Je me souviens :Ça nous enchante l'âme et ça bouffe pas un rank !

J’étais très loin de me douter que cet appartement était le carrefour le plus important de mon existence. Drill non plus ne pouvait pas présager qu’un autre lui–même naîtrait de sa rencontre avec Quader. Nous ne savions ni l’un ni l’autre, qui était ce monsieur Abbasmaha. Pour nous, ce n’était qu’un Dehors. Son langage nous paraissait bien insolite, mais… Que pouvions–nous en penser ? N’était–ce pas là celui de tous les Dehors ?

Drill et moi, nous étions toujours sous le coup de la griserie de notre aventure…

Je me souviens :

    ***

— Il ne nous reste plus qu’à confirmer, explique le Dehors, en touchant « Oui ». En attendant que votre repas soit prêt, je souhaiterais vous demander… J’ai évoqué une requête tout à l’heure : pourrais–je manger moi aussi, avec vous ?

Ce mecdule est trop gentil, il faut dire. Drill me regarde, moi je le regarde, on s’est compris. Je le laisse lui répondre.

— Bien sûr, vous pouvez manger avec nous. C’est votre baraque mec ! Faites comme tu veux. Vous êtes plus prisonnier, on t’a dit. C’est quoi votre nom, au fait, mon gars ?

— Abbasmaha, Quader Abbasmaha.

— Bien ! oquédacor ! Monsieur Quader, on mange ensemble, oquédacor, brillant !

Monsieur Quader est très content, ça se voit sur sa figure. Il touche la vidéo–plaque pour choisir son repas. Une petite sonnette sonne. Genre : « ding ! »

— C’est votre repas qui est prêt, il dit.

Il ouvre une porte sur la machine et sort deux plateaux avec la bouffe que Drill et moi on a choisie et nous les donne.

— Attendez–moi dans l’autre pièce, conseille monsieur Abbasmaha. Il y a une table. J’arrive dans deux minutes.

On se barre avec nos plateaux et on les pose sur la table. Une super belle table, en bois, qui brille. Drill me parle dans l’oreille :

— Il est trop gentil, ce fécal de Dehors. Il m’énerve. Si ça continue je vais avoir honte de l’avoir parlé mal tout à l’heure. Il va me pourrir l’appétit de honte si ça continue, cette tête de fécal.

Moi, je connais bien Drill. Je sais qu’il a déjà de la honte qui lui galope dedans ! Je le comprends. Moi aussi, j’ai déjà honte. Je lui réponds qu’on n’a qu’à être gentil nous aussi avec lui. Il me fait oui avec la tête et on se pose le cul sur une des chaises. Des super belles chaises, en bois d’arbre, qui brillent, comme la table.

Monsieur Abbasmaha arrive avec son plateau. On fait semblant de rien pour ce qui est de ce qu’on vient de dire.

— Hé ! Monsieur Quader, lui exclame Drill, si vous avez encore des raquettes, y’a pas de problème. C’est oquédacor ! hein ! vous faites comme tu veux. Faut plus nous demander. C’est votre baraque ici ! Oquédacor ?

— Des raquettes ? s’étonne monsieur Abbasmaha.

— Des requêtes, Drill veut dire des requêtes. Vous avez « voqué » une requête tout à l’heure pour manger avec nous.

Il vient de comprendre car il sourit, d’un air gentil. Je suis sûr qu’il est content qu’on lui parle sa langue.

— Merci ! Merci ! je comprends. Vous êtes aimables. Oquédacor ! Oquédacor ! Merci, s’exclame monsieur Abbasmaha.

Drill sourit à mort. Sa bouche s’étire tant qu’on dirait qu’il va s’ouvrir en deux au–dessus du menton.

— C’est ça, Monsieur Quader, c’est ça ! Ols a raison. Je voulais dire c’est plus la peine de « voquer » des requêtes.

Nous sommes tous super contents. On se sourit comme des bestiaces brillantes et ça nous sucre le cœur. Drill file une grande tape de copain dans le dos de monsieur Quader. Mais il est tout de suite maxi gêné d’avoir fait ça. Je crois même qu’il rougit le fécal !

— Oh ! Pardon ! Monsieur Quader, qu’il dit. Ça m’est venu tout seul, visquerie ! Pardon ! Excuses, hein !

— Ce n’est rien, répond monsieur Abbasmaha. Ce n’est rien. Bien au contraire, je suis content que vous m’ayez gratifié de ce chaleureux geste amical. C’était vraiment très aimable de votre part. Je vous concède même que cela me va droit au cœur.

Il nous regarde comme s’il était intimidé et rajoute :

— Visquerie !

On se sourit tous encore et monsieur Quader nous regarde chacun avec un très gentil sourire et il dit :

— C’est oquédacor ! Visquerie !

