Arsenal inadapté
L’interface encéphalique équipée d’un logiciel de connexion au Réseau (LCR) était le moyen le plus coûteux, mais le plus confortable pour accéder au Réseau. L’implantation de cet appareil dans le cerveau ne nécessitait aucune intervention chirurgicale. En fait, ce n’est pas directement la céph avec ses racines qui était placée dans le cerveau. Ce travail eût été impossible à réaliser. Comment placer les centaines de millions de minuscules fibrilles dans la masse cérébrale et spinale ! On inoculait seulement en divers endroits quelques millions de nanomachines, appelées nanocépheurs, qui bâtissaient, ou plutôt qui assemblaient pour employer le terme exact, la céph dans le névraxe ; ces robots du nanomonde étaient souvent acheminés sur leur lieu de travail par des protozoaires génétiquement programmés pour accomplir ce travail de transporteurs.
Presque tous les Anciens qui en avaient les moyens financiers utilisaient ce moyen de connexion au réseau. Certes, c’est une toute autre histoire ! mais mentionnons tout de même déjà que les Mondaginaires en avaient tous un. N’était–ce d’ailleurs pas grâce à cet appareil qu’ils pouvaient vivre virtuellement en interconnexion et communiquer avec le monde des Anciens !
Les Anciens, en revanche, étaient loin de tous posséder une céph. Outre le fait qu’il fallait attendre la formation presque totale du système nerveux avant de le confier au travail des nanocépheurs, ce qui excluait les enfants, cette technologie n’était pas à la portée de tous les pouvoirs d’achat. Plus nombreux étaient ceux qui devaient se contenter d’appareils plus rudimentaires qui n’agissaient pas directement dans les cellules du névraxe, mais bien avant, dans les rétines et le nerf auditif. Parfois même, dans les modèles les plus économiques, on implantait encore de simples vibreurs sur les tympans. Le terminal Réseau le moins cher restait bien entendu la vidéo–plaque.
Gardons à l’esprit que la technologie évoluait à grande vitesse, qu’en l’espace d’une seule année, des progrès considérables se réalisaient et qu’il devenait de plus en plus difficile d’imaginer le futur.
Comme tout ce qui fait appel à l’informatique, tous ces dispositifs de connexion au Réseau étaient composés de deux choses bien distinctes. D’une part, la partie matérielle, les implants d’interface encéphalique ou les vidéo–plaques. Leur conception et leur vente assuraient des gains juteux, que différents fabricants se disputaient âprement. D’autre part la partie constituée par le logiciel LCR dont le marché avait engendré une convoitise bien plus grande encore car, s’il était indéniable que la distribution des systèmes de connexion rapportait beaucoup d’argent, un monopole sur le logiciel garantissait, indépendamment d’énormes profits, un pouvoir absolu et sans précédent dans l’histoire humaine. Partant du fait que le logiciel détermine le comportement de tout système informatique, il est facile d’imaginer ce qui suit. Le pouvoir en question permettrait à celui qui le détiendrait de contrôler toutes les communications du système solaire passant par le Réseau. Autrement dit, tout échange d’informations pourrait être espionné. Nulle personne ne serait en mesure de communiquer sans être à l’abri d’une censure, voire d’une sanction, dans le cas où les informations qu’elle échangerait ne correspondraient pas au goût du maître hégémonique.
Gageons que le combat pour conquérir ce pouvoir fut à la hauteur de ce qu’il promettait. Cet affrontement ne pouvait laisser place à des considérations non combatives, de quelque nature qu’elles fussent. Seule l’efficacité des assauts portés contre les autres prétendants importait. Le futur gagnant se devant de n’être qu’un combattant, et pour ce faire, il devait savoir vider de lui–même tout ce qui était autre que son désir de vaincre. Après des années de luttes féroces, seul celui qui était ainsi à chaque seconde de son existence avait emporté la victoire.
So Zolss, largement en tête en occupant à lui seul plus de 99 pour cent du Réseau avec son logiciel « MS–Connexion », se sentait proche de l’Olympe. L’ivresse de ce pouvoir, qu’il n’aimait que pour lui–même, emplissait son âme tout entière, et l’imminence de sa victoire enflammait ses pensées d’une fébrile impatience. Cependant, contre toute attente, un nouvel adversaire venait de surgir de l’ombre. Un foyer de résistance portait à présent ombrage à son rêve de suprématie sur le système solaire. Cet antagoniste était apparu sur l’échiquier dévasté avec une grande discrétion. Il avait au premier abord semblé si insignifiant, que So Zolss n’avait même pas daigné le considérer comme un rival, malgré le rapport d’un de ses lieutenants, indiquant clairement que la menace devait être prise en compte. Pour si peu qu’il lui fût accordé un instant le don d’être humain, il aurait même souri avec condescendance. Le dictateur frustré regrettait amèrement son erreur en constatant que, mois après mois, le petit soldat sortait de son anonymat en infligeant de sévères défaites à son armée toute puissante. La machine de guerre de Méga–Standard était dans l’incapacité de combattre un tel ennemi car son arsenal, bien que redoutable en d’autres circonstances, était inadapté dans son cas. Une toute nouvelle stratégie devait d’urgence être appliquée.
Corruptions, menaces, chantages, meurtres, alliances et trahisons constituaient la majeure partie des armes de l’impétueux postulant au titre de maître absolu. Nul jusqu’à ce jour ne pouvait se targuer de les avoir employées avec autant d’efficacité que lui. Pour preuve, son irrésistible ascension. (Paradoxalement elle suscitait même l’admiration de certains de ses futurs serfs.) Alors qu’il était sur le point de toucher le ciel, ce nouvel ennemi qui le tirait par les pieds l’irritait au plus haut point. Il ne savait pas comment lui rendre ses coups. Ce n’était pas dans ses habitudes de ressentir de la colère, mais il s’agissait d’un cas exceptionnel. Cette organisation, qui l’agressait dans l’ombre, n’était même pas à proprement parler une rivale, car le pouvoir ne l’intéressait pas, son seul but étant de s’opposer au sien. Elle était constituée de gens incompréhensibles, se regroupant sous le simple nom d’Organisation, qui programmaient bénévolement pour fabriquer un logiciel LCR concurrent de MS–Connexion qu’ils nommaient mystérieusement « Blisnud.X ». Comment dès lors pouvait–il les corrompre, les menacer ou les faire chanter ?
Était–ce là, la seule cause de ses violents et inhabituels emportements ? Il était le premier à s’étonner de la perte totale de cet habituel sang froid qui, jusqu’ici, avait toujours été une constante de son caractère.
Toujours est–il que sa déconvenue était d’autant plus grande qu’il ne savait rien faire d’autre. Il était à ce point déstabilisé, par cet assaillant qui refusait de se comporter comme un ennemi habituel, qu’il devenait humain en entrant dans de violentes colères que personne ne lui avait jamais connues. Gravement blessé dans son amour propre et bien décidé à ne plus commettre une nouvelle négligence, il se promettait qu’à l’avenir aucune rumeur n’échapperait à sa vigilance.