Il fit ce qu'il put pour nager vers la rive

— Bonjour, Madame N’go, dit le directeur du magasin Amis Angémos de Marsa. Je vous prie de bien vouloir excuser le gardien. Nous avons tellement de problèmes avec certaines associations anti–angémos. L’une d’entre elles n’hésite pas à envoyer des terroristes armés qui…

— Soyez aussi concis que possible, s’il vous plaît, trancha–t–elle.

Il s’inclina avec une déférence exagérée si bas et si longtemps que Sandrila Robatiny ne put réprimer son impatience et son dégoût.

— Debout, Barlox ! Debout ! Vous êtes un homme, pas un… euh… pas une larve !

Le dernier mot fut éjecté de sa bouche comme un crachat, et l’ensemble de ses paroles lui avait échappé. Elle s’en voulut immédiatement d’avoir un instant oublié son rôle d’Aïcham N’go. Mais elle ne dramatisa pas outre mesure, son erreur n’était pas si grave après tout ; elle avait le logiciel de connexion au Réseau qu’elle était venu chercher à Marsa. Tout allait rentrer dans l’ordre à présent. Dans un instant, elle n’aurait plus besoin de se cacher. Les rênes et le trône de Génética Sapiens l’attendaient. Elle était prête à dépenser une partie de sa fortune pour aider l’Organisation à répandre son LCR. So Zolss avait perdu et son impatience de le lui faire savoir était grande. Tout était clair et simple dans sa tête. Il lui serait facile de profiter de sa position de force pour imposer sa volonté à cet ancien maître des mondes, mais, avant de traiter quelque affaire que ce soit, elle avait l’intention de lui ordonner de libérer Bartol sur–le–champ.

Elle se sentait en pleine forme. Elle se sentait pleine d’énergie. Elle se sentait plus déterminée et plus féroce qu’elle ne l’avait jamais été. Elle se sentait Sandrila Robatiny.

Le gardien, interloqué par l’autorité dont faisait preuve cette inconnue et par la politesse aussi exagérée qu’inhabituelle de son directeur, préféra s’éclipser discrètement. Barlox Polikant se releva mais resta voûté sous le poids de cette servilité qui depuis toujours lui écrasait les épaules. Cette personne qu’il ne connaissait pas, il ne la voyait que pour la deuxième fois, dégageait quelque chose qui le dominait tellement ! Il sentait bien qu’elle était de la même trempe que sa terrible patronne. Elle paraissait provenir de la même forge que celle qui avait donné le jour à Sandrila Robatiny, la forge de vulcain.

— Monsieur Polikant ! reprit–elle, veuillez me regarder dans les yeux et me conduire à elle.

Un conflit épouvantable commença à mordre les viscères du directeur. Terrible mâchoire ! Cet homme fut le siège d’un combat intérieur opposant deux antagonistes de forces égales, deux sous–produits de sa soumission. D’un côté du ring, son extrême obédience hurlait qu’il fallait exécuter cet ordre et par conséquent relever la tête, de l’autre, son incoercible terreur d’affronter le regard d’une personne si autoritaire se pendait de tout son poids à son menton. L’Éternelle parvint à entrapercevoir, très fugitivement, deux yeux ruisselants d’épouvante et de souffrance, à la suite de quoi son employé se plia de nouveau jusqu’au sol et tendit un bras pour l’inviter à marcher.

— Par là, Madame N’go. Voulez–vous que je porte votre sac ?

Elle connaissait le chemin. Excédée, elle le dépassa en lançant par–dessus son épaule :

— Avertissez–la que je l’attends dans la pièce habituelle.

— Mais…

— Quoi d’autre ?

— Elle vous attend dans ses appartements privés. Elle m’a demandé de vous y accompagner.

— Où se trouvent ses appartements ?

En dehors du rôle qu’elle devait jouer, Sandrila Robatiny ignorait leur emplacement tout autant qu’Aïcham N’go. Comment toutes ses résidences de par les mondes eussent–elles pu être connues d’elle ?

— Tout en haut, confia Barlox Polikant, un doigt tendu vers le plafond. Dans la pointe de la pyramide, Madame N’go.

— Bien… Alors je vais commencer à monter. Dites–lui donc que j’arrive seule. Qu’elle vienne à ma rencontre.

Les entrailles du directeur furent livrées en pâture à un nouveau monstre. La patronne lui avait ordonné d’escorter cette femme. Obéir l’aurait tellement rassuré ! tellement apaisé ! Mais, d’un autre côté, comment trouver le courage de tenir tête à cette femme qui dardait ses injonctions avec une aisance si naturelle ? Il faillit enfanter dans la douleur d’une de ces sortes de « Mais… » ou de « Heu… » qui n’ont qu’une fonction phatique destinée à gagner du temps, mais il réalisa qu’elle était déjà partie. Sur le moment, cela le détendit. Mais il fallait à présent prévenir la patronne. Un large fleuve de bile l’emporta dans ses flots ; il fit ce qu’il put pour nager courageusement vers la rive.