On commence à manger. C’est durficile de se retenir, car on a un furieux gouffre dans le ventre. C’est très bon ! Jamais mangé de si bons trucs. Pendant qu’on mange, monsieur Quader nous pose des questions. Il veut savoir comment c’est dans le ghetto. C’est drôle car des fois il commence à parler normalement et on le comprend bien. Drill et moi, on lui dit des trucs de notre vie là bas. On lui explique comment on échappe aux zarks. Je lui montre mon sac et je lui dis que tout à l’heure j’ai failli mourir de chaud dedans. Mais on lui dit rien pour la peur. Cette puterie de peur qui par des fois nous fait battre le cœur comme si il allait péter en mille morceaux et que d’autres des fois on croit qu’il s’est arrêté complètement. Non, la peur, c’est entre nous, Drill et moi. Ça regarde personne d’autre. On lui raconte des bons coups qu’on a fait pour voler de la bouffe ou des habits. Mais, à un moment, on a de l’étonnement qui nous galope dedans et on est intimidé d’embêtage parce que monsieur Quader a les yeux tout mouillés, on dirait qu’il va pleurer. Il est un peu bizarre, mais il est très gentil. Je l’aime bien, moi. Drill aussi l’aime bien, je le vois. Par des fois, il y a une petite machine qui glisse par terre. Elle est bleue, et ronde. Elle est grosse comme une moitié de melon et elle a la même forme, avec le plat dessous et le bombé dessus. Elle fait un tout petit bruit, un genre de : « zeeee ». Elle se balade partout sur le sol de la baraque. Je demande à monsieur Quader :

— C’est quoi cette machine ?

— C’est un laveur, fécaleries, aspirateur, répond monsieur Abbasmaha.

Drôle de gars ce monsieur Quader, il commence à parler normalement, mais pas tout à fait encore. Il dit des fécaleries et des saleries un peu des fois dans son parlage mais pas aux bons endroits. Entre n’importe quels mots.

    ***

On est resté très longtemps à table. On a parlé de beaucoup de choses. Après, on s’est assis sur le beau fauteuil en face de la grande vidéo–plaque, et on a encore beaucoup parlé.

— Il est 4 h, réalise soudain monsieur Abbasmaha, n’avez–vous point sommeil ? S’il vous prenait l’envie bien justifiée de prendre un peu de repos, n’hésitez pas à me le faire savoir… Fécaleries.

— Pas de problème ! Monsieur Quader, l’exclame Drill, on voquera une requête. Pour le moment, j’ai pas envie de prendre de repos. Mais… N’avez–vous point ! J’aimerais voir votre vidéo–plaque.

Je suis assis entre eux deux. Drill est juste à côté de moi, à gauche, un verre de zlag à la main. Il se tourne vers moi et me fait un coup d’œil de copain en souriant tellement que la bouche lui fait trois fois le tour de la tête. Je sais que c’est parce qu’il est content à mort d’avoir réussi à sortir son : « N’avez–vous point ». Il a cinquante tonnes de fierté qui lui galope dedans ! Ça lui enchante l’âme. Je lui souris aussi pour montrer que je l’admire et je lui montre que je cerveaute tout aussi vite que lui :

— Oui, Monsieur Quader, je prends l’envie bien justifiée de regarder la vidéo–plaque moi aussi. Je voque la requête au maxi même, j’rajoute, pour faire vraiment bien. Monsieur Abbasmaha fait l’effort de parler notre langue, c’est normal que nous aussi on essaye de parler dans son parlage.

— Oquédacor, oquédacor ! Pas de problème messieurs. Y a–t–il quelque chose qui suscite particulièrement votre intérêt, dans cet océan d’informations que nous offre le Réseau ?

Monsieur Quader tourne la tête pour nous regarder. Il voit, à la tronche qu’on fait, qu’on a encore rien cerveauté à ce qu’il a dit. Ça se voit trop !

— Avez–vous le désir de regarder quelque chose en particulier… Fécaleries de fécaleries ! reformule monsieur Abbasmaha.

— Les planètes, dit Drill. Je veux voir les planètes ! Ça me plaît, moi, les planètes.

— Les planètes ! approuve monsieur Abbasmaha, voilà un sujet fort captivant. Ainsi vous vous intéressez aux corps célestes. Cela nous donnera un passionnant sujet de discussion, car voyez–vous, j’accorde moi–même beaucoup de mon temps à l’étude de l’astronomie.

Drill me sourit d’un air genre : « T’as vu. Il aime les planètes lui aussi. Je crois que je l’ai impressionné sur ce coup ». Il se retourne vers monsieur Quader et prend un air sérieux en croisant les jambes pour dire :

— Moi aussi, j’accorde moi–même plein de mon temps à l’étude de l’astronomie. Voilà un sujet fort géant ! Visquerie !

