses neurones loin au–delà des limites de l’audible. Dans ces registres de vibrations qui, pour l’oreille, sont soit des infrasons soit des ultrasons. Surgissent alors, au cœur de ces territoires acoustiques inexplorés, des sensations auditives nouvelles, surprenantes et inattendues. Sandrila Robatiny C dansait comme la déesse de l’or, comme la maîtresse du Soleil. Dans son esprit envoûté étaient des tonalités hors de portée de l’imagination de ceux qui n’ont jamais entendu de céph–musique. Son corps d’or, éclatant de brillance, ondulait, rutilant et se tordait, chatoyant. Il y avait cette sorte de houle sonore de très basse fréquence donnant une impression de grandeur démesurée et de puissance enivrante. Sur ces longues vagues était une tempête. Des médiums jusqu’aux suraigus, son cerveau, à la limite d’entrer en transe, s’emplissait de gerbes, de vrilles, de volutes, de spasmes, de plaintes, de déchirements, de hurlements, de murmures… Sandrila Robatiny C était une magnifique sculpture taillée dans un morceau de soleil, une œuvre parfaite du dieu Hélios dansant les yeux fermés dans une vive lumière qui caressait ses formes et jouait avec ses contours. Cette silhouette éclatante donnait en plus la surprenante impression d’être en lévitation car le sol sous elle était d’une transparence parfaite, totalement exempt de la plus minime souillure et du plus léger reflet. Seule, une petite déformation, au bout d’une pointe de pied, révélait furtivement de temps à autre que ce spectacle avait un support. Ses mouvements exprimaient ce que le son pur faisait naître au fond d’elle. Ils se calmèrent lentement, se firent plus amples, plus souples, plus onctueux. Après la terrible tempête, C coulait à présent dans un profond flot de céph–musique nostalgique. Ses doigts ondulèrent en remontant devant son visage, comme pour mimer quelque fluide émotif. Apaisement…

Soudain, l’onde calme de cette céph–musique sereine reflua. Une voix mielleuse, qu’elle connaissait bien, s’insinua dans ses cellules nerveuses auditives. Répugnance !

— :: Excusez–moi de vous déranger, Mademoiselle, mais vous m’aviez recommandé de vous prévenir dès que madame Aïcham N’go serait là. Elle vient d’arriver. Elle se dirige seule vers vous. Elle… … … …

— :: Elle quoi, Polikant ? lâcha–t–elle, essoufflée et frustrée.

L’interruption était d’autant plus malvenue que dire qu’elle n’appréciait pas cet homme était un bel euphémisme. Au fil des jours, il lui inspirait une répulsion de plus en plus grande. Elle nota qu’il parlait sur un ton altéré par l’émotion et s’interrogea sur la source de son émoi.

— :: Je vous écoute Polikant.

— :: Elle a préféré que je ne l’accompagne pas. Elle a pris un tube public au lieu du transporteur privé en ma compagnie. Je peux pourtant vous assurer que je lui ai répété plusieurs fois que vous m’aviez demandé de l’accompagner. Plusieurs fois… Mais… Elle a tout de même préféré se passer de ma compagnie.

Comment ne pas la comprendre, sourit intérieurement la jeune Sandrila Robatiny. Elle baissa la tête pour regarder entre ses pieds à travers la plaque transparente ; ses longs cheveux coulèrent autour d’elle, comme une cascade d’or qui toucha ce sol invisible. Ses iris dorés zoomèrent pour regarder tout en bas, plus par habitude que dans l’espoir de voir quelqu’un. Dans cette foule, même équipée du logiciel de reconnaissance de forme de sa céph, dix minutes eussent été nécessaires pour localiser une personne. Peut–être davantage même.

— :: Lequel ?

— :: Quel quoi, Mademoiselle ?

— :: Quel tube Polikant enfin ! Quel tube ? Faites donc quelque chose pour réveiller la matière grise qui hiberne dans votre crâne !

Elle secoua la tête pour exprimer son agacement ; la cascade d’or ondula.

— :: Le numéro vingt et un, Mademoiselle.

— :: Depuis combien de temps ?

— :: Depuis environ deux minutes, Mademoiselle.

— :: Je vais à sa rencontre, conclut–elle, afin de jouer le jeu convenu avec l’Éternelle.

Madame N’go n’était pas censée pouvoir ouvrir toutes les portes qu’il fallait franchir pour arriver céans. Il fallait être au moins le directeur du magasin pour se faire obéir de la plupart d’entre elles, certaines ne s’ouvrant même que devant Sandrila Robatiny. Celles des appartements privés ne s’effaçaient bien sûr qu’à la lecture du code génétique de cette dernière. Ou de Sandrila Robatiny C évidemment… Mais ça, personne encore ne le savait… … Théoriquement du moins…

En une fraction de seconde, deux commandes mentales se suivirent. Elles firent naître dans la masse cérébrale du clone des configurations électriques interprétables par le logiciel de sa céph. La première coupa la communication sans autre forme de politesse. La seconde interrompit également la réception céph–musicale (en provenance de Méga–Standard musique, canal 2647) avant que le volume ne remonte automatiquement. La jeune Sandrila Robatiny maîtrisait déjà une vingtaine de commandes mentales. C’était d’un grand confort et d’une inégalable rapidité pour exécuter les manœuvres les plus courantes : accepter, refuser une communication et raccrocher. Se connecter aux adresses principales d’informations, de reportages, artistiques, cartes des mondes… Régler le volume sonore. Changer la focale, et la longueur d’onde de sa vision… Ses performances céphaliques étaient le produit d’un énorme travail accompli avec une obstination Sandrila Robatinyque. Elles étaient, à juste titre, une source de fierté. Les commandes mentales étaient appelées à devenir de plus en plus faciles à utiliser grâce à l’évolution du logiciel système des céphs, mais, pour l’heure, peu savaient encore les utiliser avec dextérité.

C entra dans le transporteur stationné contre l’une des quatre baies vitrées et toucha la plaque d’identification pour ordonner :

— > En haut du tube vingt et un.

Le véhicule démarra en répétant :

— < En haut du tube vingt et un.