Monsieur Quader sort de sa poche un petit truc noir. Comme un tube, mais pas creux, gros comme un petit doigt, avec un bouton sur un bout. Il appuie sur le bouton et parle à la vidéo–plaque :

— > Système solaire.

— < Huit cent cinquante–deux mille sept cent trente–deux sources traitent de ce sujet, répond la vidéo–plaque. Lors de votre dernière consultation vous aviez choisi : « Les Planètes Solaires ». Voulez–vous encore sélectionner cette source ou souhaitez–vous en choisir d’autres ?

— < Je sélectionne : « Les Planètes Solaires », confirme monsieur Quader en enfonçant à nouveau le bouton.

Drill nous exclame de joie à bout portant en voyant les planètes sur la grande vidéo–plaque. Il en montre une grosse et crie :

— Là ! visquerie de visquerie ! Jupiter, c’est Jupiter, bordellerie ! Je connais, c’est Jupiter.

Il superlative encore un max, il est comme ça. Il se superdrillise quand il est content !

— Je vois que vous semblez déjà fort instruit sur ce passionnant sujet, apprécie monsieur Quader. Ah ! que de belles discussions en perspective ! je m’en réjouis d’avance ! Je vais demander une visite complète du système solaire, planète par planète, visquerie ! Avec commentaires audio, car je pense que vous aurez des difficultés à lire les textes eu égard à votre mal aux yeux. Visquerie !

On secoue la tête pour montrer qu’on est d’accord. J’entends Drill qui murmure plusieurs fois avec une voix sérieuse au maxi : « Je suis fort instruit sur ce passionnant sujet ».

— > Visite complète, commentaires audio. Commencer par le soleil.

On regarde des images du soleil sur la vidéo–plaque. Une voix explique plein de choses mais je comprends pas tout. Je pense que Drill doit cerveauter que quelques trucs, lui aussi. En tout cas, il s’est arrêté de murmurer et il regarde la vidéo–plaque en ouvrant ses oreilles au maxi. C’est la première fois que je le vois avec cette figure. Il est sérieux à mort et en même temps il a un sourire de ravi. Un ravi sérieux, on dirait ! sacrée fécalerie de Drill, il est trop maxi géant ce mec ! Il a toujours rêvé d’être un homme de l’espace. Dans sa baraque, il y a plein d’images de planètes. Je suis très impressionné par ce que dit la vidéo–plaque sur le soleil. Si je comprenais tout, je serais encore plus impressionné. Oui, géant de la folie ! Ça me choque l’esprit !

— < Notre étoile, le soleil, mesure 1 400 000 kilomètres de diamètre. Sa masse est 750 fois plus grande que l’ensemble des masses des autres corps du système solaire. Il ne pourrait pas passer entre la Terre et la Lune, car la distance Terre lune n’est que de 400 000 kilomètres. La Terre, qui n’a que 12 000 kilomètres de diamètre, orbite à 150 millions de kilomètres de lui. Le Soleil tourne sur son axe en vingt cinq jours environ.

Visquerie ! Ça, c’est trop géant ! Il ne pourrait pas passer entre la Terre et la Lune ! C’est vraiment le choquage d’esprit ça ! Je suis tellement étonné que je reste bloqué sur mon imagination. La vidéo–plaque continue à parler, mais je n’entends plus rien. Moi, dans ma tête, je vois une énorme boule énorme, énorme, énorme. Si énorme, qu’elle ne peut pas passer entre la Terre et la Lune. Je me fais tourner la tête tout seul. Je ferme les yeux pour mieux voir le soleil dans moi. Je reste bloqué sur cette image.

Une super envie de boire m’arrache de mon choquage délirant. La vidéo–plaque parle encore, mais j’ai pas la force de me concentrer pour savoir ce qu’elle dit.

— J’ai soif, je gueule.

— Salerie ! moi aussi, dit Drill.

Monsieur Abbasmaha arrête la vidéo–plaque. Il se met debout et dit :

— Venez avec moi jusqu’au cuisinier, pour choisir une boisson.

Drill et moi, nous nous levons pour le suivre. C’est alors que la panique nous tombe dessus.

— Un zark ! Un zark ! hurle monsieur Quader en se jetant à plat ventre sous la table.

J’ai de l’affolage qui me galope dedans. Mes jambes se mélangent. Je ne sais plus où aller. Drill ? Où est Drill ? Je le vois ramper sous une chaise. Il est dans un sac de camouflage. Monsieur Quader aussi. Ils sont tous les deux dans des sacs qui ressemblent à ceux de Drill et moi, sauf que ceux–là sont tout neufs. Tout neufs et très beaux, avec une partie transparente qui laisse voir leur visage. Ils ont aussi une antenne sur la tête et plein de boutons et de petites lumières qui clignotent sur la poitrine.

— Je voque une requête pour que tu te caches dans un sac, me crie Drill.

— Oui, p’tit fécal ! Cachez–vous dans un sac, dit monsieur Quader.

Je cerveaute plus rien à ce qui se passe. J’essaie de les rejoindre, mais c’est impossible. J’ai l’impression d’avoir les orteils qui courent tous dans une direction différente. Soudain, c’est la fin. Je suis foutu. Un zark s’arrête devant mes pieds. Un fliqueur en descend en me regardant droit dans les yeux. Je suis terrorisé. Sous la table et sous la chaise, Drill et monsieur Quader me font « Chut ! » avec un doigt sur la bouche. Le fliqueur me dit que ma tête est trop grosse, qu’elle ne peut pas passer entre la Terre et la Lune et que c’est ça qui pose un gros problème. Il brandit un énorme couteau et m’exclame qu’il va m’amputer de la tête. Je hurle. Je hurle à vomir mes poumons et…

Je me réveille en bondissant sur mes pieds. Affolé, Drill se met à courir jusqu’au centre de la pièce. Je le rassure en me frottant les yeux :

— Fausse alerte, je me suis endormi.

Monsieur Quader nous regarde, avec de l’étonnement qui lui galope dedans. Je vois que Drill et moi, on a pourri le beau fauteuil avec nos habits sales et mouillés. J’ai un peu honte. Du coup j’ose plus m’asseoir. En plus je remarque que le laveur machin chose passe sur nos traces de pas, pour les nettoyer. Sans faire gaffe, Drill a balancé un colossal coup de pied dans le petit robot laveur, avec ses grosses chaussures pleines de boue. Il y a plein de morceaux de terre qui sont tombés sur le sol. C’est un très beau sol comme tout ce qui est chez monsieur Quader. On dirait des carrés de pierres très lisses, de la très belle pierre. C’est choquage comme c’est beau chez lui. D’un seul coup ça m’énerve. Salerie de Dehors, je pense. Drill est très gêné d’avoir fait cette fécalerie.

— Ho, visquerie fécale ! qu’il dit. Pas trop géant ça. J’ai pas fait exprès, Monsieur Quader ! excuses !

Il se baisse pour ramasser les morceaux de boue, mais monsieur Quader le prend par le bras et lui dit :

— Cela n’a aucune importance, Monsieur Drill. Je vous en prie, oubliez cet incident. Le laveur n’a aucun dommage. Rassurez–vous. Il va sans tarder faire le ménage. Laissez–le s’acquitter de cette tâche qui lui revient de plein droit. Visquerie de salerie.

Je vois que Drill est encore sous le choc. Un gentil choc ! Un choc qui lui fait du bien tout au fond de son intérieur : c’est la première fois que quelqu’un l’appelle « Monsieur ». On se regarde tous les trois et on rit beaucoup. Monsieur Quader nous donne à chacun un grand coup d’amitié dans le dos avec sa main. Je vois qu’il est maxi–timide d’avoir fait ça. Alors Drill et moi, on lui fait pareil dans son dos. Ça nous enchante l’âme et ça bouffe pas un rank ! Alors ! Monsieur Quader est vraiment gentil. Je regrette déjà d’avoir été en colère contre lui. Le laveur revient et nettoie tout très vite. Dix secondes plus tard, y’a plus de boue par terre.

— On vous a moisi le fauteuil, dit Drill.

— Aucune importance, Monsieur Drill. Aucune importance. J’aimerais beaucoup vous mettre à l’aise tous les deux. Je souhaiterais vous proposer quelque chose mais, voyez–vous, je n’ose pas.

Il veut proposer un truc mais il ose pas. Nous, on l’encourage :

— Allez–y Monsieur Quader, qu’on lui dit.

— Eh bien ! Je voulais vous dire, si vous en ressentez le besoin, n’hésitez pas à utiliser la salle de bains. De plus… j’aurais une petite requête…

— Vas–y Monsieur Quader dis–nous ta raquette, c’est oquédacor, tu sais !

J’essaye de dire à Drill qu’on dit une requête et pas une raquette, mais il me fait signe de me taire.

— Laisse parler monsieur Quader, visquerie de visquerie ! il va dire une raquette.

— Oui, dit monsieur Quader, je serais vraiment très heureux que vous acceptiez un petit cadeau.

Et puis il nous regarde un peu timide et rajoute :

— Bordellerie !

Il veut nous faire un cadeau. Drill et moi, on est encore plus gêné que lui. On l’a insulté un max. On est rentré chez lui de force. On lui a pourri la baraque. Après ça, lui, il veut nous faire un cadeau. Vu qu’on répond pas monsieur Quader nous demande de le suivre.

— Venez, je vous montre la salle de bains.

Il nous montre une autre pièce, toute blanche de partout.